Origines sociales de la catégorie de rythme en Chine ancienne – Marcel Granet

Pascal Michon
Article publié le 14 juin 2014
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Origines sociales de la catégorie de rythme en Chine ancienne – Marcel Granet  », Rhuthmos, 14 juin 2014 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article1220

Extrait de P. Michon, Rythmes, pouvoir, mondialisation, Paris, PUF, 2005, p. 66-73.


Selon Granet, cette caractéristique non dualiste de la pensée chinoise, son orientation vers l’immanence et le primat qu’elle donne, du coup, au rythme tiendraient à l’origine sociale, marquée sexuellement de ces catégories : « Tout en procédant à une distribution cohérente des sites, des occasions, des activités, des emplois, des emblèmes, on restaurait un ordre total en pensant célébrer des noces collectives, cependant que le Yin et le Yang s’unissaient eux aussi et communiaient sexuellement. Si donc le Temps, l’Espace, la Société, l’Univers doivent une ordonnance bipartite à la catégorie de sexe, ce n’est nullement par l’effet d’une tendance métaphysique à un dualisme substantialiste. À l’idée de couple demeure associée l’idée de communion, et la notion de totalité commande la règle de bipartition. L’opposition du Yin et du Yang n’est pas conçue en principe (et n’a jamais été conçue) comme une opposition absolue comparable à celles de l’Être et du Non-Être, du Bien et du Mal. C’est une opposition relative et de nature rythmique, entre deux groupements rivaux et solidaires, complémentaires au même titre que deux corporations sexuelles, alternant comme elles à la besogne et passant tour à tour au premier plan » (p. 145). Il est donc possible d’affirmer qu’en Chine, la pensée du Tao, du Yin et du Yang, c’est-à-dire la pensée du rythme, a pris la place occupée en Occident par l’ontologie : « L’ordre ontologique et l’ordre logique se traduisent ensemble en images rythmiques et géométriques » (p. 164). Mais, et c’est là très important, cette pensée n’est pas une ontologie, une doctrine de l’être, elle est une pensée de l’efficace et de ses modulations cosmiques : « La représentation que les Chinois se font de l’Univers n’est ni moniste, ni dualiste, ni même pluraliste. Elle s’inspire de l’idée que le Tout se distribue en groupements hiérarchisés où il se retrouve entièrement. Ces groupements ne se distinguent que par la puissance de l’Efficace qui leur est propre. Liés à des Espaces-Temps hiérarchisés tout autant que singularisés, ils diffèrent, si je puis dire, par leur teneur, et, plus encore, par leur tension : on voit en eux des réalisations plus ou moins complexes, plus ou moins diluées, plus ou moins concentrées de l’Efficace » (p. 336).


Cette conception non métrique du rythme que l’on trouve en Chine ancienne (au sens où elle est différente du métron qui fonde la métrique grecque) proviendrait, selon Granet, d’un fond de pensée immémorial tiré du fonctionnement social des sociétés archaïques elles-mêmes. Je dis : « proviendrait », car nous arrivons ici à l’un des aspects les plus fragiles, mais aussi pas les moins suggestifs, du travail de Granet. Celui-ci fait observer que les catégories principales de la pensée chinoise ancienne – tout particulièrement le Yin et le Yang – nous sont connues essentiellement à travers des recueils poétiques (Che king, recueil compilé au début du Ve siècle), des manuels de divination (Yi king, et son annexe le Hi ts’eu composé probablement au IIIe siècle) et des calendriers (dont on suit l’histoire à partir du IIIe siècle). Or, il lui semble plus que probable que ces premières élaborations savantes que nous ayons conservées aient puisé dans un fond culturel commun et beaucoup plus ancien remontant au deuxième millénaire. Le montre le peu de souci dont témoignent les auteurs qui utilisent ces notions pour définir les termes qu’ils emploient et qui constituent manifestement à leur époque un patrimoine largement partagé. Ce fond, Granet pense l’apercevoir à travers un certain nombre de documents laissés jusque-là de côté par les spécialistes de la vie intellectuelle chinoise : les calendriers les plus anciens, quelques légendes et mythes, et certains rituels antiques décrits dans les sources de l’époque historique. Grâce à ces documents, on atteindrait des catégories culturelles anonymes tellement anciennes qu’il serait possible de les relier aux formes et aux alternances de formes des sociétés archaïques elles-mêmes. On obtiendrait ainsi une vision continue de l’histoire de la pensée chinoise, depuis les très hautes époques du deuxième millénaire jusqu’à son efflorescence des Ve-IIIe siècles. Vu la période de temps concernée (au moins mille peut-être deux mille ans), vu également la rareté à son époque d’observations complémentaires de type archéologique, on se rend compte du caractère extrêmement périlleux de l’entreprise granétienne. Il est bien difficile de savoir, en effet, si les formes sociales qu’il retrouve ont réellement existé ou bien si elles ne constituent qu’un effet du filtrage des données à travers le tamis des conceptions durkheimiennes. Dans l’ensemble ces reconstitutions coïncident tellement bien avec les descriptions durkheimiennes et maussiennes des populations archaïques, qu’on ne peut s’empêcher d’avoir quelques doutes à ce sujet. En même temps, le projet granétien reste fascinant.


Tout d’abord, il n’est pas, comme on le dit souvent, entièrement et mécaniquement inféodé à la pensée durkheimienne. Si les catégories de la pensée chinoise possèdent toutes une origine sociale, une fois cette origine déterminée, seule l’histoire permet, aux yeux de Granet, de rendre compte de leur devenir. La civilisation chinoise se caractériserait par le fait d’avoir porté à un haut niveau d’abstraction les formes de vie les plus archaïques, mais aussi par celui d’avoir par la suite conservé ce fond intellectuel malgré les nombreuses transformations morphologiques qu’elle aurait connues avec la constitution d’un pouvoir royal (à partir de 1500 avant notre ère), sa transformation en pouvoir féodal et sa contestation croissante par ses vassaux (à partir du Xe siècle), la formation de royaumes plus urbanisés administrés par des fonctionnaires (au moins à partir des royaumes combattants entre 403 et 221), puis leur suppression par l’établissement d’un pouvoir impérial (fin du IIIe siècle avant notre ère).


Par ailleurs, ce projet permet à Granet d’émettre tout un ensemble d’hypothèses sur le rapport entre la conception chinoise du rythme et les formes de pouvoirs qui ont existé dans les premières périodes vraiment documentées. Ainsi, toute considération concernant leurs origines archaïques mises à part, la description des relations entre la pensée du rythme et les formes du pouvoir reste l’un des points les plus intéressants du travail de Granet.


Le premier jalon de sa reconstitution historique est fourni à Granet par les calendriers. Ces derniers étaient en effet constitués, dans leurs formes les plus archaïques, par des listes de proverbes rustiques concernant des signes naturels comme le vol des oies sauvages vers le Nord ou vers le Midi, ou encore l’entrée ou la sortie d’hibernation de certains animaux. Ces proverbes permettaient de coordonner et de répartir l’activité paysanne ; leur origine populaire et l’ancienneté de la tradition qu’ils consignent font donc peu de doute. Or, ils se conjuguaient déjà par deux « s’accouplant de la même manière que le Yin et le Yang » (p. 131). Par ailleurs, sans suivre encore de strictes conceptions astronomiques, ces formules donnaient de véritables « formules de vie » (p. 131) qui indiquaient des mutations des êtres au cours du temps : « Réglant leur vie sur la marche du soleil, les hirondelles, au dire des savants, marquent exactement, avec leurs arrivées et leurs départs, les deux termes équinoxiaux. Mais les calendriers rustiques nous apprennent que les hirondelles ne font pas que se déplacer. À l’automne, elles se retirent dans des cachettes marines […] Les hirondelles cessent d’être hirondelles, quand il s’agit de passer l’hiver : en pénétrant dans leurs retraites aquatiques, elles deviennent coquillages » (p. 131). Que ce soit en tant que système classificatoire emblématique ou comme matrice de toutes les mutations, le couple du Yin et du Yang plongeait donc ses racines, en deçà de son élaboration savante par les devins et les astronomes, dans une pensée immémoriale et collective.


Cette pensée anonyme était elle-même une traduction spontanée des rythmes de la vie sociale typique de la très haute antiquité. Ces « formules de vie » animales reflétaient en effet, de manière quasi explicite, celles des sociétés archaïques : « Les mutations animales sont les signaux et les emblèmes des transformations de l’activité sociale. Ces dernières comme les mutations elles-mêmes, s’accompagnent de changement d’habitat, de variations morphologiques » (p. 132). Ainsi, lors-que les premiers savants chinois théorisaient ou plutôt employaient explicitement les catégories de Yin et de Yang, ils ne faisaient que perpétuer des formes mentales élaborées à partir des variations morphologiques des anciennes sociétés chinoises : « Dans l’emploi qu’en font les calendriers, le Yin et le Yang apparaissent comme les principes du rythme des saisons. – Si les savants ont pu leur confier ce rôle, c’est que ces emblèmes avaient le pouvoir d’évoquer la formule rythmique du régime de vie anciennement adopté par les Chinois » (p. 29). Les catégories de Yin et de Yang et toute la pensée très savante du rythme que nous voyons apparaître dans les textes à partir du VIe siècle prendraient donc leur source dans une pensée collective en partie mythique, qui, elle-même, aurait son origine dans les variations morphologiques saisonnières des anciennes sociétés chinoises : « Les notions de Yin et de Yang ont pu servir à organiser le Calendrier, parce que, comme les dictons dont est fait celui-ci, ces notions ont pour fondement une ordonnance rythmique de la vie sociale qui est la contrepartie d’une double morphologie. Cette double morphologie s’est traduite, dans le domaine des mythes, par le thème des alternances de forme. Le besoin de signaux naturels conduisait à prêter aux choses une formule de vie où pouvait se retrouver le rythme qui animait la société. Par une voie parallèle, on a déterminé cette formule de vie en attribuant aux réalités choisies pour fournir des signaux des formes alternantes destinées à servir tour à tour d’emblèmes aux aspects contrastants que, dans les occupations comme dans l’habitat, prend successivement la vie sociale » (p. 136). L’ensemble de l’univers semblait ainsi constitué par « une collection de formes antithétiques alternant de façon cyclique. Dès lors, l’ordre du monde a paru résulter de l’interaction de deux lots d’aspects complémentaires. Il a suffi que le Yin et le Yang fussent considérés comme les emblèmes-maîtres de ces deux groupements opposés pour que les savants aient été conduits à leur prêter la valeur de deux entités antagonistes […] L’opposition classique du Yin et du Yang pris pour symboles des énergies latentes ou agissantes, cachées ou manifestes, rappelle exactement la vieille formule de la vie sociale, qui tantôt se dépensait dans les champs ensoleillés et tantôt se restaurait dans l’obscurité des retraites hivernales » (p. 136).


Simultanément aux calendriers, Granet exploite une deuxième source documentaire : la description des rituels qui étaient autrefois exécutés pendant les fêtes paysannes équinoxiales – et que l’on fait remonter aujourd’hui à l’époque des Shang (seconde moitié du IIe millénaire) [1]. Selon Granet, et il faut reconnaître que ses arguments sont ici assez convaincants, ces rituels mettent en évidence un parallélisme assez strict entre l’opposition symbolique du Yin et du Yang, et l’opposition morphologique traditionnelle des groupements par sexe. Comme chez les Eskimo, les Malgaches ou encore chez les Malais, avaient lieu dans les anciennes sociétés chinoises des joutes poétiques dansées. Or, ces joutes opposaient apparemment les deux sexes, ou bien plus probablement les membres regroupés par sexe d’une seule classe d’âge, c’est-à-dire des réalités identifiées comme Yin et Yang : « Les hommes et les femmes commençaient par former deux chœurs antagonistes. De part et d’autre d’un axe rituel, ils se provoquaient en vers, alignés face à face. Si, dans le camp féminin, on s’émouvait alors en reconnaissant au camp adverse un aspect vraiment mâle (yang-yang), c’est apparemment que le Yang (versant ensoleillé) était réservé au groupe voué aux labeurs de plein soleil. Aux hommes appartenait l’adret (yang), et aux femmes l’hubac (yin). Le champ de fête présentait en spectacle, versant d’ombre touchant au versant de lumière, groupements sexuels s’affrontant pour s’unir, le Yin et le Yang tout entiers. “Le Yang appelle, le Yin répond” ; “les garçons appellent, les filles répondent”. Ces formules jumelles signalent la discipline antithétique qui commande les rapports des deux symboles antagonistes, comme elle règle la concurrence des deux corporations rivales » (p. 141). Le montrent les noms qui désignent les deux partis en présence : « Les termes qu’on emploie sont significatifs : ils ne s’expliquent qu’à titre d’allusions aux rites et aux jeux des fêtes sexuelles. On dit du Yang qu’il appelle et commence le chant (tch’ang) : c’est ce que font en réalité les garçons au cours de la fête chantée. On dit du Yin qu’il répond en donnant une réplique harmonieuse (ho) : tel était effectivement le rôle des filles. Filles et garçons préludaient leur union (ho) par une joute (king) : le Yin et le Yang joutent (king) eux aussi avant de s’unir (ho), et ils le font, comme les délégués des deux corporations rivales, chaque printemps et chaque automne. Le mot (ho), qui désigne ces unions symétriques, s’applique encore aux répliques chantées qui marquent l’accord parfait des jouteurs ; il sert de même à exprimer l’harmonie (ho) qui résulte de l’action concertante (tiao ou tiao ho) du Yin et du Yang » (p. 142).


Ainsi, bien avant leur élaboration savante, les catégories de Yin et de Yang semblaient déjà gouverner les rapports rythmiques des groupements par sexe lors des grandes fêtes de réfection sociale qui avait lieu aux deux équinoxes : « La conception comme le nom de ces emblèmes procèdent du spectacle des assemblées, où, alignés face à l’ombre ou face au soleil, deux chœurs chantants se donnaient la réplique. Ils rivalisaient en talent inventif et en savoir proverbial, se livrant à une improvisation traditionnelle. Ainsi furent inventés la plupart des centons poétiques qui formèrent la matière du calendrier ; ces centons évoquent les images qu’offrait, aux changements de saison, le paysage rituel des fêtes : d’où leur valeur d’emblèmes et de signaux. […] La conception du Yin et du Yang s’est ébauchée à l’occasion de spectacles dramatiques où joutaient et communiaient deux corporations solidaires et rivales, deux groupements complémentaires » (p. 142). Plus loin : « L’opposition des sexes apparaissait comme le fondement de l’ordre social et servait de principe à une répartition saisonnière des activités humaines. De même l’opposition du Yin et du Yang apparut comme le fondement de l’ordre universel : on vit en elle le principe d’une distribution rythmique des œuvres naturelles » (p. 144).


La reconstitution des variations morphologiques des sociétés de la haute antiquité chinoise à laquelle parvient ainsi Granet, et sur laquelle il fonde, en dernière analyse, son interprétation des grandes catégories de la pensée chinoise, est probablement trop belle pour être tout à fait vraie. Elle n’est toutefois pas inintéressante, notamment parce que Granet y introduit quelques variations par rapport au schéma que nous avons vu chez Mauss. Comme de nombreuses sociétés archaïques, les sociétés chinoises de la très haute antiquité connaissaient selon lui une double morphologie. Après l’éparpillement lié à la saison agricole, pendant la morte-saison les hommes se rassemblaient dans des hameaux et des villages : « Un rythme simple opposait – comme un temps faible à un temps fort – la période de vie disséminée où ne subsistait qu’une activité sociale latente, à la période de congrégation consacrée tout entière à la réfection des liens sociaux » (p. 109). À l’intérieur de ces cycles classiques venaient toutefois s’insérer les rythmes inversés des femmes : « Laboureurs et tisserandes formaient des groupements que la différence des genres de vie, des intérêts, des richesses, des attraits, rendait rivaux mais aussi solidaires. Ces groupes complémentaires se divisaient le travail, répartissaient entre eux les diverses besognes ainsi que les temps et les lieux où celles-ci devaient se faire. Chacun avait une formule de vie, et la vie sociale résultait de l’interaction de ces deux formules. Les tisserandes n’abandonnaient jamais leur village, employaient l’hiver à préparer pour la saison nouvelle les étoffes de chanvre. L’hiver était pour les hommes une morte-saison. Il prenaient du repos avant d’aller travailler dans les champs » (p. 139-140). Cette importance donnée à la division par sexe était apparemment caractéristique des anciennes sociétés chinoises, et celle-ci dominait en tout cas les fêtes qui avaient lieu aux deux équinoxes et par lesquelles le groupe social satisfaisait à sa « réfection » périodique. Chacune de ces deux fêtes annuelles était l’occasion de mettre alternativement l’un des deux sexes à l’honneur : « Les hommes et les femmes, que leur industrie enrichissait tour à tour, se rencontraient au début et à la fin de l’hivernage. Ces rencontres étaient l’occasion de foires (houei) et de rendez-vous (ki) où chaque corporation, les tisserandes au printemps, les laboureurs à l’automne, passait à tour de rôle au premier plan » (p. 140). Ces rassemblements, selon Granet, avaient l’aspect de véritables potlatchs, de « faits sociaux totaux » au sens de Mauss : « Le groupement social mettait en action toutes les forces dont il pouvait disposer. Il dépensait tout et il se dépensait tout entier : vivants et morts, êtres et choses, biens et produits de toute sorte, les humains comme les dieux, les femmes avec les hommes, les jeunes en face des vieux, tout se mêlait alors en une orgie âpre et vivifiante. Les joutes qui préparaient cette communion totale cherchaient surtout à mettre aux prises, de toutes les façons possibles, les défunts et les vivants, les vieux et les jeunes, tout le passé et tout l’avenir » (p. 110). Pendant ces fêtes s’affrontaient, en particulier, un chœur d’hommes et un chœur de femmes au cours de joutes de danses et de poésies : « Tant que durait le combat de danse et de poésie, les deux partis rivaux devaient faire alterner leurs chants » (p. 143). Et ces fêtes se terminaient évidemment, comme chez les Eskimo, par un rituel hiérogamique : « Ces fêtes avaient lieu dans des vallons où la rivière marquait une sorte de frontière sacrée. C’est en la franchissant que les représentants des deux corporations rivales commençaient à se mêler et préludaient à l’hiérogamie collective qui terminait les réjouissances » (p. 141).


*


En Chine ancienne le rythme a donc été conçu comme une forme de mouvement, ou plus précisément comme la forme générale des processus continus d’individuation et de désindividuation qui constituent l’univers, et qu’il n’a jamais pris du coup le sens métrique d’alternance de temps forts et de temps faibles, et de proportion arithmétique, qu’il a pris en Occident au cours du IVe siècle avant notre ère [2]. Alors qu’à partir de Pythagore et de Platon les nombres sont devenus le modèle de la pensée occidentale du rythme, la pensée chinoise a parcouru un chemin inverse en concevant au contraire ces derniers comme de simples catégories rythmiques parmi d’autres.


Tout semble s’être passé comme si la pensée chinoise avait élaboré et en partie conservé, au sein d’une société beaucoup plus intégrée, une catégorie liée à un stade socio-morphologique antérieur. Il semble que cette conclusion soit corroborée ou au moins éclairée par l’existence d’un certain nombre de similarités entre la notion chinoise de rythme et celle préplatonicienne de « rhuthmos » redécouverte par Benveniste quelques années seulement après les travaux dont nous venons de parler. En effet, le rhuthmos pour les Grecs anciens d’avant Platon était aussi la forme d’une réalité en mouvement, « la forme dans l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide, la forme de ce qui n’a pas consistance organique : il convient au pattern d’un élément fluide, à une lettre arbitrairement modelée, à un péplos qu’on arrange à son gré, à la disposition particulière du caractère ou de l’humeur » [3] . Bien sûr, rien ne prouve que les penseurs préplatoniciens se soient appuyés sur une théorie, généralement admise, du conflit et de la succession d’aspects opposés comme cela semble avoir été le cas des auteurs chinois et nous devons éviter ici tout comparatisme rapide et superficiel – même si le cas d’Héraclite prouve qu’une pensée de l’opposition rythmique a pu apparaître également en Grèce ancienne. Toutefois, outre le fait que la plupart des textes des présocratiques ne nous sont pas parvenus, on peut remarquer, au moins à titre d’hypothèse de recherche, tout l’intérêt qu’il y aurait à réfléchir sur ce qui rapproche ces deux conceptions non platoniciennes du rythme, en particulier en ce qui concerne la notion de forme de mouvement et la pensée du continu qu’elles impliquent.


Enfin, le travail de Granet confirme ce que nous avons entrevu chez Mauss et Evans-Pritchard : le rythme possède une dimension politique fondamentale. Chez les peuples cités par Mauss ou chez les Nuer, les formes du mouvement de l’individuation psychique et collective n’étaient pas seulement liées aux alternances de la concentration et de la dispersion sociale, mais également aux pulsations du conflit et de l’alliance à l’intérieur et à l’extérieur de la société. En Chine, cet aspect est encore plus visible, car on y assiste au passage d’un type de société où le politique est immanent aux rythmes morphologiques à un autre type social où le politique s’est autonomisé, séparé et institutionnalisé en reprenant à son compte la fonction rythmique qui appartenait auparavant à la société.


La suite ici...

Notes

[1J. Gernet, « Chine (l’Empire du Milieu) – Histoire », Encyclopædia Universalis, Paris, 2000.

[2É. Benveniste, « La notion de “rythme” dans son expression linguistique » (1951), Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966.

[3É. Benveniste, op. cit., p. 333.

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