Introduction – Réinventer le rythme / Den Rhythmus neu denken

Article publié le 7 décembre 2015
Pour citer cet article : , « Introduction – Réinventer le rythme / Den Rhythmus neu denken  », Rhuthmos, 7 décembre 2015 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article1687

Ce texte, traduit par Bruno Dupont, a déjà paru dans la revue Interval(e)s , « Réinventer le rythme / Den Rhythmus neu denken », n° 7, 2015. Nous remercions Vera Viehöver et Michel Delville, Rédacteur en chef de la revue Interval(le)s, de nous avoir autorisé à le reproduire ici.


Parler du « rythme » d’une œuvre appartient, semble-t-il, au répertoire de tournures prêtes-à-l’emploi des critiques, et ce dans presque toute forme d’art. On peut louer pour son rythme aussi bien une mise en scène théâtrale qu’un titre vidéoludique, un film autant qu’une traduction réussie, un bâtiment ou une peinture de même qu’une installation vidéo ou un spot publicitaire. Pourtant, dans la plupart des cas, ce discours sur le rythme n’est rien d’autre qu’une métaphore voulant signifier que, dans l’œuvre en question, l’on constate un quelconque phénomène de répétition, un va-et-vient, un retour d’un élément déjà connu, une alternance planifiée de moments intenses et détendus. Le concept n’a de force analytique qu’en de rares cas, le plus souvent encore quand il s’agit de décrire des textes littéraires en vers ou des œuvres musicales. Comment pourrait-on alors, pour d’autres formes d’arts et médias également, transformer cette métaphore peu spécifique en instrument permettant de décrire précisément des phénomènes esthétiques, en mettant ceci à chaque fois en rapport avec une forme concrète d’art ? La revue en ligne Interval(le)s, le périodique du Centre Interdisciplinaire de Poésie Appliquée de l’Université de Liège, s’est fixé pour objectif « d’étudier les langages littéraires, musicaux et plastiques dans leur spécificité tout en abordant des problématiques communes et transversales à ces différents domaines d’expression artistique ». Au sein de ce dossier s’ajoutent encore d’autres langages à ceux déjà cités : filmique, télévisuel et théâtral, de même que vidéoludique. Toutes les contributions, avec à chaque fois des accents différents cependant, posent la question du profit à tirer d’un concept de rythme qualitatif, non binaire, pour l’analyse d’œuvres d’art et de phénomènes esthétiques de toutes sortes.


Je dois l’étincelle qui a donné lieu à ce dossier à ma rencontre impromptue avec la Critique du rythme (1982) de Henri Meschonnic, un livre éloquent, énergique mais également polémique qui, dans un même mouvement, met puissamment en scène ce qu’il veut déclarer : le langage humain ne peut être épuisé en un système de signes codables et décodables (« langue »), il est aussi « discours , langage mis en action, et de ce fait à la fois mouvement du sens (« signifiance » en opposition au « sens lexical » d’une structure sémiotique). Meschonnic appelle « rythme » ce que cette « signifiance » engendre, ce qui fait sens, et dès lors chaque organisation spécifique du mouvement du discours dans chaque œuvre différente. Ses nombreuses œuvres tournent autour de ce concept et en dérivent une pensée antisémiotique du langage, qui remet radicalement en question les oppositions communes forme / contenu, sens / signe, signifiant / signifié. Dans cette conception, le rythme n’est plus un élément d’organisation formelle, mais bien ce qui contrecarre le dualisme de la forme et du contenu par le fait qu’il le traverse. Pour Meschonnic, c’est dans le poème – expression par laquelle il ne comprend pas uniquement un genre littéraire, mais bien, dans une acception plus large, l’œuvre d’art poétique fondée dans la langue – que l’insuffisance du concept dualiste du rythme se révèle le plus clairement. Cependant, la vision meschonnicienne du rythme ne se limite pas au poétique au sens strict : le poème se trouve plutôt au centre d’une pensée qui part d’une « autre » conception de la langue et vise au final une refonte de l’éthique et de la politique.


Meschonnic est donc d’une certaine façon le parrain de ce dossier, mais pas nécessairement la référence théorique de chacun des articles qu’il contient. Ce qui relie les contributions, ce n’est pas une approche théorique commune à toutes ou même un saint-patron adoré de tous, mais bien une question commune : comment repenser le « rythme » par rapport aux langues respectives de formes artistiques spécifiques ? Que peut être le « rythme », si l’on considère avec Émile Benveniste que l’équation de rythmos et de mesure ou cadence est une décision de Platon, lourde de conséquences, qui a étouffé au cours de l’histoire intellectuelle les significations concurrentes du concept de rythmos ? Dans un article fort remarqué de 1951, Benveniste avait apporté plusieurs preuves du fait que le concept n’était justement pas utilisé chez les présocratiques pour décrire un va-et-vient régulier, par exemple celui des vagues dans la mer, mais bien, comme chez Démocrite, pour signifier « l’arrangement caractéristique des parties dans un tout » ou, plus généralement, pour une « forme distinctive ; figure proportionnée ; disposition » (Benveniste 2012, 330) La question de savoir si les affirmations de Benveniste résistent aux résultats de recherches étymologiques actuelles [1] n’est pas déterminante pour la thématique de notre dossier. Ce qui plutôt est décisif, c’est que Benveniste a implicitement posé une question, qui en a hanté beaucoup après lui, et est toujours actuellement palpitante : qu’arriverait-il si nous délivrions le « rythme » de sa mise à l’écart causée par le mètre et le pensions pour une fois contre la tradition ? Non comme alternance régulière, mais comme quelque chose qui contrecarre les schémas de pensée binaires ?


Le concept du rythme d’Henri Meschonnic, auquel plusieurs articles de ce dossier se rapportent (Lösener, Costa, Viehöver, Wunsch), n’est qu’une des sources d’inspiration en ces questions. D’autres penseurs, curieusement pour la plupart français, ont repensé le rythme et l’ont pensé plus avant. Dans ce contexte, en plus des réflexions d’anthropologie culturelle sur le rythme dues à Marcel Mauss (voir Michon 2010) ainsi que la « rythmanalyse » (Lefebvre 1996) [2] de Henri Lefebvre, inspirée par Bachelard (1950-2013), il faut surtout évoquer le célèbre onzième chapitre de Mille Plateaux (1980) intitulé „De la Ritournelle“. Deleuze et Guattari y développent également un concept non binaire du rythme. Le „rythme“ est pour eux ce qui va de pair avec la naissance de „milieux“ à partir du chaos. Chacun de ces milieux est caractérisé par une „composante“ spécifique et est „vibratoire“, ce qui signifie qu’il est un „bloc d’espace-temps constitué par la répétition périodique de la composante“ (Deleuze, Guattari 1980, 384) et toujours en mouvement. Deleuze/Guattari parlent aussi des codes spécifiques à chacun des milieux, qui en retour sont caractérisés par la „répétition périodique“ propre au milieu. Ces codes répétitifs ne sont toutefois pas eux-mêmes statiques, on peut plus exactement dire que „chaque code est en état perpétuel de transcodage“. Il en résulte que les milieux eux aussi se trouvent en état de transition permanente. Nés du chaos, ils se meuvent par la suite librement dans celui-ci, qui menace de les absorber à nouveau. Le rythme n’est donc pour Deleuze/Guattari rien d’autre que la „riposte“ (Deleuze, Guattari 1980, 385) au chaos des milieux menacés d’absorption. Les deux philosophes déduisent directement de cette détermination du concept de „rythme“ la définition tant citée de „l’entre-deux“ : c’est ce que le chaos et le rythme ont en commun ou, autrement formulé : « Changer de milieu, pris sur le vif, c’est le rythme » (Deleuze, Guattari 1980, 385). Ce concept du rythme comme non-identité, incommensurabilité, nourrit plusieurs articles de dossier (Egert, Trinkaus, Dupont).


Quelques articles ne sont pas nés en premier lieu d’une confrontation avec des approches théoriques mais bien de la recherche historique. Ainsi, le texte du musicologue Christophe Levaux montre-t-il en quelle mesure le drone (aussi appelé bourdon) représente un défi au concept traditionnel de « rythme », puisqu’il renonce radicalement à toute forme d’interruption du son musical. Enfin, le filmologue Jeremy Hamers se penche dans son article sur l’art vidéo de Klaus vom Bruch. Via une analyse précise de la structure temporelle de l’œuvre Schleyer-Band I et II, née dans le contexte de l’Automne Allemand, il pointe du doigt des aspects d’un concept de rythme orienté vers la critique idéologique.


Nous ne nous attarderons pas ici sur les contenus des différentes contributions. Pour une information rapide, nous renvoyons le lecteur aux résumés en langues allemande et française qui précèdent chaque article.


Bibliographie

  • Bachelard, Gaston (1950/2013) : La dialectique de la durée [1950]. 5eéd. Paris : Presses Universitaires de France.
  • Benveniste, Émile (1951/2012) : La notion de „rythme“ dans son expression linguistique. Problèmes de linguistique générale, I [1951]. Paris : Gallimard, p. 327-345.
  • Deleuze, Gilles ; Guattari, Félix (1980) : Capitalisme et Schizophrénie 2. Mille plateaux. Paris : Éditions de Minuit.
  • Lefebvre, Henri (1996) : Éléments de rythmanalyse. Introduction à la connaissance des rythmes. Paris : Éditions Syllepses.
  • Meschonnic, Henri (1982) : Critique du rythme. Anthropologie historique du langage. Paris : Éditions Verdier.
  • Michon, Pascal (1re éd. 2010-2015) : Marcel Mauss retrouvé. Origines de l’anthropologie du rythme, Paris, Rhuthmos, coll. Rhythmologies.
  • Seidel, Wilhelm (2010) : Rhythmus. Dans : Ästhetische Grundbegriffe. Historisches Wörterbuch in 7 Bänden. Édité par Karlheinz Barck et al. Édition pour les études. Vol. 5 : Postmoderne – Synästhesie. Stuttgart, Weimar : Metzler, p. 291-314.


Les éditeurs remercient Sabine Hackbarth et Céline Letawe pour leurs suggestions précieuses et leur aide lors de la traduction.


Contact

Dr. Vera Viehöver, chargée de cours, Université de Liège, Dép. de Langues et Littératures modernes, Littérature allemande, place Cockerill, 3, B - 4000 Liège – Email : vera.viehover@ulg.ac.be

Notes

[1À propos des « voies tortueuses » (trad. B.D.) de la recherche étymologique du rythme, voir Seidel 2010, 292.

[2Voir à ce sujet aussi la contribution de Stephan Trinkaus dans ce cahier.

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