Rythmanalyse et rythmologie aujourd’hui

Pascal Michon
Article publié le 30 octobre 2019
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Rythmanalyse et rythmologie aujourd’hui  », Rhuthmos, 30 octobre 2019 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article2398

Cette conférence a été présentée le 27 juin 2019 à l’Institut SNCF – Gares & Connexions, 16 avenue d’Ivry, Paris 13e.


Avant de vous parler des usages de la notion de rythme parmi les nombreux chercheurs de toutes disciplines qui essaient aujourd’hui de comprendre notre monde, il me semble nécessaire de vous donner quelques informations historiques qui expliquent la versatilité et la richesse extraordinaires de cette notion, mais aussi sa part obscure et confuse qu’il ne faut pas sous-estimer.


Chez les Grecs, au moins depuis Platon, le rythme était traditionnellement conçu comme l’un des éléments fondamentaux de la poésie, de la danse et de la musique. C’était, comme dit Platon dans les Lois, « l’ordre du mouvement » des mots, des corps, ou des notes. À partir du 3e siècle avant JC, le terme commence également à désigner, chez les médecins grecs d’Alexandrie, la pulsation des artères et du cœur ou plus précisément le rapport arithmétique entre la durée de la diastole et celle la systole. Il passe en quelque sorte, pour le première fois, des théories de la culture aux théories de la nature vivante. Puis, à la fin de l’Antiquité, chez des auteurs comme Augustin ou Boèce, une nouvelle extension se produit. Le rythme est alors utilisé pour désigner le circuit parfait des astres et le fonctionnement circulaire du cosmos. Des théories de la nature, il passe ainsi aux théories du divin et à la théologie. Cette dernière extension a duré jusqu’au 20e siècle pendant lequel un certain nombre d’auteurs de théories panrythmiques n’ont pas hésité à faire du rythme une catégorie universelle reliant tous les échelons du cosmos entre eux et même ces échelons avec ce qui les dépasse au-delà. Ces phénomènes répétés d’extension de la notion, qui vont se reproduire à l’ère moderne, expliquent à la fois sa richesse et son obscurité, à la fois sa versatilité, sa capacité à s’adapter à des objets très différents (culture, nature, divin), et son caractère imprécis et confus. Est-ce que le rythme est un ordre du mouvement, une pulsation, un rapport entre durées, un circuit ? Il est aujourd’hui tout cela à la fois.


Au 19e siècle, ce fonds culturel hérité de l’Antiquité se complexifie encore. Les usages traditionnels liés à la poésie, la danse, et la musique sont toujours d’actualité, bien sûr, mais dans un ordre inversé. C’est la musique qui est maintenant le plus souvent prise comme modèle pour penser le rythme, la poésie n’arrivant que bien loin derrière. Le rythme est alors de plus en plus fréquemment égalé à la division du temps en mesures égales et à la répétition régulière d’accents, comme dans l’esthétique et l’histoire de l’art qui sont en voie de formation universitaire à cette époque. On parle maintenant couramment de rythme d’une colonnade, de rythme des fenêtres dans une façade, ou encore de rythme de la succession des éléments structuraux composant un bâtiment.


Simultanément, la conception médicale qui voyait le rythme comme pulsation se transforme à travers le développement, à partir des années 1840, de la physiologie et de la physiopsychologie, où le rythme prend rapidement la forme de l’oscillation ou du cycle. C’est l’époque des premiers instruments de mesure de la pression artérielle – le kymographe ou scripteur de vague, ou le sphygmographe ou scripteur de palpitation.


Enfin, dans les dernières années du 19e siècle et le début du 20e siècle, le rythme s’insinue dans les sciences sociales en voie de formation, principalement sous une forme empruntée aux sciences de la vie, à savoir sous la forme de l’oscillation ou du cycle. Durant la Belle Époque, on trouve ce genre d’usages chez des économistes, comme Aftalion en France ou Mitchell aux États-Unis, qui travaillent sur la notion de cycles économiques, ou des sociologues et anthropologues, comme Durkheim et Mauss, qui s’intéressent, quant à eux, aux cycles de la vie sociale.


Au 20e siècle, la notion de rythme a connu des fortunes diverses. Jusqu’aux années 1940, elle a été, sous des formes pas toujours cohérentes, très utilisée dans les sciences sociales et humaines. Elle a irrigué aussi bien la sociologie des interactions avec Simmel, que la sociologie du temps et de la mémoire avec Halbwachs, la psychanalyse avec Freud, ou l’anthropologie avec Mauss et Evans-Pritchard. Toutefois, mis à part un sursaut dans les années 1970, où une constellation de penseurs s’en est brièvement emparé (je pense à certains travaux de Foucault, Barthes, Deleuze-Guattari, Meschonnic, Lefebvre, Maldiney, Garelli), le deuxième 20e siècle l’a en revanche largement mise de côté.


Ce n’est qu’à partir des premières années du 21e siècle que le rythme est redevenu une notion intéressant les sciences humaines et sociales, sans toutefois que sa nature n’ait été véritablement clarifiée.


Du point de vue rythmanalytique, c’est-à-dire des études de terrain, la dernière décennie a été particulièrement faste avec une multiplication de travaux, en particulier dans le monde anglo-saxon mais aussi en France, utilisant la notion de rythme comme concept opératoire. Des recherches rythmanalytiques se sont développées en psychiatrie, en psychanalyse, en sciences cognitives. D’autres sont apparues en anthropologie, en histoire, en sociologie, en géographie, en urbanisme. On en a vu éclore en linguistique et dans les sciences de l’information et de la communication. Et même, dans des savoirs qui sont plus des arts que des sciences, comme le management et les sciences de l’éducation. Bien sûr la notion est restée importante là où elle existait déjà depuis longtemps comme en poétique, en esthétique, et en musicologie. On a assisté ainsi à une efflorescence tout à fait remarquable de nouveaux travaux qui l’utilisent comme outil.


Du point de vue rythmologique, en revanche, c’est-à-dire du point de vue de la théorie du rythme, les études ont été beaucoup plus rares, ce qui a un peu nui à l’essor qui est en train de se produire. Faute de clarifier un concept extrêmement polymorphe, on glisse souvent, sans même s’en apercevoir, de notion en notion, mélangeant allègrement pulsation, mesure, accentuation, répétition, oscillation, cycle, à quoi l’on ajoute encore fréquemment, tempo ou vitesse.


Le site internet Rhuthmos.eu a été fondé en 2010 à la fois pour documenter ce nouvel intérêt pour la notion de rythme, engager un dialogue constructif entre rythmanalyses de terrain et élaborations rythmologiques, enfin offrir à la communauté des chercheurs une plateforme d’échange et de travail en commun qui manquait cruellement. Nous en sommes aujourd’hui à un peu plus de 2000 articles, notules, recensions, etc. avec un lectorat international qui oscille désormais autour de 35 000 lecteurs-jour par mois et où les anglophones et les hispanophones sont particulièrement bien représentés.


À cette plateforme, nous avons ajouté en 2015 une petite maison d’édition qui est chargée de mettre à disposition toute littérature concernant le rythme, cela dans des conditions de production favorables aussi bien aux auteurs par sa rapidité et sa souplesse, qu’aux lecteurs par des prix abordables. Vous trouverez donc sur ce site aussi bien des études empiriques que des réflexions théoriques, et cela dans une longue série de disciplines qui vont des sciences humaines et sociales aux sciences de la nature, en passant par l’esthétique et la philosophie. Vous y trouverez également le catalogue des éditions RHUTHMOS et les moyens de vous procurer nos livres.


*


Pour que tout ceci ne reste pas trop abstrait, je voudrais maintenant vous présenter rapidement quelques exemples d’études rythmanalytiques récentes. N’ayant aucune connaissance précise sur la problématique des transports, je ne l’aborderai pas directement, mais je vais me concentrer sur une thématique connexe – celle de la vie en ville et de l’urbain au sens large –, une thématique qui résonnera, je l’espère, avec certaines des questions qui sont les vôtres.


Je m’inspirerai, tout d’abord, d’un petit livre intitulé What is Rhythmanalysis ? qui vient juste d’être publié en Grande-Bretagne par une sociologue dénommée Dawn Lyon. Ce livre est une introduction – élémentaire mais très bien faite – à l’intention des étudiants. Il explique comment la rythmanalyse s’est développée dans les pays anglo-saxons et nordiques à partir de la traduction en 2004 des Éléments de rythmanalyse de Henri Lefebvre paru en France en 1992. Il donne ensuite des exemples de recherche concernant « la vie quotidienne » réaliser ces 10 dernières années. Il essaie enfin de discuter les qualités et les limites du projet rythmanalytique. Sa seule existence démontre l’importance qu’a prise le rythme dans certaines sciences sociales au cours des dix dernières années.


Je commence par le travail de Dawn Lyon elle-même. Lyon a mené une enquête de terrain en 2012 au marché aux poissons de Billingsgate de Londres, enquête dont elle a publié les résultats en 2016. Elle y décrit tout d’abord comment elle s’est immergée à partir de minuit et jusqu’à 8h00 du matin, à travers une observation participante de type ethnographique, dans la vie du marché. Sans négliger les interviews ni les discussions avec les acteurs, elle insiste beaucoup sur le rôle du corps et des sens comme récepteurs des rythmes. Percevoir un rythme, c’est, dit-elle, le rejouer dans son corps, par exemple en suivant pas à pas les vendeurs ou les acheteurs. À cela elle ajoute l’enregistrement, à partir d’une galerie qui surplombe l’ensemble du marché, d’un film composé de photos prises à un intervalle de 10 secondes (time-lapse photography) accompagné d’une bande son. Son objectif est « de saisir la complexité polyrythmique du lieu ». Elle repère ainsi deux « rythmes » entrelacés : une succession d’épisodes qui se répètent tous les jours – à partir d’1h00 du matin, la préparation des stands et la mise en place des caisses de poissons ; à 3h00, l’ouverture des couvercles, la présentation des échantillons et le ballet des premiers acheteurs ; à 4h00, l’ouverture officielle du marché et les négociations entre vendeurs et acheteurs ; à partir de 8h00, les stands sont petit à petit vidés de leur contenu, et le personnel de nettoyage remplace vendeurs et acheteurs jusqu’à midi, où le marché se termine. Croisant cette succession, Lyon est sensible aux micro-interruptions, aux interférences, aux divergences, aux ralentissements, mais aussi aux coordinations, aux convergences, et aux accélérations, qui tissent le tissu des interactions entre tous les acteurs du marché.


Lyon donne dans son livre un deuxième exemple lui aussi tout à fait significatif des recherches rythmanalytiques actuelles. Il s’agit de l’enquête menée en 2015 par des chercheurs danois, Christian Borch, Kristian Bondo, et Ann-Christina Lange, travaillant dans un contexte transdisciplinaire s’étendant du management à la philosophie et aux sciences politiques. L’objet observé est cette fois le marché financier, mais au lieu de l’aborder avec les outils des économistes, ces chercheurs ont utilisé une approche rythmanalytique.


Au 19e siècle et pendant une bonne partie du 20e siècle, font-ils remarquer, le marché financier se réalisait concrètement à la bourse, autour de la fameuse corbeille. Les agents devaient être physiquement présents, ils devaient aussi lire et interpréter les gestes et les signes des autres agents. Pour entrer dans le langage du marché et ses micro-expressions, ils devaient ajuster leur esprit et leur corps à ses rythmes. Les meilleurs courtiers s’immergeaient en quelque sorte dans le marché pour suivre au mieux ses fluctuations.


À partir des années 1980, des transformations juridiques et technologiques ont entièrement transformé les rythmes boursiers. La première mutation a eu lieu avec le fameux Big Bang de la bourse londonienne en 1986, qui a supprimé la corbeille et l’a remplacée par des salles de trading peuplées d’agents négociant sur le marché à travers des écrans et les cliques d’une souris. Une deuxième révolution s’est produite au cours de la dernière décennie avec l’introduction du Marché à Haute Fréquence, fondé sur l’usage d’algorithmes. Ce marché couvre déjà aujourd’hui plus de la moitié des transactions mondiales. En les comparant avec les conditions du passé, les chercheurs danois se sont ainsi attachés à décrire les nouvelles conditions rythmiques dans lesquelles travaillent et interagissent désormais les traders : la totale décorporéisation de leur métier, l’absence de toute interaction in vivo, l’isolement de chacun dans une petite bulle privée ; la surveillance d’un côté des écrans branchés sur le marché et de l’autre de ceux traduisant en courbe et autres données le fonctionnement des algorithmes propres à chacune des sociétés de trading concernées. Ils notent bien entendu également la succession des employés sous la forme de trois huit modernes qui permet de suivre un marché qui ne s’arrête jamais, ainsi que l’entretien quasi journalier des algorithmes par des spécialistes mais aussi leur remplacement tous les trois à six mois. La nouveauté rythmique principale est donc ici le résultat de la constellation des corps, des éléments matériels (les écrans) et immatériels (les algorithmes) qui permettent aux traders d’entrer en relation avec le marché.


Lyon donne encore de nombreux autres exemples d’observations rythmanalytiques produites par des chercheurs anglo-saxons concernant des mouvements pendulaires des banlieusards en voiture ; des excursions touristiques en autocars en Irlande ; des pratiques sportives urbaines comme le jogging ou le cyclisme ; des performances de danseurs de rue jouant avec le flux des passants. Je m’arrête ici. Comme vous le voyez, l’accent est mis dans ces recherches sur la description, la micro-analyse, la restitution de rythmes et de vitesses qui se croisent, se contredisent, mais aussi s’accordent. Les enjeux éthiques et politiques sont en revanche à peine abordés. Alors qu’on décrit avec un luxe de détails les procédures employées par le ou la rythmanalyste, la question de la qualité des rythmes, de leurs rôles dans les problèmes sociaux actuels, mais aussi les transformations positives qu’ils pourraient laisser envisager, cette question n’est presque pas discutée. Il me semble que c’est le point le plus faible de ces recherches – au moins telles que Lyon les présente – et ce qui les distingue des productions francophones où les enjeux éthiques et politiques sont souvent abordés avec plus de vigueur.


En 2014, Edouard Gardella, un jeune sociologue français, a soutenu une thèse intitulée « Les politiques de lutte contre les inégalités sociales de santé en France et au Québec ». La méthode choisie y était, là aussi, l’observation microsociologique de type ethnographique. Mais l’objectif était très différent. Le concept de rythme était utilisé pour évaluer, éthiquement et politiquement, les pratiques de prise en charge des Sans Domicile Fixe par les associations de rue et par les institutions publiques. Comparé à l’urgence permanente induite par le capitalisme financier et les nouvelles technologies de communication, ce que des sociologues comme Hartmut Rosa ont appelé le processus d’“accélération”, le temps du care des associations ou des services publics d’aide aux SDF apparaît totalement décalé. Il n’est ni flexible, ni volatile, ni compressible ; il constitue un domaine d’activités fondé sur une “décélération” ; il concerne un ensemble d’espaces où les principes de vitesse et d’urgence, qui dominent par ailleurs, ne sont ni valorisés culturellement, ni même nécessaires à la coordination fonctionnelle. La question est alors d’analyser le maintien ou la disparition de temporalités indéterminées dans les relations d’assistance, et de voir les synchronisations ou désynchronisations que ces pratiques rencontrent avec les sphères dont elle dépendent en partie (la sphère économique, comme la sphère politique, qui n’ont pas du tout les mêmes rythmes que les personnes à la rue).


Une façon pragmatique d’entrer dans ce programme de recherche est alors de porter attention à ce que Gardella appelle les « épreuves temporelles », c’est-à-dire aux situations où le temps est un enjeu de controverse et un motif d’accord. Gardella cherche ainsi à retrouver, à partir d’une « chronopolitique », des enjeux éthiques et politiques qui, par contraste, éclairent nos vies quotidiennes : la compression de notre rapport au temps et, si l’on peut dire, de notre relation à autrui.


Ici la thématique rythmique est exploitée pour développer une attention à la question générale de l’accélération, mais aussi à celle du conflit des tempos, des vitesses et du besoin de résister à l’urgence, de conserver, tout particulièrement dans les relations de care, des rythmes respectueux de ceux des personnes que l’on prétend aider. Notons que l’approche mobilise ainsi une conception du rythme qui s’écarte sensiblement de la définition traditionnelle. Le rythme n’est plus considéré comme un cadre métrique s’imposant verticalement du collectif vers le singulier, mais comme un lieu de conflits, un enjeu dans les relations entre les agents sociaux.


Cet exemple sociologique est déjà très parlant. Il nous montre comment un jeune chercheur utilise aujourd’hui la notion de rythme. Avec Maie Gérardot, qui a soutenu en 2009 une thèse intitulée « Tourisme, métropole, métropolisation et métropolite. L’exemple de Paris », on voit ce qu’une jeune géographe en attend de son côté. Maie Gérardot définit le rythme géographique « comme la façon dont un phénomène donné [par exemple le tourisme] organise ou désorganise un lieu, la création d’agencements spatiaux et temporels spécifiques. » Autrement dit, les lieux n’existent pas par eux-mêmes mais ils sont constitués par les flux qui les traversent. Le concept de rythme lui-même est redéfini de la manière suivante : « Nous distinguons sept critères de variation d’un rythme : trois critères spatiaux (durée, régularité et continuité), trois critères temporels (échelle, métrique, substance) et un critère englobant, le nombre. » En guise d’exemple de ces phénomènes d’organisation ou de désorganisation de l’espace urbain par les rythmes, elle donne celui de la tour Eiffel : « Moquée et critiquée avant même sa construction, plusieurs fois menacée de démolition, elle est pourtant, plus de cent ans plus tard, devenue un lieu touristique incontournable, un haut-lieu du tourisme français et mondial. La question qui se pose est de savoir comment s’est effectué le changement de statut de ce lieu. En d’autres termes, comment un lieu touristique devient-il un « haut-lieu » ? Nous faisons l’hypothèse que ce qui est arrivé à la tour Eiffel, c’est la monorythmie. La monorythmie peut être définie comme une situation dans laquelle le rythme du tourisme est dominant, organisant et structurant le lieu, transformant son esprit et excluant les autres rythmes, comme ceux des loisirs ou des Parisiens. » Ici aussi, on voit apparaître l’idée que l’objet étudié, en l’occurrence un espace, est défini par un conflit entre rythmes concurrents. La notion ancienne d’organisation métrique ou celle plus récente d’arythmie s’effacent au profit d’un enchevêtrement ou d’une véritable guerre des rythmes dont le résultat est la production de l’espace et des liens sociaux.


Je terminerai cette série d’exemples par un témoignage concernant les usages du concept de rythme par les urbanistes. J’emprunte ce qui suit à un article publié récemment par Jean-Louis Genard, un urbaniste et sociologue belge, sur le site de la revue EspacesTemps intitulé « Le concept de rythme au cœur d’un tournant esthétique de la pensée et des politiques de la ville ». À ses yeux, cette diffusion dans les réflexions théoriques aussi bien que dans les pratiques des urbanistes renvoie à un tournant qu’il appelle « esthétique » – au sens étymologique du terme, c’est-à-dire au sens de l’aisthesis, de la perception ou de la sensibilité. Depuis quelques années, fait-il remarquer, l’enjeu esthétique des politiques urbanistiques n’est plus seulement celui de « l’embellissement » ou de « la patrimonialisation », ni même celui de « la ville créative » ou de « la ville culturelle ». Il devient celui des « ambiances », celui des « expériences » urbaines. Or, ce contexte a déclenché chez les urbanistes un intérêt croissant pour le concept de rythme.


Du point de vue théorique, il s’agit en recourant au rythme de s’opposer aux deux modèles dominants de consistance des communautés. D’un côté, les modèles qui envisagent la communauté urbaine, sur le modèle systémiste, à partir des valeurs, des modes de vie, des habitus intériorisés, et qui soutiennent une conception hétéronome des acteurs. De l’autre, les modèles néo-libéraux contractualistes, ou encore les modèles habermassiens, qui envisagent, à l’inverse des précédents, la constitution des communautés à partir de l’engagement volontaire, de l’accord, du consensus ou du compromis. Dans le cadre du tournant esthétique, dit Jean-Louis Genard, l’acteur est envisagé d’abord comme un acteur sensible, dont les engagements sont guidés par des émotions, des affects, des sentiments, sans que ceux-ci ne soient considérés pour autant comme irrationnels. Le sujet est donc un sujet pathique, sensible, à distance tout aussi bien du modèle de l’individu déterminé par les structures et les systèmes, par sa position sociale, que de celui qui s’est imposé à partir des années 1980 de l’individu rationnel, responsable, autonome, volontaire, éventuellement stratège. C’est pourquoi, dit-il, la « communauté esthétique » est fondée sur la manifestation de l’être ensemble dans la co-présence corporelle, dans un inter-corps, un vibrer ensemble.


Du point de vue politique, l’approche rythmique permet d’opposer bons et mauvais rythmes, c’est-à-dire de voir certains rythmes comme oppressifs à l’égard de cet individu pathique et de penser l’idéal social en termes d’eurythmie. Dans la rythmanalyse de Lefebvre, les rythmes imposés par le capitalisme, par exemple dans l’organisation du travail ou dans la gestion du temps, produisent une sorte de dressage. Ils sont oppressifs. Il s’agit donc de retrouver, de promouvoir, de lutter pour un « bon » rythme, en harmonie avec le corps et la nature, comme avec les exigences des relations aux autres. Il s’agit de retrouver une « eurythmie », la rythmanalyse se faisant alors « thérapeutique ».


Sous l’influence de ce tournant esthétique, l’imaginaire de la ville attractive a connu et connaît ainsi une évolution très significative, dit Genard. Si, au départ, l’attractivité était principalement liée aux richesses patrimoniales (avec comme modèle Venise), aux grands lieux de la richesse dispendieuse et du consumérisme (Las Vegas ou Dubaï), ou encore à des facteurs incitants comme les grandes infrastructures culturelles (Bilbao), on est passé à une conception des politiques culturelles de la ville fondée sur l’animation. Moins donc des espaces, des lieux, que des flux, des intensités. Une ville attractive est aujourd’hui une ville qui vit au rythme de ses animations, de ses fêtes, de ses événements sportifs ou culturels, de ses braderies. Une ville attractive se doit de rythmer sa temporalité, avec des scansions régulières, dont certains moments seront marqués par des intensités fortes, des « effervescences ».


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Pour conclure, j’aimerais rapidement aborder la question suivante : qu’est-ce qui peut expliquer une telle résurgence des problématiques rythmiques au début du 21e siècle ? La comparaison avec le passé peut ici nous éclairer. De même que l’intérêt nouveau pour la notion de rythme à la fin du 19e et au début du 20e – tout particulièrement en Allemagne, où l’on note une véritable Rhythmusmanie entre 1900 et 1914 – est lié à l’évidence à la fluidification de la vie induite par la deuxième révolution industrielle, l’urbanisation, les nouvelles techniques de communication et de transport, l’impérialisme, la financiarisation du capitalisme, de même l’attrait récent de cette notion s’explique très certainement par les mutations fort similaires que nous avons traversées à partir des années 1980.


Jusqu’à la fin de ces années, le monde était en gros organisé comme un ensemble de systèmes rigides emboîtés les uns dans les autres : individus, familles, groupes sociaux, entreprises, États, organisations internationales, blocs, toutes ces entités fonctionnaient, chacune à son niveau, suivant des règles relativement stables. Certes, les transformations et les événements inattendus ne manquaient pas, mais ce monde, né à la suite de la Seconde Guerre mondiale, correspondait en gros aux représentations qu’en fournissaient, durant cette époque, les pensées structurales et systémiques.


Or, à tous les niveaux, ces systèmes ont été remplacés au cours des années 1980-1990 par de nouvelles formes d’organisation qui ont créé un univers dérégulé, réticulaire et fluide.


Les réponses théoriques à ces mutations ont été extrêmement diverses mais deux ont connu un succès particulier. La première a été la réponse néo-libérale fondée sur le modèle de l’homo economicus. Puisque les systèmes s’étaient affaissés ou parfois même avaient volé en éclats, il convenait dorénavant de considérer le monde social comme composé d’atomes libres reliés les uns aux autres par le marché et le droit. Il convenait également de le décrire à partir de méthodologies individualistes. La seconde a été la réponse postmoderne, déconstructionniste. Si les systèmes avaient volé en éclats, il ne fallait pas les remplacer par de nouveaux présupposés substantialistes, par l’homo economicus, il fallait au contraire déconstruire par l’intermédiaire de la notion de différence toute figure de l’individu autonome et genré.


Mon hypothèse est que ces paradigmes se sont révélés, à partir des années 2000, comme de plus en plus insuffisants. L’homo economicus a montré ses limitations aussi bien du côté de la liberté et de la rationalité de ses choix que de ses capacités d’action. Les sociologues l’ont souvent abandonné pour des principes intermédiaires entre holisme et individualisme, moins substantialistes (les routines chez Giddens, les échelles de valeurs chez Boltanski ou Thévenot, pour me limiter à deux exemples). Et même chez les économistes, l’homo economicus est aujourd’hui de plus en plus contesté. On parle de dissymétrie des accès à l’information, plus généralement de rationalité limitée, de règles de coordination émergentes (André Orléan, l’économie des conventions, l’école de la régulation). Mais l’homo differentialis n’a fait guère mieux et il a même souvent soutenu le précédent dans ses efforts pour désystématiser le monde. La déconstruction est très souvent allée dans le sens du néo-libéralisme économique, jusqu’à susciter des alliances culturelles et politiques plus ou moins florissantes suivant les pays.


Ce double échec théorique et politique explique, me semble-t-il, le succès de la notion de rythme qui reprend les réquisits de désubstantialisation ou de temporalisation des théories postmodernes sans tomber dans leurs travers : si le monde est certainement plus fluide qu’auparavant, il n’est pas devenu pour autant entièrement liquide, comme le soutenait le célèbre sociologue polonais Zygmunt Bauman. Même si les individus singuliers et collectifs qui le peuplent sont mouvants, ils n’en possèdent pas moins une certaine viscosité, une certaine manière de fluer qui leur assure une certaine identité instable, et c’est cette viscosité ou absence de viscosité, cette manière de fluer plus ou moins porteuse de puissance d’agir, qu’il importe de comprendre et de critiquer.


En résumé, le succès de la notion de rythme, son extension remarquable ces 15 dernières années s’expliquent, tout d’abord, par son caractère extrêmement versatile. Face à un monde désystématisé et complexe, voire confus pour les acteurs, une notion aussi peu rigoureuse a permis des usages multiples, pas toujours cohérents entre eux, mais en revanche toujours très étroitement adaptés à leurs objets.


La raison la plus importante de son succès semble toutefois tenir au fait que le rythme propose une alternative aux anciens paradigmes structural et systémiste, mais aussi aux deux paradigmes qui leur ont succédé (au gré, du reste, d’alliances ou de conflits plus ou moins importants) : les paradigmes individualiste et différentialiste. Les modèles structuraux et systémiques correspondaient au monde relativement stable qui s’était mis en place à la suite de la Seconde Guerre mondiale. Les modèles différentiel et individualiste étaient adéquats au monde en transition des années 1980-1990. Les modèles rythmiques paraissent donc désormais nécessités par le monde à la fois fluide, divisé et lieu de constitution de nouvelles puissances dans lequel nous vivons. Quelque chose comme un nouveau paradigme scientifique se dessine ainsi en creux, un paradigme dont il reste toutefois encore à préciser plus rigoureusement le contenu.

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