- D’une rupture dans le traitement de l’information propre aux dossiers « grammaire » et (…)
- Bopp dans Les Mots et les Choses et dans les dossiers de préparation
- D’une déficience documentaire comme effet de savoir
- Des présupposés structuralistes des Mots et les Choses et de leur mariage avec la (…)
- Absence de Humboldt et de la linguistique du discours
- Remarques à propos de quelques analyses historiques contestables
- Le XIXe siècle foucaldien, entre positivisme, exégèse et littérature
- Sur le poids philosophique d’une conception datée de la littérature
- Conclusions
Comme il a été montré dans Les Rythmes du politique, Michel Foucault est l’un des grands penseurs qui, au XXe siècle, se sont confrontés aux questions rythmiques. Les spécialistes de son œuvre refusent encore de se rendre à l’évidence mais on peut parier sans grand risque qu’ils devront faire un jour toute sa place à cette problématique. Non seulement celle-ci est omniprésente dans Surveiller et Punir, mais elle rapproche Foucault très étroitement de certains de ses contemporains comme Barthes, Deleuze, Meschonnic et Lefebvre. Avant d’en arriver là, Foucault a toutefois développé dans Les Mots et les Choses une conception de l’histoire des sciences de style structural dont il convient d’estimer toute la portée. L’étude que l’on va lire ne concerne donc pas le rythme directement mais, comme l’étude sur Louis Dumont publiée récemment, elle constitue une prise de position de RHUTHMOS par rapport à un état d’une des grandes pensées éthiques et politiques contemporaines. On trouvera un complément à cette discussion ici.
On connaît le renouvellement apporté à notre compréhension de l’œuvre de Michel Foucault par la publication de ses cours au collège de France. On connaît moins un autre chantier ouvert récemment, tout aussi important, concernant ses archives. Ces dernières années, un intense travail a été réalisé sur les très nombreuses sources qui sont désormais disponibles. Ayant eu, pour ma part, la chance de participer au travail collectif sur les dossiers de préparation des Mots et les Choses, j’aimerais dans ce texte donner quelques indications de ce que j’ai pu commencer à y apercevoir, à partir des questions qui sont les miennes et qui soutiennent le projet de RHUTHMOS [1].
Durant les années qui ont précédé la publication de son livre en 1966, Michel Foucault a accumulé une documentation impressionnante tirée d’une lecture extensive de la littérature scientifique des XVIe, XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. Seule une recherche systématique et complète nous permettra un jour de prendre la mesure de ces immenses travaux préparatoires et de ce qu’ils peuvent nous apprendre sur les pratiques foucaldiennes de lecture, de prise de note et d’écriture, ainsi que sur leurs liens avec le développement de sa pensée.
En attendant que les conditions nécessaires à une telle enquête soient réunies, je partirai ici d’un sondage très réduit mais concernant un problème qui m’a toujours semblé déterminant dans l’économie des Mots et les Choses : celui du passage de la grammaire générale à la philologie et à la linguistique.
Après avoir analysé quelques-unes des faiblesses de la documentation foucaldienne concernant ce passage, au regard même de sa qualité constante pour les périodes précédentes, j’essaierai d’en montrer les causes probables – le sol structuraliste sur lequel s’appuie Foucault –, et les conséquences – en particulier l’absence remarquable de Humboldt et de la linguistique du discours dans cette représentation de l’histoire des sciences du langage, ainsi que le manque, qui n’est pas sans rapports, d’une poétique susceptible de rendre compte du fonctionnement complet de la subjectivation langagière.
On devrait pouvoir alors mieux comprendre que par la seule critique interne, qui se répand aujourd’hui à la vitesse de la transformation de Foucault en objet académique, les multiples difficultés éthiques et politiques auxquelles celui-ci a été confronté tout au long des années 1970, ainsi que les vertus et les limites du recentrage de sa pensée sur le concept de sujet dans les dernières années de sa vie [2].
D’une rupture dans le traitement de l’information propre aux dossiers « grammaire » et « φ. [philosophie] du langage »
Parmi les 5 dossiers que Michel Foucault prépare pour écrire Les Mots et les Choses, 2 concernent le langage : le premier, intitulé « grammaire », contient 151 fiches de lectures, et le second, intitulé « φ. [philosophie] du langage », totalise quant à lui pas moins de 229 fiches, consistant chacune en une feuille 21 x 27 cm, écrite recto-verso ou parfois seulement sur le recto. Chaque fiche porte en titre principal, à gauche, les références de l’ouvrage lu et en titre secondaire, à droite, le thème spécifique de la fiche.
Ces deux dossiers constituent un ensemble très fourni qui témoigne d’un énorme effort de documentation, poursuivi pendant des années. Leur lecture réserve pourtant une première surprise de taille : on y observe, à un certain moment, une nette rupture dans le mode de traitement de l’information. Autant les théories du langage propres à la période de la Renaissance puis à la période classique – et cela jusqu’à leurs derniers feux dans l’Idéologie – font de la part de Foucault l’objet d’une recherche scrupuleuse et approfondie, autant les lectures consacrées au langage dans la nouvelle épistémè qui commence au XIXe siècle sont peu nombreuses.
7 fiches sont consacrées à l’Essai sur la langue et la philosophie des Indiens de Friedrich Schlegel (1808) ; 1 au Système de conjugaison de la langue sanscrite de Bopp (1816), qui ne comprend en fait qu’une citation faite par Bréal dans son introduction à la traduction française de la Grammaire comparée ; 2 à la Grammaire comparée des langues sanscrite, zend, grecque, latine, lithuanienne, gothique et allemande du même Bopp (6 vol., 1833-1852 [3]). À cela s’ajoutent 2 fiches sur l’opuscule de 55 pages, L’Origine du langage de Jacob Grimm (1851 [4]), 1 fiche sur sa Deutsche Grammatik (4 vol., 1819-1840) et 1 fiche sur l’introduction de Bréal à la traduction française de la Grammaire comparée de Bopp. Précisons que toutes ces lectures sont faites dans les traductions françaises du XIXe siècle, sauf celle de la Deutsche Grammatik de Grimm qui semble montrer une lecture directement en allemand, limitée toutefois à quelques pages de l’introduction.
Voilà tout ce que l’on trouve concernant la nouvelle manière d’envisager les problèmes du langage qui apparaît au début du XIXe siècle : 14 fiches au total. On en conviendra, c’est peu – déjà en soi, vu l’importance de cette question dans le développement de l’argumentation des Mots et les Choses, mais aussi en comparaison des 366 fiches consacrées aux deux périodes précédentes. Ce moment, pourtant crucial, de l’histoire des théories du langage ne représente, tout compte fait, que 3,6 % du total. Certes, il n’est pas exclu que des documents aient été égarés, notamment d’éventuels dépouillements supplémentaires de la littérature linguistique du XIXe siècle, mais cela semble peu vraisemblable car les autres dossiers consacrés à l’économie et à la biologie semblent, eux, bien complets pour cette période.
Bopp dans Les Mots et les Choses et dans les dossiers de préparation
À cette faiblesse du nombre d’ouvrages consultés, il faut ajouter le caractère très superficiel et souvent de seconde main de leur exploitation. En guise d’exemple, reprenons la section IV du chapitre VIII des Mots et les Choses intitulée sobrement « Bopp » et confrontons-la à ce que nous trouvons dans les dossiers de préparation.
Cette section vient après deux sections consacrées à Ricardo et Cuvier. L’ensemble joue un rôle stratégique dans le livre car à travers ces auteurs nous aurions accès, dans les trois domaines étudiés (travail, vie, langage), aux toutes premières expressions de la nouvelle épistémè. Or, d’une manière assez étrange qui n’a peut-être pas été assez remarquée, alors que Ricardo et Cuvier sont cités presque à chaque page des sections qui leurs sont consacrées, Bopp apparaît très peu dans celle qui porte son nom. L’essentiel des textes cités renvoie en fait à d’autres auteurs. On trouve dans cette section : 7 citations de la Deutsche Grammatik et de L’Origine du langage de Jacob Grimm ; 6 citations de La Langue et la philosophie des Indiens de Friedrich Schlegel. Bopp, lui-même, ne fait l’objet que de 4 références, qui renvoient soit au Système de conjugaison de la langue sanscrite, soit à la Grammaire comparée.
Page 297, Foucault affirme que Bopp, à la différence de Schlegel, « essaie d’établir que les flexions ne sont pas une sorte de développement intérieur et spontané de l’élément primitif, mais des particules qui sont agglomérées à la syllabe radicale : le m de la première personne en sanskrit (bhavâmi) ou le t de la troisième (bhavâti) sont l’effet de l’adjonction au [5] radical du verbe du pronom mâm (je) et tâm (il) ». La note renvoie à Ueber das Konjugationssystem der Sanskritsprache, p. 147 [6].
Or, si nous nous reportons aux notes de lecture prises par Foucault, nous voyons dans la fiche 101, intitulée « P. Bréal / Introd à Bopp. (Grammaire Comparée 1866) – Nature des flexions dans les langues indo-européennes / Schlegel . Bopp », qu’il tire en réalité ces informations de l’introduction de Bréal à la première traduction française de la Grammaire comparée.
Page 299 et 300, Foucault cite cette fois directement Bopp : « Pour Bopp, [le changement de sonorité n’est jamais arbitraire. Il est] l’effet d’un certain nombre de lois. Les unes définissent les règles de changement lorsque deux consonnes se trouvent en contact : “Ainsi quand on dit en sanskrit at-ti (il mange) au lieu de ad-ti (de la racine ad, manger), le changement du d en t [7] a pour cause une loi physique.” D’autres définissent le mode d’action d’une terminaison sur les sonorités du radical : “Par lois mécaniques, j’entends principalement les lois de la pesanteur et en particulier l’influence que le poids des désinences personnelles exerce sur la syllabe précédente.”. » La note indique « Bopp, Grammaire comparée (trad. française, Paris, 1866), p. 1, note. ».
Ces deux citations sont extraites de la fiche 95 qui porte comme titre « Bopp / Grammaire comparée / (trad frse 1866) – Lois physiques des langues ». Elles reprennent, en inversant l’ordre d’exposition, à peu près la moitié de la citation originelle relevée dans cette fiche qui est à peu près tout ce que Foucault semble avoir lu directement dans Bopp.
Page 301, Foucault cite de nouveau Ueber das Konjugationssystem der Sanskritsprache, mais c’est de manière encore plus vague que la première fois : « Il arrive aussi que ces racines monosyllabiques soient redoublées, comme do se redouble dans le sanskrit dadami, et le grec didômi, ou sta dans tishtami et istémi. » La note indique seulement : « Bopp, Ueber das Konjugationssystem der Sanskritsprache. » Curieusement, l’auteur a perdu son prénom et aucune indication de page n’est donnée.
Mais on comprend pourquoi quand on prend connaissance de la fiche de lecture 97, intitulée « Bopp / Système de conjugaison de la langue sanscrite (1816) / (passage trad. par Bréal in Gramm. Comparée trad. Paris 1866) – nécessité de la comparaison ». Au verso de cette fiche, on lit en effet la note suivante : « Διδομι et ιστημι racines δο et στα redoublement cf idem dadami, et tishtami (p XXIX de l’Introduction de Bréal) ». Ainsi c’est de nouveau dans Bréal que Foucault a récupéré ces informations.
Enfin, pages 301 et 302, Foucault fait un long développement sur les rapports des verbes aux racines chez Bopp : « Bopp admet lui aussi que les verbes sont des mixtes obtenus par la coagulations du verbe avec une racine. Mais son analyse diffère sur plusieurs points essentiels du schéma classique : il ne s’agit pas de l’addition virtuelle, sous-jacente et invisible de la fonction attributive et du sens propositionnel qu’on prête au verbe être ; il s’agit d’abord d’une jonction matérielle entre un radical et les formes du verbe être : le as sanskrit se retrouve dans le sigma de l’aoriste grec, dans le er du plus-que-parfait ou du futur antérieur latin ; le bhu sanskrit se retrouve dans le b du futur ou de l’imparfait latins. De plus, cette adjonction du verbe être permet essentiellement d’attribuer au radical un temps et une personne (la désinence constituée par le radical du verbe être apportant en outre celui du pronom personnel, comme dans script-s-i). » La note indique : « Bopp, loc. cit., p. 147 sq. ».
Ce passage constitue le plus long développement consacré à Bopp mais il se contente de renvoyer en note à la même page 147, dont nous avons déjà vu que Foucault la tire de sa lecture de l’introduction de Bréal à la Grammaire comparée. Et l’on trouve en effet dans la fiche 101, aux deux dernières lignes du verso, le passage suivant : « De m[ême] le σ du futur et de l’aoriste provient de as (être) qu’on retrouve dans εστι. ». Il est juste de dire que je n’ai pas trouvé d’où Foucault tirait les autres exemples qui sont présentés dans cette citation, soit qu’il les ait ajoutés de lui-même à partir de connaissances antérieures, soit que des notes de lectures aient été égarées.
Ainsi, nous en arrivons à la conclusion suivante. Dans ce chapitre charnière, la section consacrée à Bopp, qui constitue elle-même une sous-charnière déterminante par rapport aux développements sur Ricardo et Cuvier, on ne rencontre en réalité qu’une seule citation prise directement chez Bopp – celle des pages 299-300 –, dont rend compte la fiche 95. Cette citation est extraite de la première page de la Grammaire comparée et, comme on ne trouve aucune autre fiche de lecture de cet ouvrage fondamental, on peut légitimement se demander si Foucault l’a véritablement lu ou même parcouru. Toutes les autres références sont reprises de l’introduction de Bréal. Bref, autant la connaissance foucaldienne des œuvres de Ricardo et de Cuvier apparaît solide, autant son information quant aux prémisses de la linguistique moderne est limitée, lacunaire et pour l’essentiel de seconde main.
D’une déficience documentaire comme effet de savoir
Quand on connaît le temps que Foucault passait en bibliothèque, son amour profond de l’archive, le soin tenace qu’il apportait à sa documentation, quand on voit aussi le soin apporté à une prise de connaissance directe des savoirs de la période classique, on ne peut que s’étonner de cette rupture. Comment interpréter un tel dénivelé méthodologique ? Quel sens donner à ce quasi-blanc documentaire sur une période aussi déterminante pour la naissance de l’épistémè moderne ? Ne faut-il y voir, comme certains seront peut-être un peu vite tentés de le faire, que l’expression d’une négligence voire d’une certaine désinvolture ? Un sérieux bien moins grand que ses partisans ne veulent le reconnaître ? Ou bien une telle obscurité, au cœur même du dispositif théorique des Mots et les Choses, ne projette-t-elle pas, au contraire, une lumière assez vive et toute neuve, à la fois sur les présupposés philosophiques de Foucault et sur certaines limites de son entreprise jamais clairement mises en évidence jusque-là ?
Plutôt qu’un simple manque de sérieux, qui ne cadre pas avec ce que nous connaissons par ailleurs de Foucault, je pense qu’il faut voir dans ces déficiences une conséquence de ses positions épistémologiques les plus profondes. On sait que Foucault avait l’intention de sous-titrer son livre « une archéologie du structuralisme » et c’est bien à la fois son structuralisme et la philosophie de l’historicité qu’il lui associait, même s’il n’a cessé par la suite d’en nier l’influence, qui s’expriment dans ce survol approximatif et plus que rapide de la littérature linguistique du début du XIXe siècle. Si, à partir de Bopp, il ne ressent plus le besoin de se documenter comme il l’a fait pour les deux périodes précédentes, ce n’est pas par légèreté ; c’est tout simplement parce qu’il a le sentiment de rejoindre un terrain déjà bien connu. Avec la grammaire comparée et la nouvelle philologie serait née la conception du langage – et au-delà du monde et de l’histoire – qui aurait ensuite irriguée la linguistique générale saussurienne puis, à partir des années 1920, les mouvements formalistes et structuralistes. De Bopp, Schlegel et Grimm à Saussure et ses successeurs, il n’y aurait pas de réelle solution de continuité et on pourrait donc, très facilement, relire les premiers à partir des seconds. Ainsi, la défaillance extraordinaire des notes de lectures foucaldiennes sur cette période ne traduit-elle pas tant, à mon sens, un laisser-aller scientifique qu’elle ne révèle le sol même – pour reprendre une métaphore qui lui est chère – à partir duquel Foucault reconstitue l’histoire des savoirs occidentaux. Elle est un effet de son propre savoir.
Il me semble que cette particularité des deux dossiers documentaires consacrés au langage jette ainsi une lumière nouvelle sur au moins deux aspects importants du projet des Mots et les Choses. D’une part, elle permet d’introduire quelques éléments inédits dans le débat concernant l’inscription de ce texte dans le mouvement structuraliste contemporain ; de l’autre, elle rend possible une lecture de ses limites qui ne se borne pas aux critiques qui lui ont été opposées dès sa publication et que l’on continue encore aujourd’hui à répéter rituellement – que ce soit à propos de sa conception de l’histoire, de sa propre position épistémologique ou de la thématique de la mort de l’homme [8].
Des présupposés structuralistes des Mots et les Choses et de leur mariage avec la philosophie de l’historicité
Les présupposés à l’origine du déficit documentaire qui apparaît dans les fiches de préparations aux Mots et les Choses transparaissent assez clairement, me semble-t-il, dans le chapitre VII qui précède celui où est présenté l’apport de Bopp. Tout en analysant les dernières formes prises par l’épistémè classique, ce chapitre intitulé « Les limites de la représentation » énumère en effet les principaux aspects qui vont caractériser l’épistémè moderne et la distinguer de la précédente. Or, l’essentiel de ce contraste serait dû, selon Foucault, au passage d’une conception du langage à une autre – qui ressemble à s’y méprendre à celle du structuralisme des années 1930-60, revue, il est vrai, à la lumière des philosophies de l’historicité qui se sont déployées depuis Nietzsche et Husserl.
Le monde classique, on le sait, aurait défini le langage avant tout comme un flux organisé de signes chargés de représenter le flux primaire, lui aussi organisé, des représentations subjectives des choses. Plus que le modèle sémiotique gréco-romain, ce mode d’être représentatif du langage aurait prolongé le modèle biblique de la nomination des créatures par Adam. Pour les classiques, le langage aurait été discours et le discours une succession de noms qui constituaient comme autant d’échos assourdis et déformés d’un langage pré-babélien, ou encore, à partir du moment où le naturalisme l’eut emporté sur les modèles religieux, des cris poussés par les hommes lorsqu’ils étaient encore dans leur état de nature.
S’éloignant radicalement de cette conception, le XIXe siècle commençant aurait, quant à lui, considéré le langage avant tout comme langue, c’est-à-dire essentiellement comme un organisme et un ensemble de fonctions doté d’une histoire : « Tant que la langue avait été définie comme discours, elle ne pouvait avoir d’autre histoire que celle de ses représentations […] il y a désormais un “mécanisme” intérieur des langues qui détermine non seulement l’individualité de chacune, mais ses ressemblances aussi avec d’autres » (p. 249). Désormais, la recherche linguistique ne viserait plus selon Foucault « les valeurs représentatives du langage » mais « la dimension du grammatical pur » : « Le langage n’est plus constitué seulement de représentations et de sons qui à leur tour les représentent et s’ordonnent entre eux comme l’exigent les liens de la pensée ; il est de plus constitué d’éléments formels, groupés en système, et qui imposent aux sons, aux syllabes, aux racines, un régime qui n’est pas celui de la représentation » (p. 248). Dans cette conception, ce ne serait plus la nomination mais la flexion qui constituerait la question déterminante. Le verbe et ses modifications morphologiques en fonction des temps et des personnes prendraient la place du nom et de ses mutations à partir des mots-racines perdus.
Plus loin, Foucault, raffinant sa description, explique que quatre nouveaux « segments théoriques » définiraient cette nouvelle conception du langage réduit à la langue, c’est-à-dire à un ensemble de signes sonores dotés d’une organisation spécifique, systémique et arbitraire : « Le premier de ces segments concerne la manière dont une langue peut se caractériser de l’intérieur et se distinguer des autres […] À partir de Schlegel, […] les langues se définissent par la manière dont elles lient les uns aux autres les éléments proprement verbaux qui la composent » (p. 295). À ce primat de la notion de système viendraient alors s’ajouter trois segments adjacents qui concerneraient la structure phonologique et morphologique de chacune des langues, une théorie nouvelle du radical et une nouvelle définition des systèmes de parenté entre les différentes langues.
Bien que Foucault affirme assez rapidement, et de manière inconséquente vu ses propres analyses, que « la nouvelle grammaire est immédiatement diachronique » et qu’« on sait bien que Saussure n’a pu échapper à cette vocation diachronique de la philologie, qu’en restaurant le rapport du langage à la représentation, quitte à reconstituer une “sémiologie” qui, à la manière de la grammaire générale, définit le signe par la liaison entre deux idées » (p. 307), rien de tout cela ne sort en réalité de la conception structuraliste commune à l’époque. Le langage doit être abordé sous l’angle de la langue ; celle-ci constitue un système de signes associant une image acoustique et un concept ; la morphologie possède un primat sur le lexique et la syntaxe ; les variations phonétiques suivent des règles strictes ; les langues peuvent être regroupées par familles en fonction de leurs caractéristiques structurales communes. D’une certaine manière, on peut donc voir dans ces descriptions une explicitation assez clairvoyante des positions partagées, même si elles ne sont pas toujours revendiquées, par la plupart de ses contemporains.
Foucault, il est vrai, ne se contente pas de lire « l’événement épistémique » qu’il pense reconnaître à partir de cette vulgate linguistique structuraliste. Il lui ajoute un deuxième élément qui lui vient de sa culture philosophique et de la réflexion sur l’historicité qui a commencé avec Nietzsche et s’est poursuivie chez Husserl, Heidegger et Cassirer [9]. Cette transformation de la conception du langage, qui à la fois suivrait et guiderait souterrainement la mutation de l’analyse des richesses et de la science des êtres vivants, participerait à « une mutation de l’espace général du savoir ». Celui-ci ne serait plus « celui des identités et des différences, celui des ordres non quantitatifs, celui d’une caractérisation universelle, d’une taxinomia générale, d’une mathésis du non-mesurable, mais un espace fait d’organisations, c’est-à-dire de rapports internes entre des éléments dont l’ensemble assure une fonction » (p. 230). Rompant avec le modèle du « tableau de simultanéités sans ruptures » (p. 230), cette transformation introduirait deux nouveaux opérateurs théoriques – l’analogie des fonctions (p. 230) et la succession des organisations (p. 230). L’Ordre classique, qui distribuait en un espace permanent les identités et les différences, serait ainsi remplacé par une nouvelle forme de mise en ordre – l’Histoire – qui ne devrait pas être comprise comme simple « recueil des successions de faits » mais bien comme « mode d’être fondamental des empiricités » (p. 231), c’est-à-dire comme « le fond d’où tous les êtres viennent à leur existence » (p. 231).
C’est pourquoi, précise plus loin Foucault, « ces structures grammaticales qu’il est possible de comparer directement entre elles offrent deux caractères particuliers. D’abord, celui de n’exister qu’en systèmes […]. D’une famille à l’autre, il y a discontinuité. Mais, d’autre part, les systèmes grammaticaux puisqu’ils prescrivent un certain nombre de lois d’évolution et de mutation permettent de fixer, jusqu’à un certain point, l’indice de vieillissement d’une langue […] On voit que l’historicité s’est introduite dans le domaine des langues comme dans celui des êtres vivants » (p. 305).
Qu’elle soit abordée par la linguistique de la langue ou par la philosophie de l’historicité, la mutation que décrit Foucault constitue ainsi le véritable acte de naissance de la conception qui constitue le moteur méthodologique des Mots et les Choses. Ce qui surgit là, au cœur des recherches sur le langage du début du XIXe siècle, c’est à la fois l’ancêtre de l’idée d’organisation structurale et le régime d’historicité radicale qu’elle présuppose.
Absence de Humboldt et de la linguistique du discours
Dans la mesure où Foucault pense décrire les prémisses de la conception à partir de laquelle il aborde l’histoire des savoirs – c’est-à-dire faire cette « archéologie du structuralisme » qu’indiquait le premier sous-titre du livre –, on comprend qu’il ne ressente pas, pour cette période, la même nécessité de se documenter que pour les périodes antérieures, considérées comme totalement hétérogènes à la nôtre. Au fond, si son enquête est cette fois – contrairement à son habitude – rapide et superficielle, c’est qu’il pense pouvoir se contenter, sans trahir les phénomènes de l’époque, d’approfondir ses propres présupposés. Bien évidemment, une telle attitude n’est pas exempte d’un certain dogmatisme. Tout se passe en effet comme si, à partir du XIXe siècle, Foucault savait où il allait. Comme si la face inductive de la recherche à partir de l’archive perdait de son importance par rapport à sa face a priori et aux anticipations théoriques déjà constituées. C’est pourquoi, je voudrais maintenant explorer quelques-unes des conséquences de cette alliance du structuralisme linguistique et de la philosophie de l’historicité sur la lecture foucaldienne de la période, ainsi que les limites, peu souvent remarquées, que cette lecture tronquée fait apparaître.
La première conséquence importante de cette déficience de l’approche foucaldienne dans les chapitre VII et VIII est le quasi-effacement de l’œuvre de Humboldt – et du coup de la conception, à la fois non-structuraliste, non heideggérienne et non-subjectiviste, du langage comme activité, qui s’est développée à sa suite dans les œuvres de Saussure et Benveniste [10]. À l’époque où il écrit Les Mots et les Choses – mais la situation ne s’est pas améliorée par la suite –, Foucault ignore manifestement tout de la linguistique du discours qu’est en train de construire Benveniste contre la vulgate structurale de l’époque. Les rares allusions contenues dans Les Mots et les Choses nous l’avaient déjà montré depuis longtemps ; son absence totale des notes de préparations vient le confirmer : Foucault écarte a priori Humboldt, qu’il connaît très mal et considère comme un suiveur rétablissant une métaphysique du discours et de la représentation, là où ses contemporains auraient établi les fondements d’une approche scientifique de la langue.
Puisque les dossiers de préparation sont muets à propos de Humboldt, tournons-nous vers le texte des Mots et les Choses. Au seuil de la section du chapitre VIII consacrée à décrire la nouvelle positivité philologique, seuls sont cités Bopp, Schlegel et Grimm : « Cette positivité philologique, comment s’est-elle formée ? Quatre segments théoriques nous en signalent la constitution au début du XIXe siècle – à l’époque de l’essai de Schlegel sur La Langue et la philosophie des Indiens (1808), de la Deutsche Grammatik de Grimm (1818) et du livre de Bopp sur le Système de conjugaison du sanskrit (1816). » (p. 295)
Pourtant Humboldt est – et depuis longtemps – l’un des pionniers les plus actifs et les plus innovants de la linguistique comparatiste. Dès 1799-1800, il a pris conscience, au cours de deux voyages au Pays basque, de l’importance d’une étude des langues en synchronie, d’une étude descriptive et non prescriptive, et surtout d’une comparaison qui, à la différence de ses plus jeunes successeurs, ne soit pas limitée aux langues de la famille indo-européenne. Il rejette pour cette raison le moule de la grammaire latine. Outre celle du grec, du latin, du sanscrit et des langues germaniques anciennes, sa connaissance de l’hébreu, de l’arabe, du basque, du hongrois, du turc, du chinois, de nombreuses langues amérindiennes et malayo-polynésiennes – dont le Kavi –, lui fait concevoir à partir des années 1820 une théorie du langage qui, loin de se limiter à la langue, qu’il considère comme un « squelette mort », un « artefact de grammairiens », pose l’activité discursive comme première [11].
Si les 3 volumes de son ouvrage sur le Kavi et leur célèbre introduction ne paraîtront, de manière posthume, qu’entre 1836 et 1839 [12], Humboldt a déjà publié – entre autres, car la liste est longue – en 1811-12 deux essais sur le Basque, en 1812 L’Essai sur les langues du nouveau continent, en 1820 Sur la recherche linguistique, en 1821 Sur le Mexicain, Sur le Basque et La Tâche de l’historien, en 1822 Sur les formes grammaticales et leur influence sur le développement des idées et Sur les formes verbales sanscrites construites à partir des suffixes tvâ et ya, en 1824 Sur l’écriture des lettres et sa relation avec l’organisation du langage, en 1826 Sur l’organisation grammaticale de la langue chinoise, en 1827 Sur le duel, en 1828 Sur les langues des îles du Sud et An essay on the best means of ascertaining the affinities of oriental languages.
Certes, Humboldt n’est pas universitaire mais il présente régulièrement des contributions à l’académie de Berlin et sa pensée est reconnue par ses pairs. Il est un acteur majeur de la scène intellectuelle de l’époque, qui entretient des relations avec tous les grands écrivains – en particulier Goethe et Schiller – et les savants contemporains.
Le simple rappel de ces faits permet de mesurer l’importance du déficit d’information dont souffre le chapitre des Mots et les Choses consacré à la nouvelle linguistique qui émerge au début du XIXe siècle. Regardons maintenant comment Humboldt est présenté par Foucault dans les quelques courts passages qu’il lui consacre page 303.
Selon lui, Humboldt n’aurait produit qu’une théorie de l’expressivité du langage – en partie rétrograde à l’aune du projet formaliste boppien, qui, lui, annoncerait l’avenir structural et anti-humaniste : « Au moment où la philologie se constitue par la découverte d’une dimension de la grammaire pure, on se remet à attribuer au langage de profonds pouvoirs d’expression (Humboldt n’est pas seulement le contemporain de Bopp ; il connaissait son œuvre et par le détail). » (p. 303) Outre le fait, nous venons de le voir, que c’est plutôt Bopp qui démarque Humboldt que l’inverse, on notera l’expression d’esprit structural « grammaire pure » et l’appréciation négative qui transparaît dans le « on se remet à attribuer au langage ». Humboldt serait ainsi revenu à une conception dépassée de la motivation du langage et aurait combattu l’arbitraire du signe : « Aucun arbitraire, aucune convention grammaticale ne peuvent oblitérer [cette valeur expressive], car, si le langage exprime, ce n’est pas dans la mesure où il imiterait ou redoublerait les choses, mais dans la mesure où il manifeste et traduit le vouloir fondamental de ceux qui parlent. » (p. 303)
Parallèlement, Humboldt aurait réintroduit dans la linguistique naissante des préoccupations subjectivistes. Certes, le langage ne serait plus à ses yeux un instrument d’expression individuel mais il exprimerait malgré tout l’esprit du peuple : « Le langage n’est plus lié aux civilisations par le niveau de connaissances qu’elles ont atteint (la finesse du réseau représentatif, la multiplicité des liens qui peuvent s’établir entre les éléments), mais par l’esprit du peuple qui les a fait naître, les anime et peut se reconnaître en elles. Tout comme l’organisme vivant manifeste par sa cohérence les fonctions qui le maintiennent en vie, le langage, et dans toute l’architecture de sa grammaire, rend visible la volonté fondamentale qui maintient un peuple en vie et lui donne le pouvoir de parler un langage qui n’appartient qu’à lui. » (p. 303)
Cette interprétation, qui reprend sans le dire celle de Heidegger dans Unterwegs zur Sprache, fait de Humboldt un philosophe du langage attardé dans une métaphysique subjectiviste héritée de Leibniz et de Kant. La conception du langage comme activité est alors rabattue et confondue à tort avec la théorie de l’expression populaire : « Du coup, les conditions de l’historicité du langage sont changées ; les mutations ne viennent plus d’en haut (de l’élite, des savants, du petit groupe des marchands et des voyageurs, des armées victorieuses, de l’aristocratie d’invasion), mais elles naissent obscurément d’en bas, car le langage n’est pas un instrument, ou un produit – un ergon comme disait Humboldt –, mais une incessante activité – une energeïa. Dans une langue, celui qui parle, et qui ne cesse de parler dans un murmure qu’on n’entend pas mais d’où vient pourtant tout l’éclat, c’est le peuple. » (p. 303)
Comme Heidegger avant lui, Foucault rate ainsi ce qui fait de Humboldt l’un des plus grands théoriciens du langage du XIXe siècle et un transsujet scientifique, mais aussi philosophique et poétique, qui est encore loin aujourd’hui d’avoir produit tous ses effets. Il est incapable d’y discerner les ouvertures vers le futur et reste pour cela prisonnier d’une conception du langage dont nous verrons plus bas en quoi elle ne peut plus nous satisfaire [13].
Remarques à propos de quelques analyses historiques contestables
La seconde conséquence notable du dogmatisme avec lequel Foucault aborde la linguistique du XIXe siècle est de l’amener à soutenir un certain nombre d’analyses historiques pour le moins contestables.
Selon lui, on l’a vu, l’essentiel de ce qui se serait passé au début du XIXe siècle pourrait se résumer de la manière suivante : en remplaçant la grammaire générale, la philologie et la linguistique comparée auraient redéfini le langage sur le modèle de la langue, excluant du même coup toute considération pour le discours et la représentation au profit d’un intérêt exclusif pour les organisations phonétique et grammaticale. À partir de cette époque, affirme-t-il, « ce qui permet de définir une langue, ce n’est pas la manière dont elle représente les représentations, mais une certaine architecture interne, une certaine manière de modifier les mots eux-mêmes selon la posture grammaticale qu’ils occupent les uns par rapport aux autres : c’est son système flexionnel. » (p. 250)
Que valent ces affirmations ? Pour commencer, s’il est vrai que la question flexionnelle a été au centre des préoccupations des fondateurs de la grammaire comparée, en particulier de Schlegel et Bopp – mais aussi de Humboldt qui en faisait encore, sous la forme, précisons-le, d’une pure idée régulatrice, un critère de classement des langues les unes par rapport aux autres –, il est tout à fait faux de dire que la langue peut, à partir des premières années du XIXe siècle, se définir uniquement par son système flexionnel, c’est-à-dire par sa morphologie ou encore par sa grammaire.
L’un des débats les plus importants qui a lieu à cette époque est précisément provoqué par la prise de conscience du caractère totalement atypique du Chinois à cet égard. Dans la mesure où celui-ci ne comprend aucune flexion et ne joue que sur l’ordre des mots et les prépositions pour indiquer les rapports logiques entre les termes, il fournit l’exemple d’une langue réduite à un lexique et une syntaxe, presque sans aucune morphologie. On voit dans l’échange entre Abel Rémusat et Humboldt (1825-26) et le texte que celui-ci fit paraître à sa suite [14] – mais la question était loin d’être ignorée de Schlegel et de Bopp – que cette particularité posait un problème de fond aux contemporains car elle remettrait précisément en question le primat de la flexion.
Or, l’existence de ce débat met déjà en cause la conception qui sous-tend la description foucaldienne. Certes, la construction grammaticale a pris au début du XIXe siècle une place qu’elle n’avait pas jusqu’alors, mais cette modification n’a pas entraîné une réduction du langage à la seule question de la variété de construction des formes grammaticales. Foucault a ici une conception réductrice du mouvement des idées qu’il a tendance à aligner sur une simple conception organiciste.
Second problème soulevé par le récit foucaldien : il est impossible d’affirmer catégoriquement, comme il le fait, que la question de la représentation se serait évanouie au début du XIXe siècle.
Certes, à cette époque, le modèle du signe est attaqué, son dualisme, l’instrumentalisme et le primat de la communication, qui le caractérisaient durant l’âge classique, remis en question. Mais, tout d’abord, cela ne veut pas dire que cette entreprise anti-sémiotique soit commune à tous les contemporains : en fait, elle caractérise plutôt la position de Humboldt, que Foucault ne cite pratiquement pas, on vient de le voir, alors que Schlegel et Bopp, sur lesquels il fait porter l’essentiel de son analyse, restent en grande partie fidèles au signe. En attribuant faussement à ces derniers une position anti-sémiotique et en l’enlevant simultanément à Humboldt, Foucault efface ainsi un conflit prégnant dès l’origine de la théorie moderne du langage et obscurcit d’autant l’histoire réelle de la critique du signe au XIXe – et au XXe siècle.
Ensuite, la réalité de cette critique du signe ne se fait pas non plus partout au nom du primat de la langue sur le discours. Si ce primat est précisément avéré chez Bopp, c’est moins clair chez les frères Schlegel qui accordent l’un et l’autre beaucoup d’importance au discours et à la littérature, et tout à fait faux chez Humboldt. Pour ce dernier, contrairement à ce qu’affirme Foucault qui généralise ici beaucoup trop vite une position en fait minoritaire à l’époque, le langage est avant tout une activité discursive et les langues (c’est-à-dire les ensembles lexico-morphologico-syntaxiques) ne constituent à ses yeux que des squelettes décharnés et privés de vie reconstruits a posteriori par les grammairiens : « Le langage n’a son lieu propre que dans les combinaisons du discours – grammaire et lexique n’étant guère plus que son squelette sans vie. » [15] Dans l’Introduction à l’œuvre sur le Kavi, on lit de même : « Le langage, compris dans son essence véritable, est quelque chose de continûment et à chaque instant transitoire. En elle-même sa conservation par l’écriture n’est jamais qu’un stockage incomplet, momifié, qui a malgré tout besoin encore qu’on cherche à en rendre sensible l’exécution vivante. En lui-même il n’est pas une œuvre (Ergon), mais une activité (Energeia) » [16]. Et quelques lignes plus loin : « Au sens fort et plein du terme, la langue n’est, tout bien considéré, que la projection totalisante de la parole en acte » (Ibid.)
Enfin, il est faux de soutenir que la question des rapports entre flux discursif et flux de pensée soit, à partir de cette époque, entièrement abandonnée. La vérité c’est que ce problème est replacé au sein d’une conception expressionniste de l’esprit humain qui se substitue à l’instrumentalisme du signe, ainsi qu’au psychologisme et au primat de la communication, qui dominaient au XVIIIe siècle – sans être les seules conceptions en cours, comme le montrent les cas de Vico, de Hamann et de Herder que Foucault contourne également car ils ne rentrent pas non plus dans son schéma. Pour Humboldt, « le langage est l’organe de l’être intérieur, cet être même, en train d’élaborer peu à peu sa connaissance au-dedans et sa manifestation au-dehors » (p. 144). Du coup, « bien loin de se réduire à un simple besoin extérieur destiné à la communication sociale, le langage est immanent à la nature humaine, il est la condition indispensable pour qu’elle déploie les forces spirituelles qui l’habitent et pour qu’elle accède à une vision du monde » (p. 151). D’où une condamnation sans équivoque des modèles classiques de la représentation, mais sans abandon de la question du rapport entre l’esprit et la réalité qui est alors renvoyée à la dynamique de l’esprit et à son inscription plus ou moins puissante dans le matériel phonique de la langue : « La recherche linguistique doit choisir la bonne voie. Il s’agit de voir dans le langage, moins le produit mort que l’action productrice elle-même ; il faut prendre du recul à l’égard de ses opérations techniques – dénotation des objets et intercommunication –, pour concentrer l’attention sur ce noyau originaire où le langage et l’activité spirituelle s’enroulent l’un sur l’autre et s’influencent mutuellement. » (p. 182) La question n’est donc plus de comprendre comment les représentations qui se succèdent dans l’esprit des individus s’articulent à la succession des signes et à l’infinité des choses, mais comment l’esprit humain en général façonne la langue, à chaque fois de manière spécifique à une nation – et, à l’intérieur des nations, à chaque individu –, de manière à rejoindre les choses en s’exprimant de la façon la plus proche de sa dynamique spécifique – ce que Humboldt appelle la « forme interne ». On peut, dit Humboldt, « admettre une étroite analogie entre la genèse d’une langue au sein d’une nation et la manière dont le mot s’enlève, ruisselant de sens et d’expressivité, sur le fond du monde, pour en produire la représentation pure et s’ordonner, incorporel et disponible, à la trame de la pensée. » (p. 177)
C’est pourquoi s’il est vrai, comme le dit Foucault, que le sens des mots n’est plus conçu désormais, sur le mode de la nomination, comme représentation de choses ou de pensées, il est faux de le rabattre sur la seule morphologie grammaticale : « Pour lier la représentation d’un sens avec celle d’un mot, il faut se référer, affirme-t-il, et avoir recours aux lois purement grammaticales d’un langage qui, hors de tout pouvoir de représenter les représentations, est soumis au système rigoureux de ses modifications » (Les Mots et les Choses, p. 250). On n’est pas passé d’une domination du modèle lexical à celle du modèle morphologique. La logique épistémique dont Foucault veut donner ici un exemple (comparable, dit-il, à ce qui se passe au même moment dans l’analyse des richesses et l’histoire naturelle) aboutit en fait à un forçage et à une réduction des conflits entre théories.
Le XIXe siècle foucaldien, entre positivisme, exégèse et littérature
La dernière conséquence des a priori avec lesquels Foucault aborde la transformation des conceptions linguistiques qui ont eu lieu au début du XIXe siècle concerne l’histoire des savoirs qui se serait déployée, par la suite, à partir de ce « pli » originel. Elle engage ainsi les conclusions ultimes qu’il tire de son étude quant à la nature du langage et aux tâches qui, de ce fait, attendent, selon lui, désormais la philosophie.
Foucault nous fait le récit suivant. À la suite du basculement épistémique de la fin du XVIIIe siècle, le langage aurait perdu sa transparence communicationnelle et représentative ; il se serait ainsi replié sur lui-même et lesté d’une nouvelle matérialité. Dans cette épaisseur nouvelle se seraient déployées « une histoire, des lois et une objectivité qui n’appartiennent qu’à lui » (p. 308-309) ; mais ce « nivellement du langage » se serait trouvé simultanément compensé de trois manières.
La première relèverait, tout d’abord, du rêve positiviste « d’un langage qui serait maintenu au ras de ce qu’on sait » (p. 309). Elle consisterait à neutraliser le langage scientifique, à le purifier de ses accidents et de ses impropriétés « afin qu’il puisse devenir le reflet exact, le double méticuleux, le miroir sans buée d’une connaissance qui, elle, n’est pas verbale » (p. 309). À cette première manière, il faudrait associer également les nouveaux développements de la logique symbolique qui n’aurait pas eu pour but « de constituer un langage universel comme à l’époque classique ; mais de représenter les formes et les enchaînements de la pensée hors de tout langage » (p. 310).
La seconde manière de compenser le « nivellement du langage », à la fois opposée à la première et fondée sur le même sol archéologique, serait de refaire du langage un objet d’exégèse. Le langage aurait en effet repris « la densité énigmatique qui était la sienne à la Renaissance. Mais il ne s’agir[ait] pas maintenant de retrouver une parole première qu’on y aurait enfouie, mais d’inquiéter les mots que nous parlons, de dénoncer le pli grammatical de nos idées, de dissiper les mythes qui animent nos mots, de rendre à nouveau bruyante et audible la part de silence que tout discours emporte avec soi lorsqu’il s’énonce. » (p. 311) Marx, Nietzsche et Freud seraient les trois champions de cette nouvelle exégèse : « Le premier livre du Capital est une exégèse de la “valeur” ; tout Nietzsche, une exégèse de quelques mots grecs ; Freud, l’exégèse de toutes ces phrases muettes qui soutiennent et creusent en même temps nos discours apparents, nos fantasmes, nos rêves, notre corps. » (p. 311) Ainsi, ce que la modernité découvrirait à travers l’exégèse, ce ne serait pas, comme à l’âge classique, « la souveraineté d’un discours premier, ce serait le fait que nous sommes, avant la moindre de nos paroles, déjà dominés et transis par le langage » (p. 311).
Ces deux approches du langage se feraient donc face dans la pensée moderne. La première aurait « la prétention de contrôler tout langage éventuel et de le surplomber par la loi de ce qu’il est possible de dire » ; la seconde, « la prétention de faire parler le langage au-dessous de lui-même, et au plus près de ce qui se dit en lui, sans lui » (page 312). L’interprétation et la formalisation seraient ainsi devenues « les deux grandes formes d’analyse de notre âge : à vrai dire, nous connaissons pas d’autres » (p. 312). Mais loin de s’opposer, ces deux techniques seraient en fait corrélatives car elles surgiraient d’un même sol commun de possibilité formé « par l’être du langage, tel qu’il s’est constitué au seuil de l’âge moderne » (p. 312).
Foucault voit ainsi dans ce sol épistémique commun la condition générale qui expliquerait tous les développements ultérieurs : « la double marche du XIXe siècle vers le formalisme de la pensée et vers la découverte de l’inconscient – vers Russell et vers Freud » (p. 312) ; mais aussi le devenir de la pensée au siècle suivant, qu’il présente comme le résultat « des tentations pour infléchir l’une vers l’autre et entrecroiser ces deux directions : tentative pour mettre au jour par exemple les formes pures, qui avant tout contenu s’imposent à notre inconscient ; ou encore effort pour faire venir jusqu’à notre discours le sol d’expérience, le sens d’être, l’horizon vécu de toutes nos connaissances. Le structuralisme et la phénoménologie trouvent ici, avec leurs dispositions propres, l’espace général qui définit leur lieu commun » (p. 312).
Resterait une troisième manière de compenser le « nivellement du langage » : la littérature. De manière inattendue et rare chez les philosophes, Foucault met celle-ci sur le même plan que les deux courants de pensée précédents. Selon lui, à travers la littérature, le langage se reconstituerait « sous une forme indépendante, difficile d’accès, repliée sur l’énigme de sa naissance et tout entière référée à l’acte pur d’écrire » (p. 313). Opposée à la fois au formalisme et à l’exégèse, la littérature représenterait le troisième sommet du triangle formé par les pratiques modernes du langage. Sa particularité serait d’affronter directement le mystère même de « l’être du langage » en pratiquant une « intransitivité radicale ». Loin de vouloir rétablir les conditions symboliques d’une pensée juste en sortant du langage, loin de chercher au contraire dans son épaisseur les conditions historiques de notre discours et de notre pensée, la littérature, visant en quelque sorte au milieu, chercherait à devenir « pure et simple manifestation d’un langage qui n’[aurait] pour loi que d’affirmer – contre tous les autres discours – son existence escarpée » (p. 313). Au lieu de surplomber le langage ou de chercher à le faire parler au-dessous de lui-même, la littérature viserait celui-ci dans son « être même ». C’est pourquoi elle prendrait, au XIXe siècle, une forme de plus en plus auto-référentielle qui l’amènerait à « se recourber dans un perpétuel retour sur soi, comme si son discours ne pouvait avoir pour contenu que de dire sa propre forme » (p. 313). Elle s’adresserait « à elle-même comme subjectivité écrivante » ou chercherait « à ressaisir, dans le mouvement qui la fait naître, l’essence de toute littérature » (p. 313). Tous ses tentatives convergeraient ainsi « vers le simple acte d’écrire » (p. 313). À travers ces pratiques, le langage apparaîtrait sans « sonorité ni interlocuteur », il n’aurait « rien d’autre à dire que soi, rien d’autre à faire que scintiller dans l’éclat de son être » (p. 313).
Bien en avance sur leurs contemporains – philologues, philosophes, logiciens et exégètes – les écrivains – « de la révolte romantique contre un discours immobilisé dans sa cérémonie, jusqu’à la découverte mallarméenne du mot en son pouvoir impuissant » (p. 313) – auraient pendant longtemps été les seuls à viser cet être même du langage. Ce n’est que tardivement, selon Foucault, que la corporation des philosophes, en la personne de Nietzsche, aurait commencé à s’intéresser à lui : « Le langage n’est rentré directement et pour lui-même dans le champ de la pensée qu’à la fin du XIXe siècle. On pourrait même dire au XXe, si Nietzsche le philologue – et là encore il était si sage, il en savait si long, il écrivait de si bon livre – n’avait le premier rapproché la tâche philosophique d’une réflexion radicale sur le langage. » (p. 316) Depuis Nietzsche, la philosophie affronterait donc ce mystère d’un « langage surgi selon une multiplicité énigmatique qu’il faudrait maîtriser » tout en sachant que ses efforts « pour ramener à la contrainte d’une unité peut-être impossible l’être morcelé du langage » sont probablement vains (p. 316).
En affrontant ainsi directement la question de « l’être du langage », les philosophes auraient donc fini par rejoindre les intuitions des écrivains. La pensée se serait ainsi distribuée sur un nouvel arc, avec à un bout Mallarmé et à l’autre Nietzsche : « À cette question nietzschéenne : qui parle ? Mallarmé répond, et ne cesse de reprendre sa réponse, en disant que ce qui parle, c’est en sa solitude, en sa vibration fragile, en son néant le mot lui-même – non pas le sens du mot, mais son être énigmatique et précaire. » (p. 317) Ainsi, conclut Foucault, il se pourrait bien que toutes les questions qui traversent l’époque – « Qu’est-ce que le langage ? Qu’est-ce qu’un signe ? […] Tout est-il signifiant, ou quoi, et pour qui et selon quelles règles ? Quel rapport y a-t-il entre le langage et l’être, et est-ce bien à l’être que toujours s’adresse langage, celui, du moins, qui parle vraiment ? Qu’est-ce donc que ce langage, qui ne dit rien, ne se tait jamais et s’appelle “littérature” ? » (p. 317) –, il se pourrait bien que toutes ces questions « se posent aujourd’hui dans la distance jamais comblée entre la question de Nietzsche et la réponse que lui fit Mallarmé » (p. 317).
Cette section des Mots et les Choses se termine ainsi sur une définition des tâches qui attendent désormais la philosophie et sur les incertitudes qui s’imposent à elle. Celle-ci doit résolument s’affronter au mystère de « l’être du langage » : « Avec Nietzsche, avec Mallarmé, la pensée fut reconduite, et violemment, dans le langage lui-même, vers son être unique et difficile. Toute la curiosité de notre pensée se loge maintenant dans la question : qu’est-ce que le langage, comment le contourner pour le faire apparaître en lui-même et dans sa plénitude ? » (p. 317) – question dont Foucault s’empresse d’ajouter, exprimant sa foi dans la puissance du paradigme linguistique de l’époque, qu’« en un sens, [elle] prend la relève de celles qui, au XIXe siècle, concernaient la vie ou le travail » (p. 318).
Il émet toutefois un doute quant à la capacité de la pensée à retrouver, à travers cette quête, le chemin vers l’unité perdue. Il ne lui semble pas – et il le redira plus tard lorsqu’il prendra ses distances par rapport au structuralisme officiel de Lévi-Strauss – que nous serions à l’aube d’une période où la pensée, « qui parle depuis des millénaires sans savoir ce que c’est que parler ni même qu’elle parle » pourra enfin « se ressaisir en son entier et s’illuminer à nouveau dans l’éclair de l’être » (p. 317). Instruit par Nietzsche et par le destin de la littérature depuis le XIXe siècle, il lui paraît au contraire plus juste de faire son deuil de l’unité et d’admettre pleinement le caractère morcelé et la multiplicité essentielle du langage : « Avec la littérature, avec le retour de l’exégèse de la vie et le souci de la formalisation, avec la constitution d’une philologie, bref avec la réapparition du langage dans un foisonnement multiple, l’ordre de la pensée classique peut désormais s’effacer. » (p. 314) Plus loin : « Le langage n’existe plus désormais, et jusqu’à nous encore, que sur un mode dispersé. » (p. 315)
Telles sont les conclusions, cruciales pour l’argumentation des Mots et les Choses, de cette section consacrée à la mutation des conceptions du langage au début du XIXe siècle. En rematérialisant et en historicisant le langage, en le coupant des paradigmes de la communication et de la représentation, cette mutation aurait ouvert à la pensée de nouveaux espaces, qui n’auraient commencé à être parcourus qu’à la fin du siècle par Nietzsche et Mallarmé. Depuis cette époque, la pensée aurait ainsi pour tâche de s’affronter à l’énigme du langage, mais il se pourrait bien que toute entreprise pour retrouver une unité perdue – par exemple, à travers le concept d’Homme – ne soit désormais condamnée, et qu’elle doive, au contraire, accepter comme donné primordial un principe multiple et foisonnant, qu’elle ne saurait jamais plus faire rentrer dans la boîte dont il vient définitivement de sortir. La pensée s’accrocherait ainsi à un « dehors » dont elle n’aurait pas les clés, dehors qui condamnerait tout humanisme et tout subjectivisme.
Sur le poids philosophique d’une conception datée de la littérature
Que penser d’un tel diagnostic et du programme philosophique qui en est tiré ? Tout d’abord, on ne peut le comprendre qu’en le replaçant dans un débat qui remonte à Kant lui-même et à ses successeurs du début du XIXe siècle. Tout se passe comme si Foucault avait cherché à répondre, à son tour, au défi de ce que les néo-kantiens et Weber appelleront plus tard « l’éclatement des sphères de valeurs » et à reprendre la tentative kantienne pour surmonter celui-ci par une réflexion sur l’art [17].
Foucault soutient que toute la pensée des XIXe et XXe siècles aurait été déterminée par le repliement du transcendantal sur l’empirique. La réalité, à mon sens, est un peu différente. Après avoir défini les limites de la connaissance rationnelle liées à la finitude fondamentale de l’homme, Kant s’est en effet retrouvé devant l’impossibilité de déduire les normes morales d’une connaissance du bien en soi. Il a dû alors faire face à un dualisme radical opposant la connaissance, les lois de la nature, la causalité, le sensible, le phénomène, d’une part, et l’éthique, les lois morales, la liberté, le suprasensible, le noumène, de l’autre. Mais sa réponse n’a pas été de retrouver dans l’empirique les traces d’un foyer transcendantal auquel elles pourraient être rapportées. On sait depuis les travaux de Cassirer, d’Alexis Philonenko et plus récemment d’Alain Renaut, que Kant a pensé trouver un moyen de dépasser ce dualisme en développant une critique du jugement, en particulier du jugement esthétique. En tant que « faculté de penser le particulier comme contenu dans l’universel », celui-ci permettrait en effet de jeter un pont entre les modes d’expérience cognitif et pratique.
Ce n’est pas le lieu ici de discuter des mérites et des défauts de cette entreprise kantienne de dépassement d’un des dualismes les plus caractéristiques du monde moderne. Bornons-nous à noter qu’en faisant de la question du jugement, en particulier du jugement esthétique, un passage obligé de toute pensée de la finitude, Kant a clairement anticipé l’importance déterminante, tout au long des deux siècles suivant, de la question de l’art dans la discussion philosophique. Ajoutons aussi que l’un des premiers à s’affronter au dualisme établi par les deux première critiques a été précisément Humboldt lui-même, qui, grand lecteur de la troisième Critique, s’est lancé dans ses études linguistiques avec l’espoir de trouver enfin la passerelle qui permettrait de tenir ensemble ce qui apparaissait désormais séparé.
En désignant Nietzsche et Mallarmé, le philosophe-poète et le poète-philosophe, comme les deux figures – jumelles et en miroir l’une de l’autre – à travers lesquelles se dessineraient les tâches nouvelles et non encore réalisées de la philosophie, Foucault reprend ce vieux problème kantien et rejoint ainsi non seulement, sans le savoir, Humboldt, mais aussi et plus consciemment toute une pléiade de penseurs contemporains parmi lesquels Heidegger et Gadamer, avant lui, Ricœur et Descombes après lui.
J’ai montré ailleurs ce que l’on peut reprocher à ces différentes approches du problèmes de la finitude, précisément du point de vue de leur traitement de la question de l’art [18]. Si l’on prend la poésie, qui, en tant qu’art du langage, possède un statut particulier parmi tous les autres arts, on voit que Heidegger la sacralise parce qu’elle serait, selon lui, le seul type de discours qui échapperait à la fois à l’instrumentalisme et au primat de la logique. Gadamer, qui n’arrive pas à sortir du primat du signifié, la réduit de son côté à un discours ornementé et souvent obscur que l’on pourrait retraduire en langage courant. Enfin, dans la mesure même où ils s’en remettent entièrement à des poétiques narrativistes, s’ils arrivent à prendre en compte le roman, la poésie échappe entièrement à Ricœur et à Descombes.
À l’aune de ces différentes tentatives, il faut bien reconnaître une certaine vertu à l’approche foucaldienne. Pour une fois, la poésie est mise par un philosophe sur le même plan que la philosophie – ni en dessous ni au-dessus. Contrairement à la plupart de ses contemporains, Foucault la prend en compte dans toute sa singularité, sans toutefois en faire un objet d’adoration ni la réduire par une exégèse. Au lieu de se mettre en surplomb ou, au contraire mais c’est la même chose, d’en faire un objet de vénération, à l’image de ce que les philosophes ont l’habitude de faire, il aborde la poésie comme un type de discours irréductible à la saisie philosophique et qui projette au contraire sur celle-ci une lumière crue. En faisant de Nietzsche et de Mallarmé les deux hérauts d’une nouvelle conception du langage, Foucault ouvre ainsi la porte à une nouvelle approche de la pensée qui ne relèverait pas seulement de la philosophie mais aussi de la poétique. C’est à cette ouverture qu’il faut attribuer la série de textes, malheureusement de plus en plus rares [19], dans lesquels Foucault abordera par la suite la pensée à partir de la littérature.
Il reste que sa tentative bute à son tour sur un certain nombre d’obstacles qu’il nous faut maintenant énumérer, non pas d’ailleurs pour nous mettre à notre tour en surplomb mais pour mieux comprendre les tâches qui nous attendent, si nous voulons penser avec mais aussi après Foucault.
Nous l’avons déjà vu, cette vision foucaldienne ne se soutient que de la croyance tout à fait contestable selon laquelle « le langage n’est rentré directement et pour lui-même dans le champ de la pensée qu’à la fin du XIXe siècle », grâce au travail de « Nietzsche le philologue », qui aurait été le premier et quasiment le seul en son époque à « rapprocher la tâche philosophique d’une réflexion radicale sur le langage » (p. 316). En ignorant la linguistique humboldtienne, Foucault s’est privé d’une autre façon, peut-être plus prometteuse, de faire « rentrer le langage dans le champ de la pensée » et, nous allons le voir, de l’articuler à la question de l’art.
À ce défaut concernant la théorie du langage s’ajoute en effet – mais l’un et l’autre sont étroitement liés – une déficience de sa poétique. Certes, lorsqu’il s’intéresse à la littérature et en particulier à la poésie, Foucault échappe à la sacralisation ontologique et au réductionnisme herméneutique ; il évite également l’effacement analytique actuel. Mais il reste prisonnier d’une conception, devenue doxique dans les années 1960, depuis que Barthes et Blanchot l’ont lancée, une dizaine d’années plus tôt, dans une série d’essais célèbres [20]. Selon cette conception, que l’on retrouve à la même époque dans la revue Tel Quel, chez certains écrivains du Nouveau roman ou encore dans les objectifs formalistes qui président à la naissance de l’Oulipo, la littérature ne s’ordonnerait plus, depuis Flaubert et Mallarmé, à une visée référentielle, ni à une expression subjective ; elle serait, bien au contraire, un « jeu » avec et sur le langage, une pratique auto-référentielle, une combinatoire sans sujet visant à ce que Mallarmé appelait la « disparition élocutoire du poète » [21]. Quelques années plus tôt, Jakobson a défini dans le même esprit la « fonction poétique » comme « un emploi du langage où « l’accent est mis sur le message pour son propre compte » [22]. Cette fonction, dit-il, « met en évidence le côté palpable des signes, [et] approfondit par là même la dichotomie fondamentale des signes et des objets » (p. 218).
C’est donc une doxa d’époque que Foucault retranscrit quand il décrit la littérature comme une pratique « tout entière référée à l’acte pur d’écrire », marquée par une « intransitivité radicale », une pratique qui chercherait à devenir « pure et simple manifestation d’un langage »,« sans sonorité ni interlocuteur » et qui n’aurait « rien d’autre à dire que soi, rien d’autre à faire que scintiller dans l’éclat de son être ». C’est Barthes – celui du Degré zéro de l’écriture – qui parle à travers lui, lorsqu’il affirme qu’au XIXe siècle toutes les grandes tentatives littéraires auraient convergé « vers le simple acte d’écrire » et que la littérature aurait ainsi pris une forme de plus en plus auto-référentielle, qui l’aurait amenée à « se recourber dans un perpétuel retour sur soi, comme si son discours ne pouvait avoir pour contenu que de dire sa propre forme » [23]. Et c’est Blanchot qui s’exprime lorsqu’il soutient qu’au bout de ce processus, on trouve Mallarmé « qui ne cesse de s’effacer lui-même de son propre langage au point de ne plus pouvoir y figurer qu’à titre d’exécuteur dans une pure cérémonie du livre ou le discours se composerait de lui-même » (p. 317).
Les impasses dans lesquelles ces vues entraînent l’étude de la littérature – et donc, au-delà d’elle, la conception du langage et des nouvelles tâches attribuées à la philosophie – expliquent très probablement l’un des faits de la biographie intellectuelle foucaldienne les plus connus et pourtant les moins bien expliqués. Les commentateurs ont souvent noté une transformation assez flagrante des centres d’intérêt foucaldiens à la fin des années 1960. Alors que l’art et la littérature occupaient une place de choix dans sa réflexion et étaient représentés par de nombreuses publications, ces deux sujets disparaissent presque totalement par la suite. Il me semble que les analyses qui viennent d’être faites nous laissent entrevoir la raison principale de cette transformation. Se rendant compte de la stérilité de ces conceptions mais ne pouvant en changer pour une poétique plus conforme à son intérêt profond pour la littérature, Foucault a jeté le bébé avec l’eau du bain : tout en se défaisant de l’idéologie littéraire des années 1960, il a abandonné l’idée que la réflexion sur l’art du langage était probablement le meilleur moyen de répondre au dualisme radical opposant connaissance et morale [24].
Ce tournant stratégique explique pourquoi il s’est alors engagé dans une voie qui, pendant une dizaine d’années et jusqu’à ce qu’il se remette de nouveau en question, n’a cessé de confondre le politique et l’éthique. L’abandon du poétique, couplé à son indifférence pour la nouvelle linguistique du discours, a eu des effets dévastateurs sur la pragmatique que Foucault a alors mise en place à partir d’une relecture de Nietzsche, dont il a retranché tout ce qui concernait l’art et la littérature. Chez ce nouveau Nietzsche foucaldien qui apparaît à la fin des années 1960, il n’est plus question que de pouvoirs. L’intérêt pour la musique et la littérature, la place éminente donnée à l’art, la poésie même propre à l’œuvre nietzschéenne disparaissent ; de même, tout ce à travers quoi Nietzsche se reliait à ses prédécesseurs romantiques du début du XIXe siècle : la philologie, l’étude de la grammaire, la conscience de l’importance déterminante de la littérature pour l’étude du langage, l’intuition des puissances du langage.
Or, à travers cette épuration de ce qui reliait Nietzsche à ses prédécesseurs – et en particulier à Humboldt et avant lui à Vico, à Diderot, à Herder et à Spinoza –, c’est aussi une certaine manière de répondre au problème de la séparation de la connaissance et de la morale qui s’évanouit. L’art et les puissances du langage qu’il incarne ne vont plus être considérés comme le lieu d’où l’on pourrait surmonter cette séparation. Dans la mesure même où l’étude de la littérature s’est finalement épuisée dans le formalisme et l’idéologie de la disparition et où l’activité humboldtienne a été renvoyée aux poubelles de la métaphysique, le langage est désormais privé de toute puissance interne et ordonné à une théorie des forces qui lui sont totalement extérieures. Ainsi Foucault s’engage-t-il à la fin des années 1960 dans une pragmatique pure, sans langage, où le sujet ne pourra plus apparaître que comme un effet d’assujettissement. On sait qu’il s’est assez rapidement rendu compte que cette stratégie plaçait de nouveau la pensée dans une impasse et qu’il n’a eu de cesse, à partir du milieu des années 1970, de reconstruire une possibilité de penser la subjectivation politique, puis à la fin de sa vie, éthique. Mais toutes ses tentatives sont restées grevées par l’abandon de la question poétique et le rejet de la théorie du langage qui s’étaient produits à la suite des Mots et les Choses.
Conclusions
Les principaux enseignements que l’on peut retenir de cette première approche des deux dossiers de préparations des Mots et les Choses concernant le langage sont les suivants.
Tout d’abord, les analyses que Foucault déploie à propos de Bopp, Schlegel et Grimm semblent moins avoir été tirées de la lecture des textes que destinées à exemplifier l’idée d’une naissance de la pensée de l’organisme, de la fonction et de l’historicité radicale. Elles reflètent des idées déjà constituées au sein d’un structuralisme linguistique d’époque et d’une philosophie de l’historicité héritée des débats du premier XXe siècle.
Ensuite, ces analyses ratent ce moment inaugural de la linguistique du discours et de l’énonciation qu’ont constitué les travaux de Humboldt. Gêné par la conception du langage sur laquelle il s’appuie et ignorant des avancées contemporaines de la théorie du langage chez Benveniste, Foucault est incapable de repérer le conflit qui s’amorce, dès le début du XIXe siècle, entre une conception fondée sur le primat de la langue et du signe, et une autre fondée au contraire sur le primat du discours et de la signifiance. Sa vision est encore entièrement prise dans un structuralisme linguistique – qui est pourtant déjà en train de mourir au moment où il écrit.
Enfin, ces analyses sont trop prises par la doxa poétique de l’époque pour faire droit à ses propres intuitions et développer la théorie de la littérature dont elle esquisse pourtant les contours. Du point de vue même de ce qu’ils se donnaient à penser, à savoir « l’être scintillant du langage », Les Mots et les Choses restent ainsi en chemin, mêlant des avancées non négligeables à la lourdeur d’une idéologie littéraire dont Foucault n’a pas su se départir.
Ces différents manques historiques, linguistiques et poétiques expliquent pourquoi il a eu tant de mal par la suite à faire droit, dans sa politique et son éthique, au sujet. Zigzaguant entre une réduction de la subjectivation à un simple assujettissement par les pouvoirs en place et une reconstruction du sujet sous l’égide du souci de soi, il n’est plus jamais revenu, sinon lors de très brefs épisodes qui brillent de-ci de-là dans ses articles et ses cours, à ses intuitions anciennes qui le faisaient pourtant entrevoir les puissances de l’art et du langage.