Pascal MICHON, Fragments d’inconnu. Pour une histoire du sujet

Article publié le 15 avril 2012
Pour citer cet article : , « Pascal MICHON, Fragments d’inconnu. Pour une histoire du sujet  », Rhuthmos, 15 avril 2012 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article499

Ce texte a déjà paru dans la Revue du MAUSS permanente le 15 mars 2011. Nous remercions Olivier Masson de nous avoir autorisé à le reproduire ici.


« Socialement et individuellement, l’homme est un animal rythmique » [1]. Cette formule concise de Marcel Mauss reprise par Pascal Michon en guise d’assise à sa démarche qu’il qualifie d’anthropologico-historique révèle toute l’ampleur du projet de l’auteur. Depuis maintenant une quinzaine d’années, Pascal Michon propose aux sciences sociales de nouer avec la notion de rythme employé par Mauss [2] et oubliée depuis, voire niée, par la majorité de ses héritiers à l’exception de quelques marginaux tels Bataille et Caillois [3]. Le projet intellectuel de l’auteur consiste donc à montrer le rôle fondamental des rythmes dans l’organisation des corps, du langage et du social et d’en extraire la charpente théorique qui en découle.


Dans Fragments d’inconnu. Pour une histoire du sujet [4], Pascal Michon s’appuie sur la linguistique et la poétique qui affirment le primat du langage pour poursuivre son travail visant à rétablir le rythme comme « concept paradigmatique » (p. 43). L’intention du présent ouvrage est de « saisir les processus de subjectivation dans toute leur historicité  » (ibidem.) et ainsi restituer au sujet les dimensions éthique et politique qui lui auraient été indûment soustraites. Afin de préparer sa propre définition du sujet qui n’apparaîtra qu’à la dernière partie de l’ouvrage, Pascal Michon critique l’histoire du sujet dans les sciences sociales et la philosophie. Malgré les développements importants des dernières années, le dualisme dans lequel la pensée moderne serait encore prise enferme le sujet dans un cadre contraignant qui endigue son intelligibilité singulière. Selon l’auteur, l’interminable « querelle des formes et du temps » (ibid.) ne laisserait aucun espace pour penser le sujet en dehors de sa substantialisation ou sa dissolution complète.


Face à ces apories persistantes, l’auteur refuse de « s’enfermer dans les paradoxes et les antinomies qui ne cessent de surgir de l’opposition, cardinale pour les sciences humaines, entre individu et système » (p. 227). Il accepte ainsi l’invitation de Simondon et de Deleuze de partir « du milieu », c’est-à-dire du processus même de subjectivation, pour observer le sujet. Tout en répondant favorablement aux appels du MAUSS à dépasser l’antagonisme entre holisme et individualisme méthodologique, Pascal Michon se garde de souscrire aux théories dites intermédiaires développées au cours des trente dernières années. À partir de l’idée de cercle herméneutique, ces théories cessent d’opposer les individus aux systèmes pour en étudier les interactions qui impliqueraient la soumission et l’utilisation de la part des singuliers des contraintes et des ressources offertes par les systèmes. Cette double modulation de l’action permettrait à la fois la reproduction et la transformation des individus et des systèmes « au cours de spirales dont chacun des tours redéfinirait le rapport entre déterminisme et liberté. » (p. 228) L’auteur reproche à ces théories de ne pas tenir compte de l’importance de l’organisation temporelle de ces interactions et de les réduire à une conception purement formelle, entraînant ainsi la dissolution du sujet dans des spirales qui se répéteraient de manière identique à travers l’histoire.


L’ouvrage propose donc un dispositif théorique qui vise à ouvrir un nouvel espace pour penser le sujet à partir duquel les expériences de subjectivation surgissent, à chaque fois de manière spécifique, à toutes les époques et dans toutes les sociétés. En s’en tenant aux actes, et particulièrement aux actes langagiers, l’analyse de Pascal Michon cherche à montrer que le sujet, toujours pluriel et discontinu, est ce lieu à la fois disponible et mobile où se profile un devenir singulier ou collectif inachevé et transitoire. Pour réaliser cette ambition vertigineuse, Pascal Michon tentera de « mettre en avant le primat du langage » (p. 43) tout en « l’accompagn[ant] d’un primat du rythme comme concept paradigmatique » (ibid.).

 La prison du sujet

Pascal Michon voit trois entraves à une compréhension de la subjectivité, dont le premier serait le primat du social. Cette « absolutisation de la notion de social » (p. 15), autant dans la perspective holiste qu’individualiste méthodologique, aurait pour effet de fondre le concept de sujet dans celui d’individu. Si l’on se fie aux récits qu’entretiennent les sciences sociales à l’égard du sujet, la subjectivation serait le résultat de l’individualisation. Que celle-ci procède de manière favorable à l’individu par sa libération-intériorisation ou, de manière inverse, par son aliénation-assujettissement, elle est toujours perçue comme le résultat d’une occidentalisation accompagnée d’une conception élitiste du pouvoir de création. En posant le social comme « l’interprétant fondamental », les sciences sociales attribuent à ce « concept ultime » la source de l’intelligibilité du sujet, réduisant celui-ci à un produit du social. Pascal Michon associe cette confusion entre l’individu et le sujet à la vision historiciste des sciences sociales qui définit le second sous le modèle du premier, c’est-à-dire comme une formation récente qui apparaît à l’époque moderne.


Le deuxième obstacle que rencontrent les sciences sociales dans l’étude du sujet est donc associé à leur conception historiciste de la modernité comme moment inédit de l’humanité. Commandées par une vision de l’histoire héritée de Kant, Hegel et Weber qui conçoivent la modernité comme l’éclatement d’un tout unifié, les sciences sociales, malgré une volonté puissante de dépasser l’historicisme, reviennent toujours à se buter contre celui-ci. Selon la perspective contemporaine dominante, le sujet serait le résultat d’une transformation déterminée par une évolution des pratiques sociales intrinsèquement liée à la modernité, c’est-à-dire à la séparation de la sphère scientifique (« développement des recherches empiriques et mathématiques » [p. 46]), politique (« montée en puissance de l’État moderne » [ibid.]) et artistique (« l’autonomisation des pratiques esthétiques » [ibid.]). Une redéfinition de la modernité affranchie d’une conception dualiste opposant tradition et modernité permettrait de sortir le sujet d’une perspective historiciste en dissociant la subjectivation du résultat de l’éclatement des communautés organiques traditionnelles qui fait du sujet un produit du social.


Le troisième obstacle, qui est aussi pour Pascal Michon la clé de voûte sur la question du sujet, est l’absence d’une théorie linguistique qui ne réduirait pas le langage à « une sphère soumise au social, comme une institution parmi d’autres » (p. 19). Les sciences sociales utilisent des théories du langage qui proviennent toutes de la philosophie et qui les confortent dans leurs présupposés théoriques et leur ethnocentrisme. Ces théories accréditent « l’idée qu’il est légitime de réduire la question du langage à celle de la langue » (p. 42), relégitimant, du même coup, « le caractère premier du social » (ibid.), avec pour effet d’enfermer les sciences sociales « encore plus dans le dualisme du social et de l’individu » (p. 43).


Cette rude critique ne vise pas à discréditer en bloc les développements des sciences sociales et de la philosophie dans leur champ de savoir respectif. Toutefois, leur vision dualiste du sujet opposant l’individu à la société et leur division binaire de l’histoire d’un tout unifié ayant été éclaté par la modernité ne permettent pas de rendre compte de certains phénomènes essentiels à une conceptualisation du sujet, dont « la subjectivation dans le langage » (p. 161). Comme ces disciplines ne tiennent pas compte de la dimension langagière de la subjectivation, « [i]l y a donc à sortir, au moins dans un premier temps, des sciences sociales, de la philosophie […] afin d’engager une anthropologie historique du sujet et de la société dans l’activité du langage. » (ibid.) Pascal Michon propose donc de se tourner du côté de la linguistique avec Humboldt, Saussure et Benveniste ainsi que de la poétique avec Meschonnic afin d’éclaircir cette zone d’ombre que constitue aujourd’hui le sujet.

 Humboldt ou l’activité du langage

Dans un premier temps, Pascal Michon présente l’œuvre d’Humboldt (1765-1835) de manière à restituer sa puissance théorique qu’un certain nombre de lectures, à travers le temps, ont su affaiblir « au point de la rendre quasiment nulle » (p. 65). Selon l’auteur, la force de cette œuvre est qu’elle « place le langage au fondement de l’historicité humaine » (ibid.) en réconciliant l’antagonisme classique qui opposait la pensée au langage. En fait, la thèse d’Humboldt est de substituer l’idée selon laquelle celui-ci serait un « travail de la pensée » (ibid.) à la vision traditionnelle qui l’identifie à un « corpus produit et un ensemble d’outils pour la pensée » (p. 74). En tant qu’activité (Ernergeia) plutôt qu’en tant qu’œuvre (Ergon), le langage ne se définit pas par l’ensemble des énoncés produits, mais bien par l’acte même de produire ces énoncés. De ce point de vue, il n’est pas la somme de composantes données a priori, ni une visée prédéterminée de la pensée, mais une action qui offre la possibilité « de dire ce qui n’a pas encore été dit et de penser ce qui n’a pas encore été pensé. » (p. 76) En considérant le langage comme une action plutôt que comme un résultat, Humboldt lui restitue sa dimension énergétique, c’est-à-dire son caractère continu et transitoire au fondement de son historicité.


À l’instar de l’expérience historique des hommes, le langage n’est pas une puissance originelle qu’il serait possible d’atteindre à rebours par l’intermédiaire de ses objectivations, mais « un étalon qui n’existe que par ses instanciations et dont la compréhension est donc à la fois infinie et toujours inachevée » (ibid.). De ce point de vue, l’universel de l’activité du langage s’instancie dans les langues historiques à chaque fois comme une « façon spécifique », propre à la situation qui fait ce qu’elle est dans une société donnée, d’articuler le particulier et le général. En associant le langage à un flux continu, Humboldt identifie l’historicité aux « formes rythmiques, c’est-à-dire toujours à la fois transitoires et spécifiques » (p. 75), que prennent ses instanciations à travers le temps.

 Saussure ou l’arbitraire du signe

Il faudra attendre Saussure (1857-1913) dont l’œuvre a été « victime de son instrumentalisation par le mouvement structuraliste » (ibid., p. 81) pour renouer avec l’héritage perdu d’Humboldt en associant, à son tour, l’historicité radicale des êtres humains à leur activité langagière. Pascal Michon procède donc à une relecture de l’œuvre de Saussure en revisitant la notion d’arbitraire du signe qui touche à la fois la relation entre le signifiant (image acoustique) et le signifié (concept) ainsi qu’entre le signe (entité proprement linguistique) et le monde (réalité extralinguistique). Contrairement à ce que les structuralistes ont voulu à tout prix lire dans le Cours de linguistique générale en découpant les deux types d’arbitraires, Pascal Michon démontre que l’intérêt de la démarche saussurienne est qu’elle cherche à comprendre globalement le rapport du langage au monde. Comme le démontre l’analyse du discours argumentatif du Cours, Saussure essaie de penser les relations formelles et techniques internes au signe et le rapport métaphysique du signe au monde en mettant ces deux dimensions du langage en tension.


Le caractère immotivé du lien qui unit le signe et la chose, mis de l’avant par Saussure, s’inscrit en faux contre la conception classique, toujours utilisée de manière spontanée par les sciences sociales, du signe comme absence, c’est-à-dire comme substitut de quelque chose d’autre, qui fait du langage un interprétant lacunaire du monde. Dans la mesure où le langage ne se définit pas par autre chose que lui-même, Saussure démontre son autonomie en affirmant le caractère immotivé de la relation entre le signifiant et le signifié. De ce fait, pour ne pas trahir le devenir historique nécessaire du langage en se réfugiant dans un formalisme complètement indifférent de sa relation au monde, Saussure hiérarchise les deux aspects de l’arbitraire en subordonnant le rapport aux choses sans l’exclure de la linguistique en affirmant, du même souffle, que le langage est « doté d’une certaine permanence – tout en restant susceptible au changement. » (p. 100)

 Benveniste ou l’être-dans-et-par-le-langage

À la suite de Saussure, Benveniste tire les conséquences pratiques nécessaires aux prises de position théorique saussurienne et humboltienne. Pour Pascal Michon, l’affirmation de la primauté du langage mène Benveniste à montrer sa fonction interprétative par rapport au monde. Dans le cas du rapport entre le langage et le social, le primat du premier sur le second se révèle dans le fait que la description du social n’est possible qu’à l’aide du langage tandis que le fait inverse est impossible. En tant qu’interprétant premier, le rôle du langage est littéralement celui de faire exister l’interprété. Il ne s’agit pas de nier la réalité du social, mais de concevoir la relation d’interprétance, de dépendance mutuelle, qui subordonne le social au langage.


À la lecture de Benveniste, Pascal Michon conclut qu’il « faut penser l’être-au-monde à partir de l’être-dans-et-par-le-langage » (p. 122). Adoptant le point de vue humboldtien, le linguiste considère que la mise en acte du langage à travers son énonciation permet d’instancier le monde, c’est-à-dire de donner une valeur aux variables qui le constituent. Grâce à la mise en action de la fonction référentielle qu’il assume, le langage fonde les points de repère que constituent aussi bien notre subjectivité que la perception du temps et de l’espace. Le monde prend donc forme par et dans le langage. La formule de Benveniste que reprend Pascal Michon pour définir le sujet : « Est ‘‘Ego’’ qui dit ‘‘Ego’’ » (Ibid.) montre, en ce sens, que le sujet, lui aussi, apparaît dans des actes de discours et conclut que la subjectivité « dérive directement de l’activité du langage qui en constitue la condition première. » (Ibid.)


Puisque le langage contient à la fois une dimension sémiotique, un ensemble de signes communs à une communauté, et une dimension sémantique, un enchaînement particulier des différents signes entre eux, « n’importe quel locuteur [peut] s’approprier le langage pour son propre compte, référer de manière singulière, particulière et spécifique, tout en étant compris d’autres individus, qui en font autant de leur côté. » (p. 113) Par et dans ses actes de discours, le locuteur se pose comme sujet à travers sa maîtrise des différents signes du système sémiotique (ensemble d’unités pourvues de sens) et sa capacité à faire fonctionner sémantiquement ces signes entre eux, c’est-à-dire à les approprier à la circonstance de leur énonciation.


À travers le je et « les indicateurs de la subjectivité » que constituent les déictiques (mots dont on ne peut saisir le sens que par son contexte énonciatif), le présent verbal et les démonstratifs, le langage offre aux locuteurs des places vides toujours disponibles qui ne réfèrent à aucun concept ni à aucune réalité extralinguistique. Pour illustrer le propos de Benveniste, Pascal Michon note que le je « ne renvoie en effet ni à un concept (la classe générale de tous les sujets), ni à un individu empirique (la personne particulière qui serait son référent). » (p. 123-124) En fait, comme tous les indicateurs de la subjectivité, le je, bien que « non conceptuel et non-référentiel », reçoit sa réalité, à chaque fois spécifique, c’est-à-dire singulière, de son énonciation. Du point de vue de la linguistique générale, le je n’est donc pas un signe. Il ne relève pas de l’ordre sémiotique, mais bien de l’ordre sémantique, c’est-à-dire d’une « mise en fonctionnement de l’appareil du langage. » (p. 124) En considérant la dimension sémantique du langage, Benveniste écarte le sujet d’une vision exclusivement topique qui dérivait d’une perception sémiotique du langage en lui restituant sa dimension énergétique.


Dans cette perspective, la subjectivité ne découle pas de la signification de l’énoncé, du produit statique du langage, mais de la signifiance, de l’action de signifier, de son énonciation qui « apparaît à travers la rythmique de ses instanciations. » (p. 125) Dans la mesure où le rythme désigne « la forme dans l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide », (p. 115) il permet d’allier à la fois l’aspect énergétique et topique de l’instanciation du sujet dans le langage. L’universel de l’activité du langage, existant dans les langues historiques, qu’évoquait Pascal Michon à propos de la théorie d’Humboldt, se révèle donc, chez Benveniste, dans chaque acte de discours du locuteur comme une façon spécifique d’articuler le particulier et le général. Ainsi, Pascal Michon cite de nouveau Benveniste pour montrer le caractère à la fois transitoire et continu du flux de l’activité du langage : « Dire bonjour tous les jours de sa vie à quelqu’un, c’est chaque fois une réinvention » (p. 119). Chaque fois que le locuteur se pose comme je à travers ses actes de discours il « instaur[e] à la fois une spatialité, une temporalité, un rapport aux choses, un rapport à soi, un rapport aux autres locuteurs, à chaque fois particuliers, et pourtant compris, admis, et repris par l’interlocuteur dès qu’il prend la parole. » (p. 127)


Dans un acte de discours, lorsqu’il se pose comme sujet en exprimant sa singularité, le locuteur pose inévitablement son interlocuteur qui constitue celui à qui le je dit tu. Dans la mesure où le je et le tu sont nécessairement posés dans leur simultanéité et leur indissociabilité, du point de vue du langage, « il n’existe donc pas de dualisme entre subjectivation et sociation » (p. 113). Malgré le fait que le je et le tu se posent de manière simultanée, ils ne sont pas symétriques et ne se fondent pas l’un dans l’autre. Le je demeure transcendant dans la mesure où c’est lui qui à travers son acte de discours pose le tu. Cette transcendance est réversible puisque le tu peut, à son tour, se faire je et poser l’autre comme tu. Selon Pascal Michon, cette double reconnaissance entre le sujet et l’autre à travers l’usage du langage permet au parlant de se s’inscrire dans le social et le milieu tout en lui permettant de s’en distinguer. C’est donc cette fonction universelle du langage à articuler le particulier et le général, le singulier et le commun, que Benveniste identifie la cause du vivre ensemble et de la cohésion sociale.

 Meschonnic ou la poétique

Le point de vue poétique élaboré par Meschonnic à partir des années 1970 apporte, selon Pascal Michon, des compléments importants à la conception linguistique de Benveniste. Pour la poétique, le sujet est défini « comme ce qui est en jeu dans tout discours et dans toute pratique langagière, en particulier dans la littérature et l’art. » (p. 161) Selon l’auteur, l’originalité de la démarche de Meschonnic est de considérer les qualités d’une œuvre d’art comme entièrement conformes à celles du sujet dans le langage. À l’instar du je de l’énonciation, l’œuvre d’art dans la poétique constitue un grand je disponible à chacun, ayant certes un format différent, mais occupant une fonction identique. Comme le je de l’énonciation, le je de l’œuvre d’art, bien qu’il réfère à chaque fois à un monde absolument singulier, peut être énoncé par n’importe quel locuteur de manière infinie sans perdre sa spécificité. De plus, tous deux reçoivent leur réalité de leur énonciation. Selon Pascal Michon, l’idée fondamentale de Meschonnic se situe dans le fait que, à ses yeux, la littérature, et plus largement l’art en général, érige en système la fonction subjective du langage qui est d’instaurer un sujet dans son énonciation.


Pour illustrer le sujet de la poétique, Pascal Michon cite Meschonnic qui reformule la célèbre phrase de Benveniste : « Sera “ego” qui dit, lit, écrit ou traduit une œuvre, c’est-à-dire énonce l’“ego” qui est dispersé dans son rythme. » (p. 171) Grâce à la dimension rythmique, Meschonnic passe donc du petit sujet de l’énonciation qui se trouvait dans chaque prise de parole du locuteur, au large sujet du langage poétique qui se loge dans le rythme d’une œuvre, c’est-à-dire dans l’ensemble d’un discours. Le rythme, pour Meschonnic, est une manière d’organiser le sens dans le discours qui appartient à l’ordre de la signifiance produite par l’articulation de l’ensemble des signifiants. En tant qu’émetteur de signifiance, le rythme crée dans l’organisation sémantique singulière des signifiants une manière de signifier spécifique au texte qui lui permet, à l’instar du je de l’énonciation, de constituer sa propre référence en même temps qu’il la désigne.


Portée à l’état de subjectivité, l’œuvre d’art se différencie du discours ordinaire, dans la mesure où, à travers son rythme, elle se constitue comme sa propre situation et, du même coup, instaure ses propres critères d’évaluation. À la différence du sujet de l’énonciation, le sujet poétique n’est donc pas une place vide, mais « une entité sémantique pleine de sens » (p. 189), disponible à l’infinité des lecteurs et mobile à travers le temps. C’est bien parce que le sujet du poème possède une manière spécifique de faire du sens qui peut être énoncé par les autres qu’il détient une valeur éthique et politique. Selon Pascal Michon, lorsqu’un lecteur énonce un texte littéraire, il s’engage d’une manière qui n’est pas forcément volontaire ni consciente à adopter la position du sujet de l’œuvre d’art diffus dans son rythme. La participation d’un lecteur au sujet poétique d’une œuvre participe à une « rythmisation de sa vie » qui transforme son rapport au réel, c’est-à-dire « sa manière de se mouvoir dans le corps, d’avancer dans le discours et de jouer dans les interactions sociales, et, ce faisant, de donner sens au monde, aux événements et à soi-même. » (p. 190)


Selon Pascal Michon, le point de vue de la poétique apporte quelques compléments essentiels à la subjectivation énonciative théorisée par Benveniste. Tel que présenté par Meschonnic, la subjectivation n’est pas un processus lié exclusivement à l’énonciation des « indicateurs de la subjectivité » par le locuteur à chacun de ses actes de discours. Il s’agit d’un processus qui implique l’entièreté de la production signifiante des discours en tant qu’ensembles rythmiques qui donne forme à l’activité d’un locuteur dans le « corps-langage-social ». Au-delà du « modelage sémiotique » qui permet aux locuteurs d’utiliser l’appareil énonciatif pour se poser comme sujet et se situer à l’intérieur des différents éléments institués d’une société, la poétique reconnaît au langage, en tant qu’activité signifiante, son « pouvoir instituant » en tous points soudé « à son aspect sémantique et pragmatique, c’est-à-dire au discours en tant que textes signifiants tout aussi qu’aux discours en tant qu’activité énonciative. » (p. 209)


Après être sorti des sciences sociales et de la philosophie pour se tourner du côté de la linguistique avec Humboldt, Saussure et Benveniste et de la poétique avec Meschonnic afin de montrer que la subjectivité découle de l’activité du langage, Pascal Michon peut, au terme de son parcours, proposer sa propre définition de la subjectivation. Ce processus se présente donc comme l’opération selon laquelle l’individu, soumis au rythme du social, du langage et du corps, « vain[c] les obstacles que contient la situation dans laquelle il agit » (ibid.), accède par l’entremise des places énonciatives vides et des puissances sémantiques poétiques offertes par le langage « à la position d’agent d’un processus » (p. 240) à l’intérieur de laquelle il n’occupe plus un rôle passif, mais bien actif.


Finalement, après avoir préalablement dénoncé la confusion entre l’individu et le sujet dans les sciences sociales, Pascal Michon restaure le lien étroit que partage la subjectivation avec l’individuation en affirmant que toute « individuation de qualité » comporte de manière implicite un devenir sujet. Comme « [l]’individuation poétique a lieu lorsqu’un texte devient sujet » (p. 167), elle occupe pour l’auteur une position privilégiée sur laquelle il serait possible de tabler une théorie du social qui dépasserait le modèle idéologique de « l’individu individualiste », fermé sur lui-même, aujourd’hui véhiculé en Occident. Le sujet tel que présenté par la poétique, à chaque fois unique et partageable, illustre le potentiel universellement disponible de créations et de modification des manières de vivre dans le « corps-langage-social » qui « génèrent du collectif sans nécessairement imposer d’unification des singuliers par une Loi, qu’elle soit intime ou sociale. » (p. 238) En ce sens, le dispositif théorique élaboré par Pascal Michon offre une définition du sujet qui n’a pas pour effet de le réifier, mais de le présenter comme « vecteur universellement disponible » offert aux locuteurs-individus par le langage pour recevoir et transformer leur activité langagière, corporelle et sociale.


Olivier Masson, Département de sciences des religions, Université du Québec à Montréal.

Notes

[1M. Mauss, Manuel d’ethnographie (Cours de 1926 à 1939), 1re éd. 1947, p. 85, cité dans P. Michon, Éléments d’une histoire du sujet, Éditions Kimé, Paris, 1999, p. 118.

[2Dans Éléments d’une théorie du sujet, Pascal Michon cite « Compte-rendu de l’étude d’H. Hubert sur La représentation du temps dans la religion » (1907) dans Œuvres, to. I, « Essai sur les variations saisonnières des eskimos. Étude de morphologie sociale » (1906), éd. 1950.

[3P. Michon, Marcel Mauss retrouvé. Origines de l’anthropologie du rythme, Paris, Rhuthmos, 2010, en ligne ici.

[4P. Michon, Fragments d’inconnu. Pour une histoire du sujet, Paris, Le Cerf, 2010, coll. « Passages » dirigée par J. Benoist, 251 p.

Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP