Eric AESCHIMANN – Libération, 13 septembre 2007
P. Michon, Les Rythmes du politique. Démocratie et capitalisme mondialisé, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007, 311 p., 17 €.
L’été, les Eskimo vivent dispersés, sont propriétaires de leurs armes, n’obéissent qu’à eux-mêmes, ne participent à aucune cérémonie collective ; dans la longue nuit de l’hiver, ils se regroupent à plusieurs familles par habitation, s’exaltent dans le chamanisme, mettent les biens en commun. Autre exemple : au IIIe siècle, les premiers moines vivaient seuls cinq jours par semaine, mangeant et priant quand ils voulaient ; la communauté se retrouvait le samedi après-midi et le dimanche pour prendre un repas en commun et prier, jusqu’à ce que, devenu religion d’Etat, le christianisme n’impose des règles de vie plus strictes.
Ou encore : en 1900, alors que les rythmes industriels pénètrent toute la société française , on note l’apparition, dans « les milieux scientifiques, politiques, artistiques ou commerciaux industriels » , d’individus s’émancipant des rythmes collectifs. « Chacun se nourrit et travaille en fonction de ses nécessités propres sans suivre exactement les schémas cycliques et les routines qui s’imposent aux autres membres de la société. » Favorisés mais récusant les règles, bourgeois et déjà bohèmes : des bobos avant l’heure.
Agrégé d’histoire, ancien directeur de programme au Collège international de philosophie, Pascal Michon a déjà plusieurs ouvrages sur le rythme à son actif. Son objectif n’est pas de restituer les métamorphoses du rythme à travers les âges comme l’histoire des mentalités aurait pu le faire autrefois. Pour lui, comme en son temps pour Henri Lefebvre, le rythme est bien plus qu’une production humaine : il est la substance même où l’homme se construit, où la communauté s’échafaude, où les deux s’articulent - ou pas. Tout ce qui est rythmique est politique et tout ce qui est politique est rythmique, telle est l’équation qui sous-tend les Rythmes de la politique et le rend à la fois déroutant et passionnant.
Le long avant-propos donne la mesure de l’ambition du projet. Dressant le panorama de la pensée critique aujourd’hui, Michon dénonce l’impasse des « héritiers » , ceux qui continuent de penser avec les catégories formalisées par Deleuze, Foucault ou Derrida, sans voir que les conditions historiques ont changé. La récusation des grandes théories, l’éloge du réseau ou la déconstruction de l’individu-sujet étaient des mots d’ordre corrosifs lorsqu’il s’agissait de lutter contre la pesanteur des vieux systèmes ; trente ans plus tard, le concept de monde fluide et la réduction des individus à de « simples paquets de connexions, des noeuds d’influence, des entrecroisements de flux » ne sont plus que les relais idéologiques du libéralisme financier.
C’est pour sortir du dévoiement des seventies sans en renier l’acquis que Pascal Michon choisit de recourir à l’idée de rythme. Le rythme, explique-t-il, c’est « l’organisation de ce qui est mouvant » . Certes, l’homme est fait de flux – flux du corps, du langage, de la vie sociale – mais aussi de processus qui organisent ces flux et vont faire de lui un individu, un sujet. Domestiquer le corps, scander la langue, concilier le vivre-seul et le vivre-ensemble sont autant d’opérations qui nécessitent des rythmes temporels et spatiaux, des repères, des « manières » . Ces manières-là sont la matière première de la politique : « le rythme est au coeur de la question du pouvoir. »
Par exemple, l’organisation de la journée. Vers 1830, les potiers anglais travaillent mollement le lundi et le mardi, passant plus de temps au bistrot qu’à l’atelier ; du mercredi au samedi en revanche, les journées peuvent atteindre 16 heures ; quand au dimanche, c’est repos. Ce rythme est une survivance médiévale, comparable dans son irrégularité et son laisser-aller aux rythmes saisonniers du travail agricole. Au Moyen Age, l’État lui-même est paresseux et se contente d’interventions ponctuelles dans la vie de ses sujets : l’impôt, les exécutions publiques. Mais, avec la Renaissance et l’apparition des politiques publiques, il entreprend de renforcer la cohésion sociale en régularisant les rythmes de vie. C’est le temps de la « surveillance », décrit par Foucault. La prison et l’hôpital, puis l’école servent de laboratoire pour définir un modèle de vie matinale, propre, ponctuelle. Un modèle où la manufacture viendra se glisser naturellement : en 1700, les Fonderies Crowley tiennent à jour des fiches où l’heure d’arrivée des employés est inscrite à la minute près.
De la rythmisation de l’URSS (cérémonies sportives, défilés) au travail à la chaîne taylorien, Pascal Michon explore les incarnations du rythme politique, tout en soulignant la nécessité de ne pas réduire cette histoire à une simple mise au pas répressive. Si aliénant qu’ait pu être le travail répétitif, son abandon progressif au profit de la flexibilité ne s’est accompagné d’aucun supplément de liberté. Au contraire, il s’est traduit par « un assujettissement et une atomisation de la main d’oeuvre encore plus intenses, rendant possible, simultanément, le renforcement du pouvoir d’une toute petite minorité » . Il en va de même pour l’information, dont la fluidification par les réseaux contemporains a pour effet de diminuer « la tension interne » et « la capacité de prise en charge de la contradiction et du conflit » . L’information « est à la fois pulvérisée, désincarnée et dépolitisée par les nouveaux appareils techniques et par les nouvelles organisations sociales en réseau. »
Entre le monde réglé d’hier et la société fluide d’aujourd’hui, le défi politique et intellectuel est de construire une « rythmicité » de bonne qualité, « une eurythmie simultanément corporelle, discursive et sociale. » Des 35 heures aux rythmes scolaires, des mouvements de capitaux à l’organisation urbaine, le chantier des « bons rythmes » est immense.