R. Wintermeyer, Lichtenberg, Wittgenstein et la question du sujet, Paris, PUPS, 2014, 440 p.
Voici un livre qu’on lira avec grand plaisir. Vu son titre, on aurait aimé y trouver un peu plus d’informations sur Lichtenberg et son écriture aphoristique, mal connus en France, et un peu moins sur Wittgenstein et sa théorie pragmatique du langage, qui nous sont moins étrangers. Les premiers n’apparaissent qu’en toile de fond d’un travail qui porte principalement sur les seconds. Toutefois l’ensemble est extrêmement riche et stimulant pour la réflexion. Il s’inscrit brillamment dans un courant un peu marginal mais très dynamique concernant le sujet et son histoire.
Étant donné la complexité de la question du sujet, Rolf Wintermeyer n’a pas tort de prendre le temps, pour commencer, de déplier les problèmes et de montrer que les positions qui s’affrontent en prétendant couvrir l’ensemble du champ ne lèvent pas en réalité toutes les interrogations. Que l’on se mette du côté holiste, fonctionnaliste, systémiste, du côté individualiste, subjectiviste, ou même encore du côté de la pragmatique analytique, il y a toujours un « surplus » ou un « résidu » dont on ne peut rendre compte. On le suit sans difficultés dans sa critique du dualisme qui préside aux études concernant l’histoire du sujet et de l’individu ; on applaudit aux discussions toujours très fines de l’anti-dualisme analytique ; on est également tout à fait ravi des assauts lancés contre les pensées postmodernes, ce « nouvel idéalisme linguistique qui voit de la langue partout et qui considère que “tout ce à quoi nous pouvons accéder grâce au langage est à son tour du langage” » (p. 175), ce démarquage linguistique et un peu toc, pas si postmoderne que ça, de l’idéalisme absolu, cet enfant monstrueux de Berkeley et de Heidegger, qui est souvent présenté – abusivement, faut-il le préciser ? – comme un héritier de Wittgenstein. En revanche, on reste un peu sceptique quant à l’alternative proposée.
Ces résidus Rolf Wintermeyer les attribue, en effet, le plus souvent à une présence irréfragable du sujet, présence qu’il renvoie soit à une certaine évidence psycho-somatique, à une « familiarité préréflexive, voire prélangagière avec soi-même » (p. 79) – il fait valoir à cet égard, au début du livre, les travaux de Manfred Frank –, évidence et familiarité qui persisteraient selon lui en dépit de toutes les déconstructions ; soit, dans la deuxième partie, à une norme juridique, culturelle et symbolique, qui serait celle de « la Modernité » et à laquelle nous n’échapperions pas non plus. D’autre fois, cependant, en particulier quand il parle de littérature, mais aussi à la fin du livre de psychanalyse, il signale les questions de la créativité, de l’imprévisible, de l’événement (p. 406) et de la circulation du sens de locuteur en locuteur. Il évoque, à ces moments-là, un sujet qui échapperait à la dissolution fonctionnaliste mais qui ne serait pas non plus le sujet des philosophes, ni même l’anti-sujet dispersé dans les fonctionnements hétérogènes des jeux de langage, un véritable transsujet poétique.
Le premier argument présente des faiblesses parce qu’il reste au niveau factuel, descriptif, et qu’on peut toujours opposer à l’immédiateté des phénomènes subjectifs constatés des systèmes d’explication qui permettent d’en rendre compte et donc de leur retirer toute solidité. On pourrait d’ailleurs se demander si, en réaffirmant une intériorité préréflexive, la démarche ne relève pas elle-même d’une conception typiquement allemande de l’individu héritée du XVIIIe siècle. On pense à ce sujet aux analyses d’Elias sur cette question dans La Dynamique de l’Occident. De plus, cet argument fait fond sur des conceptions qui restent fondamentalement dualistes : soit, comme Manfred Frank, mais c’est la même chose chez Ricœur, que l’on se réfère à un sujet light, qui, bien que sans matières grasses, reste toujours un sujet qui insiste, persiste, dans son évidence intime ou sa capacité à tenir parole ; soit que l’on évoque, autre face de la même monnaie, les règles de droit et les normes culturelles individualistes ; soit, comme l’auteur le fait tout au long du livre – ou tout au moins dans la partie écrite pour l’habilitation en 2003 (ex. premières lignes du chap. II et du chap. XI) – et en dépit de la référence à notre travail (p. 82-96), que l’on présente « la Modernité » comme une période entièrement hétérogène au reste de l’histoire occidentale et universelle.
Or le dualisme, par son aspect réducteur, est un véritable « obstacle épistémologique » qui empêche de comprendre la complexité et la multiplicité de l’histoire du sujet. Il ne peut en aucun cas être pris comme paradigme opératoire et constitue bien plus un phénomène à expliquer qu’un outil explicatif. L’idée que l’Occident n’aurait pas connu l’individu et le sujet avant le début de « la Modernité » ne supporte pas la confrontation avec un certain nombre de faits historiques et anthropologiques connus depuis bien longtemps déjà ; il suffit de regarder de près quelques-unes des sociétés et des littératures en question pour s’apercevoir qu’il y avait toujours en elles du sujet et même de l’individu – c’est-à-dire, pour être un peu plus précis (le travail déployé par Vernant pendant presque un demi-siècle ici aurait aidé), du singulier, de l’intime, de l’inclusion plus ou moins grande dans le groupe, de l’agentivité – dans des proportions et des configurations changeantes. Autrement dit, il nous faut rejeter clairement l’assimilation de la modernité au monde moderne. La modernité est un phénomène transhistorique et transcivilisationnel ; le monde moderne est celui qui est apparu en Occident à partir du XVIe siècle, pour des raisons qui sont loin de se limiter à l’apparition d’une nouvelle forme d’individuation – pensons par exemple à la mise en place de l’État moderne.
Le second argument semble en revanche beaucoup plus intéressant. Il entrouvre une voie vers une théorie du sujet extrêmement féconde et novatrice, en particulier parce qu’elle n’implique, elle, aucun présupposé dualiste que ce soit au niveau socio-psychologique, historique ou langagier. Si la sacralisation heideggérienne de la poésie et la dévalorisation concomitante du discours ordinaire, assimilé à une expression vide du « on », l’une et l’autre si souvent et platement imitées en France, ne sont pas tenables, la réduction de toute littérature au discours ordinaire pratiquée de manière de plus en plus caricaturale par la philosophie analytique, ne l’est guère plus. À ce simplisme, Rolf Wintermeyer oppose avec grande justesse la question qui fâche : « Qu’en est-il, par exemple, de ce phénomène qui paraît accessoire ou négligeable en temps normal, mais qui s’avère essentiel pour la littérature : la contamination des significations par les sons et les matériaux […] Lorsqu’il expose le principe qui assimile la signification d’un mot à son usage, Wittgenstein souligne que “la forme et le son d’un mot sont tout aussi négligeables pour l’usage d’un mot que la forme et le matériau d’un roi d’échecs pour l’utilisation de cette pièce” » (p. 262). Plus loin, il fait également remarquer que « l’interdiction de mélanger les discours et les genres n’aurait guère de sens en littérature » (p. 300) – Indeed !
Là où Rolf Wintermeyer avance le plus loin dans cette direction, c’est, nous semble-t-il, dans les chapitres de la fin du livre où il parle de psychanalyse, de Freud et de Lacan, non seulement parce qu’il y montre les limites de l’approche analytique (au sens de Wittengenstein), mais surtout parce qu’il fait au passage un certain nombre de propositions positives concernant la psychanalyse, mais qui pourraient toutes en réalité s’appliquer à une théorie littéraire du sujet : « dégager une “intention” de l’ensemble de ce qui est proféré et qui, en vertu de la situation dialogique ou plutôt dialectique du langage, “signifie pour quelqu’un”, même s’il est, par ailleurs, pourvu de sens » ; partir du fait que « la signification ne résulte pas d’un coup précis, et possible, dans un jeu donné, mais ne peut se dégager que de “l’intégralité du texte”, comprenant, bien entendu, aussi les “propositions grammaticales” » (p. 365). Toutes les différences qu’il repère à ce moment-là de sa démonstration entre Freud/Lacan et Wittgenstein définiraient très bien une approche poétique du sujet. Un peu plus loin, il cite avec bonheur le passage bien connu où Lacan note : « D’où l’on peut dire que c’est dans la chaîne du signifiant que le sens insiste, mais qu’aucun des éléments de la chaîne ne consiste dans la signification dont il est capable du moment même. La notion d’un glissement incessant du signifié sous le signifiant s’impose donc. » (p. 374, n. 19) De même, il rapproche de manière très éclairante « le travail herméneutique du philologue, l’attention prêtée au mouvement d’un texte et à sa structure intégrative, et l’attention flottante du psychanalyste qui cherche à se dégager une intention ». (p. 375) Il défend, contre Jacques Bouveresse qui rejette signifiant et signifiance, une définition du terme « sens » qui comprenne l’« “ambiguïté constitutive” de l’expression “subjective” » (p. 376).
Il y a aussi beaucoup de notations très éclairantes concernant l’écriture de Lichtenberg, notations où apparaît le caractère dynamique, mobile, finalement éthique et politique, du sujet poétique : « Ne sont-elles pas [les remarques de Lichtenberg] tendues vers un accomplissement toujours inédit ou, si l’on veut, toujours différé [….] ainsi, ce ne serait pas leur contenu positif qui importerait en dernière analyse, mais la dynamique qu’elles parviendraient, ou ne parviendraient pas, à créer. » (p. 323) Plus loin : « Mettre l’accent sur la singularité de l’individu […] signifie faire ressortir (créer) un aspect non “subsumable”, non déductible et imprévisible, une multiplicité virtuelle donc qui défie l’analyse par le simple fait qu’elle est tournée vers ce qui n’est pas encore. » (p. 324) Plus loin encore : « D’où cette écriture individualisante qui n’est justement pas étalage de sentiments, mais une notation elliptique et télégraphique qui montre et indique, une écriture par ricochets qui ne fait que toucher les mots pour bondir ailleurs. » (p. 368) Tout cela est extrêmement bienvenu ; on aurait simplement aimé que cette orientation fût plus développée et appuyée sur plus d’exemples concrets.
La difficulté que Rolf Wintermeyer a rencontrée à pousser son avantage de ce côté provient, nous semble-t-il, des outils qu’il utilise pour aborder la littérature.
Tout d’abord, en dépit de sa distance par rapport à Wittgenstein, il reste quand même souvent pris dans sa logique déflationniste analytique, logique qui ne permet en aucune façon de rendre compte de la littérature et des arts. Or, Austin lorsqu’il affirme que la poésie constitue un « emploi parasitique du langage » dit tout haut ce que Wittgenstein pense tout bas ou tout au moins laisse penser, car il est peu disert sur ces questions. Rolf Wintermeyer, adepte de la nuance et des lignes de crête, n’est peut-être pas assez offensif dans sa critique de la réduction du langage aux propositions et au signifié, et il argumente assez souvent dans des termes purement logiques qui éclairent bien peu le fait littéraire. Dans l’ensemble, son Lichtenberg apparaît plus comme un raisonneur sceptique que comme un écrivain ou un poète : « Ce sont, dit Rolf Wintermeyer, des phrases qui doivent être complétées, […] ce sont des propositions entièrement ouvertes. » (p. 322)
Assez souvent, il recourt au paradigme rhétorique. Certes, la littérature n’apparaît plus alors comme l’expression d’un moi qui tracerait son sillage dans la langue, mais elle reste quand même conçue comme un « dévoiement », une « distorsion », un « écart » par rapport au langage ordinaire. D’où un certain nombre de problèmes. D’une part, il est extrêmement difficile de se réclamer du modèle de l’écart sans impliquer, même si c’est à son corps défendant, la présence d’un sujet agent substantiel responsable de cet écart. De l’autre, la rhétorique ne connaît pas le signifiant ni la signifiance, qu’elle écrase sous une conception instrumentaliste du langage. Alors que le rapport à la psychanalyse pousse Rolf Wintermeyer à faire une place à « l’écoute » – de même lorsqu’il parle des « masques acoustiques » de Canetti (p. 405) –, le son reste toujours pour la rhétorique un vecteur relativement indifférent du sens. Il dit par exemple avec raison que « l’individualité se montre dans le mouvement spécifique imprimé au langage » (p. 128) mais il en reste à des considérations concernant les propositions et le caractère volontairement lacunaire de la logique discursive impliqué par la pratique de l’aphorisme et du fragment.
À d’autres endroits, Rolf Wintermeyer se réfère à l’herméneutique. Le texte littéraire serait à aborder, non pas dans les termes d’une déflation théorique cherchant à éliminer tous les énoncés qui n’auraient aucun sens logique, comme chez Wittgenstein et ses successeurs, ni dans ceux d’une explication structurale ramenant toute ouverture du sens à un simple effet déterminé et clos, comme dans les théories françaises des années 1960, mais par une expérience de lecture qui, grâce à un aller-retour entre le lecteur et le texte, permettrait de faire émerger un sens toujours inachevé. Or, en dépit de l’apparente ouverture de cette approche, on ne peut pas ne pas se rappeler que pour Schleiermacher, qui était théologien, il n’y avait qu’un sens du texte et que l’herméneutique a pris au XXe siècle, grâce ou plutôt à cause de Heidegger et de Gadamer, un tournant ontologique qui a fait disparaître à son tour la notion de sujet au profit de la Sprache, la Langue (et non pas le langage) et de l’Überlieferung, la Tradition. Rolf Wintermeyer cite, il est vrai, comme points de repère Dilthey, Manfred Frank, Habermas et Apel (p. 333), auteurs qui assureraient une herméneutique ouverte, attentive à ne pas conclure, mais alors c’est la littérarité qui échappe car on peut tout aussi bien lire avec ces herméneutiques un article de journal ou le défunt bottin téléphonique que la Recherche du temps perdu ou L’homme sans qualités.
Rolf Wintermeyer a donc raison d’évoquer pour finir la nécessité d’« une autre philologie » (p. 402) qui permettrait de mieux rendre compte de la subjectivité, en particulier celle d’un Lichtenberg porté par la montée de l’individualisme des Lumières et pourtant déjà très critique à l’égard de son mythe. Simplement, si le modèle analytique est à l’évidence insuffisant, il faudrait aussi abandonner les modèles rhétorique et herméneutique, et passer à une poétique, adossée bien sûr à une linguistique adéquate, c’est-à-dire qui fasse sa part au discours et à la signifiance.