Ce texte a été présenté durant un colloque consacré aux relations contemporaines entre langage et politique : « Tramas e dramas do politico – Linguagens, Formas, Jogos » (18-21 octobre 2010 – Université fédérale de Uberlândia – Brésil.
Depuis la mise en place à l’échelle de la planète d’un capitalisme flexible et réticulaire, la question du rapport entre le politique et le langage a pris un tour inédit. Les nouveaux modes de domination, mais aussi de subjectivation, s’exercent désormais en grande partie à travers une mise en forme – que l’on peut appeler une « rythmisation » – des activités des corps, du social et du langage [1] . Ce dernier n’est certes pas le seul concerné par les évolutions socio-politiques récentes mais en tant qu’interprétant du social [2], activité en prise sur les corps [3] et condition de toute subjectivation [4], il constitue un lieu d’affrontement stratégique dans les différentes luttes en cours.
Cette situation impose de passer les formes actuelles de l’activité langagière au crible d’une critique sans concessions, mais une telle critique ne peut se limiter à pointer simplement, comme il est souvent fait, la « perte des relations authentiques », la « domination des simulacres », la « déréalisation du réel » et la « dissolution de notre rapport à LA langue ». Toutes ces conceptions, qui démarquent plus ou moins consciemment les critiques lancées par Heidegger contre LA modernité (comme s’il n’y en avait qu’une), ne veulent voir que la moitié de la réalité. Elles passent sous silence la force utopique propre à L’ACTIVITÉ DU LANGAGE elle-même, ses capacités critiques et les possibilités infinies d’inventer de nouvelles modernités, de nouvelles aventures.
Je voudrais montrer ici que nous devons nous attacher à comprendre les rythmes langagiers (corporels et sociaux) qui nous façonnent, tout en nous appuyant pour les transformer sur la force poétique dont chaque être humain est doté du fait même qu’il parle. Il s’agira d’esquisser une vision de notre époque tout aussi critique mais beaucoup moins pessimiste que la plupart des conceptions actuelles du devenir politique du langage.
Vers une poétique de la société
Avec les concepts de « signifiance », de « performatif », d’« énonciation », Benveniste a inventé dans les années 1950-60 une nouvelle linguistique : la linguistique du discours. L’un des enjeux les plus importants de cette linguistique était de restaurer, en pleine période structuraliste et bientôt post-structuraliste, la possibilité de penser la subjectivation. À cet effet, elle visait, à la manière de Humboldt, le langage en tant qu’activité (energeia ou Thätigkeit), mais elle restait malgré tout encore très attachée au modèle sémiotique. Au moment même où il était en train de faire exploser ce modèle, issu de la linguistique de la première moitié du XXe siècle, la « langue » en tant que système de « signes » restait son point de repère théorique le plus visible.
Au cours des deux décennies qui ont suivi, cette nouvelle linguistique a connu des développements inédits dans la poétique et la théorie du langage d’Henri Meschonnic. Celui-ci a voulu prendre acte de la transformation introduite par son prédécesseur et en tirer toutes les conclusions. Il s’agissait désormais d’aborder la subjectivation, non plus seulement du point de vue de la langue (avec sa double signifiance sémiotique-sémantique, son activité pragmatique, sa double nature collective et intime) et de la société (comme système sémiologique collectif), mais, plus radicalement, du point de vue de l’activité du langage (comme discours signifiant, sous ses formes ordinaire et maximalisée dans la littérature) dans son rapport avec le social (pris, quant à lui – bien que Meschonnic reste extrêmement vague sur ce plan –, sous sa forme de dynamique plurielle simultanément collective et individuelle).
Dès le début des années 1980, Meschonnic a ainsi conçu le projet d’une « poétique de la société [5] » : « J’entends par là, déclarait-il, l’étude de la relation entre le sujet et le social telle qu’elle ne soit plus fondée sur la théorie dualiste du signe, mais sur une anthropologie historique du langage, une théorie de l’historicité des discours, qui ne coupe pas plus entre la littérature et le langage qu’entre le langage et la vie [6]. »
Malheureusement, ce projet est resté – comme l’a reconnu lui-même plus tard son concepteur – « une utopie [7] ». Surestimant les forces propres à la poétique et à la théorie du langage, Meschonnic a ignoré les propositions de ceux de ses contemporains, spécialistes de sciences de l’homme et de la société ou philosophes, qui cherchaient comme lui une éthique et une politique fondées sur des bases non-dualistes. Ainsi, dans son œuvre immense, ne trouve-t-on rien sur Merleau-Ponty, Simondon, Elias, Certeau, Giddens, Morin, Moscovici, Thévenot, Boltanski, Ricœur, Descombes. Quelques lignes sur Foucault et sur Deleuze dans Critique du rythme, quelques lignes sur Touraine dans Politique du rythme. Seuls Habermas et Bourdieu ont eu droit à un peu plus d’attention, malheureusement, toute en extériorité et guidée par le seul souci un peu vain de ne montrer que ce qui leur manque [8] .
Or, cette ignorance et ce rejet combinés ont eu un effet délétère sur la notion de « société » qui est restée entièrement indéterminée. Dans l’expression « poétique de la société », autant le premier membre renvoie à une pensée solidement charpentée, autant chez Meschonnic le second est encore faible et inconsistant.
Je voudrais donc m’attacher ici à donner un premier contenu à ce projet de poétique de la société ou plutôt du social, on comprendra bientôt pourquoi, en me limitant à en esquisser, à grands traits, le cadre théorique – j’en donnerai, chemin faisant, quelques exemples historiques mais je me permets de renvoyer le lecteur à mes travaux publiés pour des analyses factuelles plus approfondies [9] .
Placer la société dans la lumière du langage comme activité et des discours comme ensembles signifiants a des nombreuses conséquences analytiques mais aussi éthiques et politiques. Je commencerai par celles qui concernent les rapports rythmiques entre langage et vie collective ; j’aborderai ensuite celles qui concernent le rôle du langage dans l’accession des individus collectifs (et singulier) au sujet.
Le langage comme interprétant poétique de la société
Chez Benveniste, le langage, en tant que principe de toutes les langues, est la condition de possibilité de tous les autres systèmes signifiants qui ne parviennent à remplir leur fonction que s’ils sont « modelés [10] » sémiologiquement par lui. En ce sens, il n’est pas une institution parmi d’autres, incluse dans le social ; bien au contraire, il est « l’interprétant du social » (p. 61) ; le social n’existe que par lui. En tant que langue particulière, il fournit par ailleurs les désignations lexicales des différentes réalités instituées dans une société particulière.
Toutefois, du point de vue d’une poétique de la société, son rôle ne s’arrête pas là. En tant qu’activité signifiante, il institue en effet le social précisément en le signifiant, c’est-à-dire en lui donnant la chair sémantique historique qui échappait à la description encore relativement formelle de Benveniste, tout en fournissant les instruments qui sans répit fouillent cette chair pour en montrer les corruptions.
Il existe à vrai dire au moins un texte où Benveniste a indiqué cette direction et qui montre qu’il était conscient de l’existence du nouveau continent qui s’ouvrait ici à l’analyse sociale : « La langue, disait-il, entoure de toute part la société et la contient dans son appareil conceptuel, mais en même temps, en vertu d’un pouvoir distinct, elle configure la société en instaurant ce qu’on pourrait appeler le sémantisme social [11]. » C’était reconnaître au langage, au-delà de la question du « modelage sémiologique » et de celle des « désignations lexicales », l’existence d’un pouvoir instituant entièrement lié à son aspect sémantique et pragmatique, c’est-à-dire aux discours en tant que textes signifiants tout aussi bien qu’au discours en tant qu’activité énonciative. Malheureusement, ni Benveniste, ni Meschonnic n’ont développé cette suggestion et c’est donc à nous que revient aujourd’hui cette tâche.
On voit émerger ici un nouveau champ de recherche extrêmement prometteur : celui de la rythmisation de la vie collective dans et par les discours ou, pour le dire autrement, celui de l’invention langagière permanente d’un « ordinaire collectif ». Dans le et les discours, quelque chose d’analogue à ce qui se passe sur le plan singulier apparaît au niveau collectif : des manières d’avancer dans le langage, qui sont – il ne faut jamais l’oublier – directement liées à des manières de se mouvoir dans le corps et de jouer dans les interactions sociales.
Un bon exemple de cette rythmisation nous a été donné par le philologue Victor Klemperer. Dans son livre, LTI – La Langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue, celui-ci a analysé comment le régime nazi a pu construire et assurer une grande partie de son pouvoir en instillant dans les masses, à travers la radio, la presse, le cinéma et les discours politiques, des manières de parler, qui ont rapidement atteint les conversations les plus banales et les plus intimes des individus [12]. Loin de reposer sur la simple propagation de représentations conscientes, la domination nazie s’est fondée sur un contrôle et une mise en forme des rythmes du langage : « L’effet le plus puissant de la propagande nazie ne fut pas produit par des discours isolés, ni par des articles ou des tracts, ni par des affiches ou des drapeaux, il ne fut obtenu par rien de ce qu’on était forcé d’enregistrer par la pensée ou la perception. Le nazisme s’insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente. [13] »
Klemperer relève ainsi d’innombrables exemples de la nazification du langage : la dilection du régime pour les mots d’origine étrangère, que l’Allemand moyen ne comprend pas et qui orientent les esprits vers le rêve et la croyance ; la prégnance du vocabulaire religieux lorsqu’il s’agit de parler du Führer ou du parti ; la péjoration de certains mots comme « intelligence », « objectivité », « système », « scepticisme », « pondération » ; la survalorisation de certains autres comme « croyance », « soumission », « vision », « mouvement », « attaque », « agression », etc. Mais au-dessous de la couche des mots, Klemperer note également l’invasion du langage quotidien par les tournures et le style oratoire, souvent hystérique et haineux, des discours adressés aux foules assemblées lors des grandes réunions que multiplie le régime. D’une manière encore plus insidieuse que dans le cas du vocabulaire, les locuteurs sont ici amenés à adopter un type particulier de dynamique discursive – et à en délaisser d’autres, plus posées et articulées. La nazification des masses se fait alors par une invasion du langage par la vitesse, l’énergie et l’irrationalité de la harangue politique. Toute expression tend à se faire sommation, exclamation, galvanisation : « Le style obligatoire pour tout le monde, note Klemperer, devient celui de l’agitateur charlatanesque. [14] »
Les effets de cette rythmisation de l’activité du langage sont à la fois infinitésimaux et immenses. Chaque locuteur est prisonnier de milliers de minuscules formes d’expression, qui, prises isolément, semblent souvent inoffensives, mais qui mises en relation les unes avec les autres forment un réseau sémantique, une dynamique porteuse dont il n’a pas conscience et qui parle à travers lui. Or, ce que dit ce langage, c’est toujours la haine, la hiérarchie sociale et raciale, l’adoration simultanée de la nature et de la technique, le culte du Führer, la suprématie de l’État total, la violence et la destruction des ennemis – tout particulièrement des Juifs.
Le langage comme vecteur de la subjectivation collective
Deuxième aspect d’une poétique de la société : l’accession des individus collectifs (et singuliers) au sujet.
On sait que pour Benveniste « le langage est dans la nature de l’homme [15] » et qu’il permet aux singuliers d’accéder à la subjectivité : « C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet ; parce que le langage seul fonde en réalité, dans sa réalité qui est celle de l’être, le concept d’ “ego”. » (p. 260) Toutefois, cette conception ne concerne, on le voit, que les individus en tant que « locuteurs », distincts les uns des autres : « La “subjectivité” dont nous traitons ici est la capacité du locuteur à se poser comme “sujet”. Elle se définit, non par le sentiment que chacun éprouve d’être lui-même (ce sentiment, dans la mesure où l’on peut en faire état, n’est qu’un reflet), mais comme l’unité psychique qui transcende la totalité des expériences vécues qu’elle assemble, et qui assure la permanence de la conscience. Or nous tenons que cette “subjectivité”, qu’on la pose en phénoménologie ou en psychologie, comme on voudra, n’est que l’émergence dans l’être d’une propriété fondamentale du langage. Est “ego” qui dit “ego”. » (p. 260)
Mais la poétique de la société montre qu’il ne faut pas s’arrêter à ce seul aspect du processus discursif. Au moment même où le langage fait accéder les singuliers à la capacité de se poser en sujets, il les fait également accéder à des formes de subjectivité collective. On pourrait dire, en paraphrasant Benveniste : « C’est dans et par le langage que les hommes se constituent comme sujets collectifs, et cela parce que le langage seul fonde en réalité, dans sa réalité qui est celle de l’être, le concept de “nous”. Sont “nous” ceux qui disent “nous”. » Sans être totalement fausse cette vision purement grammaticale des choses serait toutefois beaucoup trop restreinte pour rendre compte de ce qui se passe en réalité. En effet, à travers les discours, les singuliers accèdent en fait à des sujets poétiques multiples qui circulent entre eux, sujets qu’ils contribuent parfois à forger ou qu’ils reçoivent tels quels, tout en les transformant à leur tour. De là des effets de subjectivation qui amènent le concept de « nous » à se diffracter en un enchevêtrement de sujets collectifs diversifiés.
Pour mieux faire comprendre ce que la poétique apporte ici à la théorie du social, précisons ce que Meschonnic entend par « sujet poétique ». Selon lui, les œuvres littéraires constituent des systèmes signifiants performatifs, des systèmes rythmiques, qui, d’une manière analogue au je de l’énonciation mais sur le plan supérieur des discours, sont « sui-référentiels, sui-constitutifs » et « produisent leur référence en même temps qu’ils la désignent [16] ». D’où deux effets liés l’un à l’autre. D’une part, la systématicité de ces rythmes donne à la signifiance la force pragmatique qu’on lui connaît dans les grandes œuvres de la littérature : une force qui transforme les lecteurs-auditeurs, en les engageant à donner un nouveau rythme à leur vie et à adopter de nouvelles manières de vivre dans le corps, le langage et le social. De l’autre, en se faisant leur propre référence, en étant auto-constitutives, les œuvres échappent à toute réduction à leur situation de production et de réception ; elle sont en quelque sorte à elles-mêmes leur propre situation et deviennent ainsi capables de circuler indéfiniment.
C’est pourquoi un sujet poétique est toujours, par nature, performatif et collectif. Certes, une œuvre est produite à partir d’une situation historique et personnelle singulière, dans une langue singulière, mais ses effets ne sont en rien limités à l’individu qui en est l’auteur, ni au groupe qui parle la langue dans laquelle elle est écrite, ni à aucun de ses sous-groupes. C’est même ce qui fait la définition de sa valeur artistique : son aspect transsocial, transnational et transculturel. Elle constitue une sorte de puissance rythmique vagabonde.
Or, la production, la réactualisation et la transformation de ces sujets poétiques ne sont en rien réservées aux seuls artistes. Ce que la pratique artistique, et en particulier la pratique poétique, nous montrent, c’est, sous une forme maximisée, le fonctionnement normal du sémantisme ordinaire. Nous participons tous, peu ou prou, à l’invention et à la circulation des sujets collectifs incarnés, si je puis dire, dans des formes sémantiques systématisées et rythmées.
Benveniste faisait déjà remarquer la chose suivante : « Comment produit-on la langue ? On ne reproduit rien. On a apparemment un certain nombre de modèles. Or tout homme invente sa langue et l’invente toute sa vie. Et tous les hommes inventent leur propre langue sur l’instant et chacun d’une façon distinctive, et chaque fois d’une façon nouvelle. Dire bonjour tous les jours de sa vie à quelqu’un, c’est chaque fois une réinvention. » Et il ajoutait : « À plus forte raison quand il s’agit de phrases [17]. » Mais on peut étendre cette remarque, au-delà des mots et même des phrases, à toutes les productions discursives : « Tout homme invente son langage et l’invente toute sa vie. » En réalité, tous les hommes participent peu ou prou de la capacité de produire ces puissances circulantes que sont les sujets poétiques. L’art est seulement la pratique humaine qui, parce qu’elle en maximalise les effets, montre le mieux ce qui se passe sur le plan ordinaire, dans la moindre conversation et la moindre interaction : une production et une circulation permanente de sujets. En même temps, on voit, tout d’abord, que cette accession au sujet collectif n’est pas systématique – on peut se complaire dans la pure répétition des normes en vigueur ; ensuite, qu’elle ne peut se faire qu’en se diffractant en une multiplicité de puissances qui s’entrecroisent les unes les autres. Telle est la condition complexe du « nous » dans le langage – condition qui montre ce qu’a d’abusif la réduction de ce « nous » multiple et bien souvent contradictoire à la simple unité du pronom personnel.
Dans Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Walter Benjamin a donné un exemple du fonctionnement complexe de ces puissances de subjectivation vagabondes [18]. Son travail apporte, de ce point de vue, un complément important à celui de Klemperer. Si le langage peut se transformer, on l’a vu, en véhicule du totalitarisme, en instrument d’assujettissement, il peut aussi devenir le vecteur de dynamiques de subjectivation. Il est la source à la fois de l’ordinaire et de l’extraordinaire collectifs.
Comme Klemperer, Benjamin note l’importance chez Baudelaire des jeux lexicaux. Il remarque que Les Fleurs du Mal constituent le premier ouvrage de poésie lyrique à avoir utilisé des mots de provenance non seulement ordinaire mais urbaine. Baudelaire emploie quinquet, wagon, omnibus et ne recule pas devant voirie ou réverbère. Ces mots banals, totalement dépourvus de patine poétique, forment le fond prosaïque et en partie illégitime du point de vue des règles de l’art, sur lequel celui-ci dispose ses allégories (la Mort, le Souvenir, le Repentir, le Mal), allégories dont la brusquerie des apparitions crée un effet que Benjamin compare à celle de charges explosives lancées contre les bonnes mœurs langagières de l’époque.
Mais ces conflagrations et affaissements lexicaux ne sont pas les seules transformations que Baudelaire fait subir à l’activité langagière de la société bourgeoise dans laquelle il vit. Celles-ci s’insèrent dans une modification en profondeur de la dynamique du langage elle-même. Benjamin relève les interruptions dont Baudelaire aimait à couper la lecture de ses vers, la fréquence des tensions entre la voix qui se retire et l’accent métrique que l’on devrait attendre. Il semble parfois que le mot s’écroule sur lui-même : « Et qui sait si ces fleurs nouvelles que je rêve / Trouveront dans ce sol lavé comme une grève / Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ? » Ailleurs : « Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures. » De même encore, dans le célèbre vers « La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse », l’accent ne tombe pas comme on l’attendrait sur le dernier mot : « La voix, remarque Benjamin, se retire pour ainsi dire de “jalouse” et ce reflux de la voix est quelque chose d’extrêmement caractéristique de Baudelaire. [19] »
En introduisant dans les rythmes langagiers admis par son époque ces explosions, ces chaos et ces effondrements, Baudelaire tente, tout d’abord, de prendre en charge l’expérience abîmée des individus plongés dans la Grande ville. Dans les nouveaux monstres urbains qui commencent à se former, la vie est en effet dominée par une disparition rapide des rythmes sociaux traditionnels (les rythmes réguliers du culte et de l’économie rurale) et l’émergence d’une socialité fluidifiée par le marché, la production mécanisée, l’éclairage au gaz et les nouveaux moyens de transport et de communication. Au sein de ces nouveaux milieux de vie, en grande partie dérythmés – au moins au regard des rythmes anciens –, les objets ont perdu l’aura dont un usage régulier ou rituel les dotait, pendant que les corps sont soumis à un déluge de chocs et de stimuli, qui les endurcissent et leur font perdre le contact avec eux-mêmes. Les rythmes heurtés et cahotants du discours baudelairien rendent ainsi compte de l’expérience chaotique et malheureuse du nouvel homo urbanus.
Mais Baudelaire ne se limite pas à témoigner de la négativité de son époque ; il cherche également, en allant jusqu’au fond de cette expérience abîmée, ce qui pourra lui permettre de la surmonter. Ce programme est contenu dans l’aphorisme célèbre : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or. » En prenant en charge cette expérience et en réorganisant la manière dont le langage produit le sens, la poésie effectue une critique des modes de subjectivation singulière et collective de la société bourgeoise et invente de nouveaux modes de vie dans le langage. Elle dresse en particulier l’utopie d’un monde où les corps-langages seraient à nouveau en harmonie avec eux-mêmes, grâce aux correspondances entre tous les sens.
Les fameux « petits poèmes en prose », qu’il cherche à composer pendant toute la fin de sa vie, ont le même objectif. En se libérant de toute versification, ils visent à transformer l’activité du langage la plus commune de telle manière qu’elle puisse à la fois rendre compte de la subtile dégradation de l’expérience et se faire le vecteur d’un changement radical de la vie : « Quel est celui de nous, écrit Baudelaire cinq ans avant sa mort, qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? C’est surtout de la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant. [20] »
Avec le poème en prose, comme il le faisait déjà dans sa poésie versifiée, Baudelaire met ainsi en circulation une nouvelle manière de fluer du langage, un nouveau type de rythme, qui est aussi une nouvelle forme de subjectivation assumant à la fois l’aliénation des singuliers et la possibilité d’un dépassement collectif.
Bien sûr, ces nouvelles manières de fluer du langage et les sujets qu’elles lancent dans l’usage collectif ne relèvent pas d’un monde radicalement séparé du quotidien. Il faudrait se défaire, un fois pour toutes, du préjugé élitiste tenace qui considère l’art comme une sphère distincte de la vie. En élaborant une poésie merveilleuse qui est encore capable de nous émouvoir aujourd’hui, Baudelaire ne fait qu’exploiter et maximiser un potentiel de subjectivation qui existe dans le langage le plus ordinaire. Loin de pointer un monde éthéré et sacré, il met ainsi en évidence la dynamique éthique et politique à laquelle tout être humain a accès dès qu’il reçoit ou prend la parole.
La fabrique du social vue de la poétique
L’approche poétique du social jette ici un jour nouveau sur une notion que les sciences sociales ont forgée, dès la fin du XIXe siècle, pour tenter de comprendre les nouvelles formes de fonctionnement qui commençaient à se répandre dans les sociétés les plus modernisées. En lançant une manière inédite d’organiser les fluements du langage, aussi minuscule soit-elle, un poète – mais c’est valable pour tout locuteur – donne à un « public » l’occasion de se constituer. Or, si ce public possède certains aspects communs avec le public tel que l’entendaient Tarde ou même Dewey, il s’en différencie assez nettement sur un certain nombre de points. Comme le public tardien, le public poétique est une association de singuliers séparés physiquement et réunis par une lecture commune. Mais au lieu que cette association se fasse à partir d’« idées » et de « croyances » véhiculées par les « médias », au lieu qu’elle prenne la forme d’une concrétion exclusive d’individus monadiques et qu’elle ne dure que le temps de « l’actualité », dans le cas de la poésie – et de toute création langagière nouvelle, fût-elle infinitésimale –, cette association se fonde sur un partage actif de formes de sujet, de rythmes signifiants, qui sont autant de formes de vie, car elles sont indissociablement liées à des manières d’organiser les fluements du langage, des corps et des interactions.
Les publics issus de la circulation des sujets poétiques constituent ainsi des individus collectifs, des espèces de nous, mais ces nous ont la particularité de former des groupes sociaux totalement ouverts – et cela dans un sens plus radical encore que celui que lui donnait Popper quand il défendait la « société ouverte ». D’une part, à la différence de la plupart des groupes sociaux qui tendent à se constituer en entités fermées sur elles-mêmes excluant et rejetant ce qui ne leur serait pas propre, ils passent par-dessus les barrières sociales et même les générations ; de l’autre, contrairement aux publics médiatiques, pour la première fois identifiés par Tarde, ils ne peuvent avoir de chef, de gourou ou de meneur. Les publics poétiques constituent nécessairement des groupes ouverts à tout être humain présent ou futur et c’est pourquoi ils se chevauchent constamment les uns les autres.
On voit ici que la fabrique du social, dès qu’elle est placée sous la lumière du langage, prend un aspect bien différent de celui auquel les sciences sociales et la philosophie politique nous ont habitués. Certes, cette fabrique peut s’appuyer sur la diffusion de rythmes signifiants de masse, tels que ceux analysés par Klemperer ou encore, d’une manière différente mais convergente, par Tarde. Dans ce cas, le nous qui est produit – ce nous totalisé de la communauté raciale ou du public sous influence – se réduit à l’identité d’un pronom personnel qui ne serait pas partageable universellement. Mais, il y a aussi une autre manière d’envisager cette fabrique à travers la production et la réactualisation de sujets poétiques. Cette fois, le nous a la richesse d’une myriade de formes de subjectivation qui se chevauchent les unes les autres sans jamais se replier sur une unité fixe et clairement délimitée. Ce nous déborde constamment tout enfermement dans le pronom que l’on appelle, de manière significative, la « première personne du pluriel » et promeut une collectivité non-autoritaire et non-identitaire, un nous-nuage ouvert et mobile.
Sur les rythmes langagiers du monde contemporain
Cette conception du social rend plus sensible les enjeux éthiques et politiques actuels. D’un côté, nous devons faire une critique de tous les rythmes langagiers qui empêchent la formation de sujets collectifs pluriels, en particulier – mais nous verrons qu’ils ne sont pas les seuls – ceux qui véhiculent des formes subjectives à la fois totalisantes et excluantes, ces « Nous » à majuscule que l’on donne en pâture à des êtres humains dont l’existence est abîmée par les crises, le cynisme des classes dominantes, l’incompétence et la corruption des gouvernants. De l’autre, nous devons favoriser l’éclosion et le développement de tous les rythmes qui pourraient permettre aux singuliers d’accéder à des formes subjectives collectives multiples.
Nous manquons de travaux précis concernant ce dernier point, qui relève, il est vrai, autant d’un faire que d’une connaissance. C’est un chantier qui reste à mener et pour lequel j’aurais plaisir à collaborer avec toute personne intéressée par cette thématique. Nous disposons en revanche d’études suffisantes pour nous faire déjà une idée assez claire des conditions rythmiques qu’imposent au langage les nouvelles réalités médiatiques et techniques, ainsi que le fonctionnement global du néo-capitalisme flexible et réticulaire.
Au cours de ces deux dernières décennies, la circulation des discours s’est mondialisée et les lieux de débats se sont multipliés, ce qui a entraîné une certaine diversification des pratiques discursives. Ces transformations ont indubitablement aidé à la mise en circulation de nouveaux sujets poétiques, qui ont été à l’origine de solidarités inédites et d’actions collectives, en rien négligeables. Mais comme les nouveaux médias cherchent, pour assurer leur développement et leur hégémonie grandissante, à produire et à vendre toujours plus de discours, cette diversification a le plus souvent consisté en une simple multiplication quantitative accompagnée d’une simplification des contenus, qu’en une recherche qualitative de meilleures formes de vie.
On a ainsi observé la progression assez rapide de deux manières de rythmer le langage, qui certes ne sont pas entièrement nouvelles mais qui tendent à s’imposer désormais et cela jusque dans les conversations les plus banales. Précisons, qu’il ne s’agit bien évidemment que de deux idéaltypes extrêmes qui n’excluent pas d’autres types de rythmes plus neutres.
D’un côté, on voit se diffuser des discours de plus en plus simplistes, fondés sur des prises de position outrancières et volontairement scandaleuses. Ces discours, dont le style est toujours de l’ordre de l’imprécation et de la harangue, contiennent des contenus très peu élaborés fondés sur des conceptions apocalyptiques, manichéennes ou paranoïaques du monde. Leur objectif est avant tout de pénétrer la sphère médiatique et de la faire résonner le plus longtemps possible pour y faire passer des messages de peur, de haine, de division et d’exclusion – parfois même de guerre et d’appel au meurtre.
De l’autre, on voit se multiplier des discours qui, sortes d’images spéculaires des précédents, effacent ou euphémisent les conflits existants. Aujourd’hui, dans cette part de la logosphère néolibérale, on peut certes tout dire – on est même enjoint de tout dire –, mais il faut le dire d’une manière qui, par la neutralisation de toute tension interne au discours et de toute contradiction entre les positions en présence – ce que l’idéologie néolibérale contemporaine appelle d’une manière aussi pompeuse que retorse « le respect de l’autre » –, le rende apte à être reproduit et mis en circulation le plus largement et le plus rapidement possible dans les réseaux du capitalisme médiatique. L’archétype de ce discours, lisse et purement technique, sans qualité poétique ni puissance critique, est bien évidemment celui de la première chaîne « globale », CNN, qui ne parle jamais de littérature et évite soigneusement toute critique qui pourraient lui faire perdre des parts d’audience. Mais on pourrait aussi citer la nouvelle communication des managers d’entreprise qui, en se libérant des modèles du code et de l’écrit et en le remplaçant par un modèle oral et contractualiste, n’a qu’un seul but : libérer les entreprises d’une gestion collective considérée comme trop rigide, lui substituer une gestion individualisée et empêcher ainsi toute formation de contre-pouvoir par composition des forces.
Dans ces réseaux, tout ce qui fait obstacle à la transparence, à la vitesse et à la quantité de la communication est ainsi éliminé ou, tout au moins, minoré au maximum. Toute tension sémantique forte est retransformée en tension faible, voire annulée par sa traduction en pure relation de coexistence ; toute dyade est traduite en une simple paire et, plus largement, toute organisation signifiante systémique – dont la littérature fournit certainement l’un des meilleurs exemples – divisée en énormes « blocs » opposés ou, au contraire mais c’est la même chose, morcelée analytiquement en éléments d’information facilement transmissibles : les prétendues « données ». C’est pourquoi, du reste, les uns et les autres préfèrent parler « d’une » information ou « des » informations plutôt que de l’in-formation au sens où celle-ci impliquerait une morphogenèse et une subjectivation singulière et collective. Dans les deux cas, pour pouvoir circuler de plus en plus rapidement et de plus en plus massivement, le langage s’éloigne au maximum du modèle de ce que Simondon appelait une « bonne forme » : il contient de moins en moins de tension potentielle interne et donc de puissance de subjectivation. Il est à la fois massifié et pulvérisé, désincarné et dépolitisé par les nouveaux appareils techniques, les nouvelles organisations sociales en réseau et les communautés qui s’opposent à celles-ci de manière purement régressive.
Les nouveaux médias et le capitalisme flex-réticulaire qui viennent de se mettre en place favorisent ainsi des formes d’exercice du langage qui oscillent entre les cris et le vent – entre des discours apocalyptiques et hystériques dont toute l’énergie provient de leur appel constant à la division et à la violence, et des discours asthéniques et lénifiants dans lesquels les divisions et les violences du monde ne sont plus prises en charge pour être surmontées. D’un côté comme de l’autre, ces discours sont vidés de tout contenu complexe – au sens d’une tenue interne d’éléments qui autrement sont vus comme simplement contradictoires – et la complexité du monde réduite à de grandes oppositions binaires ou divisée en une infinité de « données » minuscules.