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J.-Cl. Schmitt, Les rythmes au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2016, 718 p.
Le livre de Jean-Claude Schmitt sur les rythmes au Moyen Âge est une somme, qu’il importe de lire et de discuter. Fruit d’un travail de longue haleine, il résume à certains égards une vie entière de recherche, placée sous le signe d’une lecture anthropologique du monde médiéval, à la croisée de la réflexion sur le texte et sur l’image, laquelle abonde ici, faisant de ce volume un manuel d’interprétation de l’iconographie médiévale et une œuvre d’art autant qu’un essai historique. Par la profondeur de son propos, l’essai de J.-C. Schmitt se place toutefois bien au-delà du « beau livre ». Dès le prologue et le début de la première partie, avec son élégante histoire de la notion moderne de rythme et de son dégagement progressif en sociologie, en histoire de l’art et en anthropologie, le ton est donné. Il s’agira de se placer dans la lignée de la grande anthropologie du rythme, envisagé comme instrument de réflexion totalisant sur la société, en action comme en représentation, pour interroger ce que pouvaient être les différents rythmes du Moyen Âge, avec une claire conscience des limites choisies. C’est en effet la conscience du rythme et ses cultures qui sont ici envisagées à travers différentes manifestations religieuses textuelles, musicales, langagières, artistiques, dans une volonté privilégiant l’élaboration rituelle des rythmes – largement, quoique non uniquement, centrée autour de la domination du temps et de la société par l’Église – sur ce qu’une autre époque aurait appelé les rythmes « objectifs » de croissance économique ou matérielle de l’Occident. Jean-Claude Schmitt s’explique sur ces choix, tout en soulignant l’arc temporel immense – les dix siècles du Moyen Âge classique – de l’essai, encore que le décompte des propos et des exemples fasse plutôt pencher la balance en faveur du Moyen Âge central et tardif.
Le livre est construit selon une architecture à la fois savante et esthétisante, en six chapitres calquant les six jours de la création, qui forment une sorte de carole. La première journée (« Des rythmes modernes au “rhythmus” médiéval », p. 29–156), pose la question des fondements médiévaux de la notion de rythme, en partant des définitions du XIXe–XXe siècle pour tenter de retrouver dans le noyau du rhythmus, de la mensuraet et du numerus les aspects les plus immédiatement saillants de la pensée du rythme médiéval, autour des rythmes poétiques et prosaïques, et de la naissance de la mensuration musicale. La seconde journée (« Les rythmes du corps et du monde », p. 161–249) repart de la musique pour interroger les rythmes du corps, dans la marche et la danse, dans le geste des mains qui écrivent et de la voix qui récite, avant de s’élargir en explorant les rythmes du microcosme humain lié au macrocosme, et ses traductions médicales. La troisième journée (« Les rythmes du temps : scander l’année, sonner les heures », p. 253–357) explore le problème des rythmes annuels et du comput, sous ses différentes formes monastiques et laïques, autour de la question des calendriers, et des heures liturgiques. La quatrième journée (« Rythmes d’espace : lieux et parcours », p. 361–470) envisage les constructions de l’espace créées par les processions imaginaires ou réelles, et les pèlerinages, religieux ou politiques (circumambulations partiellement ritualisées de souverains à travers leurs territoires). La cinquième journée (« Les rythmes narratifs : histoire et mémoire », p. 475–550) s’attaque à la construction du récit historique, à travers la rythmisation de l’histoire opérée par le double jeu du récit et des illustrations, souvent diagrammatiques. Enfin, la sixième journée (« Changement de rythmes », p. 555–680) retrouve différents moments de changement de rythme supposé ou avéré des sociétés médiévales, à travers les innovations, l’individuation et l’arythmie. On débouche sur un épilogue correspondant au septième jour.
Cette construction savante et hautaine n’est pourtant pas artificielle. Le choix de n’inclure qu’à la marge des réflexions sur les rythmes économiques et politiques mentionnés plus haut oriente certes l’ouvrage, tout en étant la rançon de sa tenue anthropologique. Il s’agit plus ici d’anthropologie historique que d’histoire anthropologisée, même si l’historien sensible aux évolutions trouvera une riche pâture dans ces pages. La question de la signification et des prolongements éventuels de cet essai me paraît se résumer en deux points. D’une part, par rapport à de précédentes réflexions, l’essai présente la grande qualité d’avancer considérablement dans la voie d’une anthropologie historique interdisciplinaire qui tente d’inclure à part égale des réflexions d’histoire des sciences, de l’Église, des textes, de l’art.
Le spécialiste des domaines précis pourra certes occasionnellement trouver à redire, non pas tant pour la sûreté des informations abordées, qui est grande, que parce qu’il aura parfois l’intuition qu’une liaison plus forte entre les différents types de rythme envisagés aurait pu être construite sur certains points. Malgré l’excellence des développements sur les notions médiévales de rythme, on regrette ainsi que des définitions médiévales classiques de rhythmus et de mensura désormais aisément accessibles n’aient pas été exploitées. La définition à tiroirs des « Derivationes » d’Uguccione de Pise, le dictionnaire le plus fameux du bas Moyen Âge, donne ainsi (Cecchini 2004, p. 1025) une vision surprenante de la conceptualisation médiévale consciente de l’alliance entre rite (ritus), rythme, nombre, vertu et arithmétique, le tout placé sous l’enseigne de la rationalité, qui prouve que la proximité rythme/rite était fortement conceptualisée par les clercs au XIIe siècle. De même, le spécialiste ne se plaindra certes pas de l’évocation des proses rythmées, mais notera qu’on n’a pas été jusqu’à rechercher l’existence de textes des auteurs médiévaux notant les effets affectifs supposés de ces rythmes. Sur certains points, les textes suggèrent la possibilité d’une liaison entre le rythme conscient médiéval (de la poésie métrique ou rythmique, de la musica mensurabilis) et les différents types de rythme anthropologique explorés.
Quid par exemple des poèmes mnémotechniques condensant les calendriers ou, dans une autre optique, la Bible ? Contrairement à ce qu’une certaine doxa littéraro-anthropologique (discutée dans l’essai) assène parfois, le mètre n’est anthropologiquement jamais mort, même quand il est scolaire, le rythme devant être monotonie autant qu’originalité, et cette monotonie ayant une fonction sociale. Suggestions de prolongement toutefois, plutôt que critiques, car se plaindre que tout n’est pas dit dans cette somme serait déplacé : le champ énorme de la matière invoquée excluait l’exhaustivité.
Plus généralement, et c’est le second point, ces possibilités de chaîner encore plus fortement les différentes scansions de l’essai en injectant du « rythme médiéval conscient » dans le corps social tout entier grâce à différents textes rythmés posent la question de la nature du travail effectué. Jean-Claude Schmitt jette en effet un pont entre les notions médiévales de rythme et l’analyse d’un rythme des sociétés médiévales postulé à l’aune de la pensée du rythme anthropologique développée principalement au XXe siècle. Dans cette mesure, cet essai s’inscrit dans le sillage des questionnements prestigieux posés, par exemple, par un Erwin Panofsky dans « Pensée gothique et architecture scolastique ». Y a-t-il un risque de surjouer la cohérence rythmique d’une société, en lui inventant une armature rythmique globale parce que l’on souhaite précisément y trouver un ensemble de rythmes concordants, là où la multiplicité des espace-temps envisagés pourrait faire plutôt postuler un ensemble, souvent discordants, de rythmes ? La perspective choisie ici par Jean-Claude Schmitt lui permet sans doute de tamiser la violence de cette question, car c’est en définitive, peut-être autant, voire plus du rythme rêvé par l’homme médiéval, que du rythme véritable de ce dernier, qu’il parle. Mais fût-il autant rêvé que vécu, le sujet reste suffisamment vaste pour justifier le temps investi dans l’écriture de cette superbe somme, et celui que tout médiéviste devrait lui consacrer.