Nous sommes particulièrement heureux de pouvoir publier ce texte d’Yves Letournel et cela pour au moins deux raisons. La première est qu’il n’entre dans aucune des cases imposées par la répartition actuelle des sciences de l’homme et de la société. Issu d’une très longue observation participante qui relève de l’anthropologie, il se concentre pourtant sur des phénomènes langagiers qui intéressent rarement les anthropologues, et pas plus souvent, il faut bien le reconnaître, les linguistes. Ce que décrit Yves Letournel, ce n’est pas, pour parler comme Humboldt, « le squelette de la langue », c’est « le langage en activité », dans son dynamisme propre qui fait que la communication ne tient pas principalement aux signes échangés mais à toute l’épaisseur rythmique signifiante d’un flux qui comprend les sons, les attitudes des corps et les silences.
La deuxième raison est qu’Yves Letournel adosse, avec une pudeur et une discrétion en adéquation parfaite avec son objet, cette anthropologie du langage à une forte connaissance de la poétique occidentale. Derrière la ligne mélodique de la description anthropologique des faits langagiers, une oreille attentive peut en effet entendre la basse continue d’une pensée et d’une pratique de la littérature, qui l’éloigne encore plus de la linguistique et de ses illusions technicistes. C’est tout le travail entrepris depuis la fin du XIXe siècle pour comprendre la nature profonde du fait littéraire qui est ici convoqué sans être jamais cité. Dans cette anthropologie de la communication par le silence en Asie orientale, on retrouve ainsi bien des considérations sur le pouvoir de l’indirect, de l’évocation, de la suggestion et de la « disparition élocutoire du poète » qui ont été au cœur de la réflexion des écrivains depuis Verlaine, Rimbaud et Mallarmé. Et cette confrontation non-dite de l’Occident et de l’Orient, dans leurs différentes manières de faire fluer le langage, est l’un des effets les plus admirables de ce texte qui réouvre, en très peu de pages, des perspectives en grande partie bouchées par la fragmentation et la technicisation forcenées des savoirs en place.
Première publication : Bulletin 23e Journée de l’Université Dokkyo, Japon (6 décembre 2009, février 2010, p. 65-71).
« Il nous faut considérer la parole avant qu’elle soit prononcée, sur le fond du silence qui la précède, qui ne cesse pas de l’accompagner, et sans lequel elle ne dirait rien ; davantage, il nous faut être sensible à ces fils de silence dont le tissu de la parole est entremêlé. »
M. Merleau-Ponty, La Prose du monde
Ce texte présente certains des résultats d’une assez longue enquête de terrain, menée en Chine Populaire, à Taïwan et au Japon, concernant les propriétés communicatives du langage tacite et de la discrétion linguistique en Asie orientale.
Que le silence dans la communication soit lié au secret, à l’intime, au mystère, paraît une évidence. Il reste que ce champ de la parole intime, « tue », demeure, en didactique des langues étrangères, peu exploré et risque d’autant moins de l’être qu’il se situe à contre-courant de l’extraordinaire publicité donnée aujourd’hui à toutes les paroles : la sexualité et la religion par exemple, ne sont plus depuis longtemps des sujets sur lesquels il est « convenable » ou prudent de garder le silence.
Souvent frappée de suspicion, taxée d’hypocrisie ou, à tout le moins, de manque de franchise (celle-ci étant souvent confondue avec la sincérité), la pudeur devient malséante. L’affichage verbal du moi, parfois en son plus intime, est désormais de bon aloi et il est permis de se demander si la dissipation de tout secret, qu’induit une transmission intégrale des informations, ne ruine pas d’un coup les chances d’une « communication communion ».
Rappelons en effet la définition du silence comme moyen d’expression, procurée par le Trésor de la Langue Française : « Fait de laisser entendre sa pensée, ses sentiments, sans les exprimer formellement. Fait d’entrer en communion, en communication intime, sans le secours de la parole ». On sait d’autre part que l’origine du mot « communication » réfère explicitement au sens de « partage, communion. »
Qu’entend-on au juste par « communion » ? Nulle réminiscence religieuse bien entendu mais cette façon si spontanée qu’ont deux personnes conversant de recourir aux silences de la connivence. Nous ne prétendons pas que le mutisme soit un mode de communication édénique. Cependant, le simple fait que le silence exempte, au moins temporairement, des contraintes syntaxiques et lexicales liées au maniement du verbal permet de lever les barrières de la langue étrangère et de puiser au vocabulaire non moins riche du non verbal et de la gestuelle. Un sourire complice, un regard entendu, une moue éloquente s’inscrivent souvent dans un temps de non parole.
Dans le langage du silence, la part de l’intime est prépondérante à ne considérer que le secret de la personnalité même qui, comme tout secret, vit de silence et en lui, s’invite avec bonhomie dans son enceinte, avec un tel naturel dans les manières que l’on est parfois enclin à considérer toute volubilité affectée, quelque spontanéité apprise et, en leurs occasions d’aventure certaines franchises verbales, insincères.
Grossièrement simplifié, voici bien l’enjeu : comment convertir ce naturel si confondant de la parole intérieure en aisance langagière ?
Il arrive que la nécessité de se taire, soit par pudeur, soit par impossibilité de dire l’indicible, fasse surgir de nous une parole qui n’est plus « message » stricto sensu. La volonté de tout dire, qui fait fi de cette alternative de « diffusion » discrète, mène parfois à l’incommunicabilité et tout se passe comme si la préservation, dans l’échange verbal, d’une part de secret, donc de silence, favorisait la communication.
Michel Foucault a réfléchi en historien sur le lien entre le dire et le silence dans le discours occidental sur la sexualité : « Il s’agit en somme d’interroger le cas d’une société qui depuis plus d’un siècle se fustige bruyamment de son hypocrisie, parle avec prolixité de son propre silence, s’acharne à détailler ce qu’elle ne dit pas. [1] » Le paradoxe n’est qu’apparent : l’hypocrisie est un jeu de langage, délectable dans la mesure où elle nous rend maître, par procuration, des pouvoirs communicatifs du silence. La franchise, au contraire, privée de toute tactique de retournement et de conversion du sens, élimine le mystère des mots et le plaisir qui s’y attache. Foucault analyse ainsi comment la pastorale catholique codifie « toute une rhétorique de l’allusion et de la métaphore » (Ibid., p. 26). Même neutralisés, les mots doivent être tous dits, à la confession : « La pastorale chrétienne a inscrit comme devoir fondamental la tâche de faire passer tout ce qui a trait au sexe au moulin sans fin de la parole. » (Ibid., p. 30)
À cet égard, la parole par excellence, le sanctuaire verbal par tous adoré et convoité, c’est l’aveu. Spontané ou extorqué, il témoigne d’un état valorisé d’éréthisme discursif : exhaustivité du dire, méticulosité de la narration… Au-delà du confessionnal, on avoue tout à tous, à son analyste, à ses parents, à ses amis, à soi-même : « Nous sommes devenus […] une société avouante » (Ibid., p. 79). Il est évident que cette valorisation occidentale de la « parole intégrale » fausse d’autant plus notre approche de la communication en contexte oriental que nous ne prenons pas toujours la pleine mesure de son influence.
Le silence exerce donc sur la parole un pouvoir d’altération ; il en modifie la fonction, qu’il convertit comme un transformateur modifie un courant électrique. Sous sa forme convenue de transmission claire de données au moyen d’un message explicite, il va de soi que la communication y perd. Sous sa forme plus aboutie et plus fortunée de « communion », elle triomphe en plaçant l’incommunicable au cœur de l’acte de parole. Autour de cet enclos de silence, les mots échangés fraient entre eux sans les secours du sens, tant celui-ci, diffracté, converti par la pudeur ou prolongé et dévié sur les chemins de la rêverie, n’est plus que l’écho méconnaissable de paroles à peine prononcées.
Ce jeu de cache-cache avec les mots, ce langage dansé autour du silence et qui prend forme et vérité par cette ronde singulière, se nomme tantôt allusion ou insinuation, tantôt suggestion, selon le genre de discours adopté pour l’éclaircissement de l’ellipse. Il offre quoi qu’il en soit, par la part d’ombre légère portée sur les mots, la lenteur patiente du déchiffrement et le babil muet qu’il engendre, un mode d’union langagière. Plutôt que de « conspiration », il serait plus heureux de la désigner comme une confection commune du silence.
L’exploitation du non dit est donc déterminante. La « langue de bois », le « politiquement correct » où la sincérité est emmurée vivante dans le silence le plus suffocant, celui du langage même, le sujet tabou et son appétissante provende de mots interdits autour desquels gigotent en vain des verbalisations latentes, telles en sont les manifestations communes. Insérer le secret au cœur du langage (à propos de tout sujet), recourir à l’implicite, nous paraît de nature à activer les forces expressives de la suggestion, d’autant que nous estimons le contexte culturel favorable.
En Asie orientale, dans le cadre d’une interaction langagière où la discrétion dans l’énonciation est le plus souvent de rigueur, il est fort rare d’apercevoir les « étincelles » d’une conversation « brillante ». Personne n’y « pousse sa pointe », l’esprit de repartie ne scintille pas et l’on ne risque guère de se laisser emporter « dans le feu d’une discussion » d’où aucune « saillie » ne « fuse ». Ces métaphores occidentales sont pertinentes en Europe pour décrire l’art du beau parler, depuis les salons de Madame de Rambouillet jusqu’aux débats littéraires ou politiques télévisés où les interventions des écrivains et des personnalités politiques consacrent autant les délices du dire que celles du lire ou du faire. De telles images poétiques sont dénuées de sens ici, où la vivacité, dans l’échange verbal, fait cruellement défaut. La seule ardeur, transmuée par le silence, est celle de mots qui rutilent, d’un verbe qui réfléchit à tous les sens du mot et non d’une parole qui flamboie.
Au début du XXe siècle, Tarde rapporte les propos d’un voyageur au Japon, M. Bellesort, qui note « la lenteur des conversations japonaises, les hochements de tête, les corps immobiles agenouillés autour d’un brasero [2] ». Nous retrouvons ici la valeur insigne du rythme. Si le brasero et l’agenouillement ont disparu, le corps et le verbe nippons n’en ont pas complètement perdu la mémoire. Une parole spirituelle, étincelante, par son agilité et sa légèreté, disperse dangereusement les limites du foyer de l’attention. Au contraire, à l’abri de corps immobiles et inclinés, une parole lente, posée, luit, chatoie, intensément.
Les langues chinoise et japonaise valident ce type de communication tacite : en chinois, Xin Xin Xiang Yin – « partager les sentiments de quelqu’un ; les cœurs battent à l’unisson » ; Yi Xin Chuán Xin – « communiquer par le cœur sans langage articulé ». En japonais, isshin denshin– « Communication tacite » et sassuru – « Deviner supposer imaginer ».
Autre exemple qui n’est pas à négliger : l’artisanat vocal du futile. La discrétion sémantique est une ressource dédaignée. Or, manier des billevesées exige un doigté aussi sûr que celui requis pour emboîter des arguments. Quand rendra-t-on justice, en communication verbale, à la poésie de l’insignifiance ? Tenir des propos décousus, Parler pour ne rien dire, Causer de tout et de rien, c’est, aussi, l’exploit langagier de dire le rien. Un bavardage superficiel et qui ne tire pas à conséquence est une manière de pique-nique linguistique, où l’on chipote avec le néant.
On mesure, en didactique des langues étrangères, l’apport de telles conversations à bâtons rompus qui esquissent plus qu’elles ne tracent les contours d’un langage très simple et dans lequel le non verbal voit son rôle souligné et accru.
Ici, l’instauration d’un certain climat de vacance mentale, en d’autres termes d’un vide de la conversation, permet à celle-ci de s’agencer, selon des lois comparables à celles de l’érosion. Le moteur langagier semble arrêté, la parole en panne. Privés de l’énergie du sens, les mots filent leur erre dans le silence. Nos catégories lexicales sont impuissantes à décrire des réalités de communication qui ne correspondent pas au schéma linéaire des linguistes. « Échange verbal », « dialogue », « conversation »… On ne « parle » pas « avec » quelqu’un, quand c’est tout le corps, la gestuelle et la physionomie qui sont convoqués, on prend part à lui.
Tarde décrit ainsi la magie de la conversation, son charme : « Les interlocuteurs agissent les uns sur les autres, de très près, par le timbre de la voix, le regard, la physionomie, les passes magnétiques des gestes, et non pas seulement par le langage. » (Tarde, 2006, p. 75)
Un dernier exemple de discrétion porte sur les marqueurs de l’argumentation. Nos analyses ont vérifié les remarques de Higashi Tomoko sur le processus argumentatif japonais, où les « signaux » de désapprobation ne sont que « très implicitement manifestés » [3]. La réfutation et la ratification, aux techniques d’expression spécifiques et antithétiques dans la rhétorique occidentale, sont au Japon à ce point affectées par les modulations du silence qu’elles ne diffèrent guère rythmiquement et trompent l’œil et l’oreille de l’occidental le plus sagace. Le nivellement par ce tempo propre au silence s’opère dans une telle mesure que la mise en page orale est relativement uniforme.
Quant à la dispositio, celle-ci n’obéit pas aux canons de la rhétorique classique : l’argumentation et la péroraison récapitulative ne s’allient pas ensemble comme des instruments de persuasion pointés vers l’interlocuteur. Bien souvent, l’étudiant, par la multiplication des pauses et des silences peuplés de bruitages onomatopéiques, au moyen de l’accent d’insistance porté pizzicato sur les mots grammaticaux, use des ressources prosodiques pour créer une argumentation moins vindicative mais aussi efficace pour emporter l’adhésion, une sorte d’appel à résonance, non point tant la conquête d’un suffrage et de son expression verbale que l’espérance d’un écho intérieur.
C’est le rythme de la séquence, sostenuto, qui empêche de reconnaître aussitôt la valeur distinctive d’énoncés s’inscrivant dans les mêmes cadences phrastiques. Il est d’ailleurs brouillé par le grésillement des concessives, tournures fréquentes dans l’échange verbal japonais et qui enroulent la parole de telles réticences qu’elle en acquiert, par effacement progressif des contours et dislocation des mesures, une manière d’invisibilité.
S’agissant de productions orales à valeur argumentative ou franchement polémique, les Européens, rompus à une rhétorique des genres de discours aux rythmes établis, peinent, auprès d’un public extrême-oriental, à distinguer la valeur des constructions rythmiques informelles induites par un usage déroutant du silence : plages de mutisme de réflexion, de soin à l’écoute de l’autre ou de soi-même mais aussi dissolution insidieuse des concrétions verbales par la transcription sur le mode mineur des marqueurs de l’argumentation et le recours à l’atténuation et aux procédés de la parole implicite uniformisant les teintes du langage.
Les difficultés liées à une discussion interculturelle dans cette zone du monde nous paraissent tenir moins à une divergence dans l’organisation du discours par la pensée qu’à une répartition autre des mesures de parole par le silence et à la scansion, selon nos critères occidentaux arbitraire et indue en termes logiques, que le silence impose à ces volumes verbaux. Cette technique de l’estompage linguistique, où tout est modelé sur un seul ton, déconcerte l’œil occidental, accoutumé à des oppositions de couleurs pures et à un traitement plus franc des valeurs.
Il convient également de porter un autre regard sur la nature des énoncés recueillis et de reconsidérer la valeur d’un langage dont les « compétences de communication » aujourd’hui vantées ne tiennent guère compte. Celui tout bonnement du tact et de la qualité de l’écoute, si haute au Japon : nous recourons au terme « interaction d’écouteurs » pour désigner l’échange verbal nippon, chacun écoutant les paroles d’autrui comme si c’étaient ses propres paroles intérieures. Il s’agit aussi du langage corporel, du ton, du silence et des yeux ou de la connotation : les paroles déviées, indécises, le pouvoir évocateur du je ne sais quoi et les effets de sourdine de l’atténuation linguistique qui ne sont en rien annexes mais se produisent intensément au cœur du langage, sous le paravent des mots, comme en japonais : enkyoku – « Expression détournée ou euphémique, circonlocution ».
Leurs qualités expressives mises au défi dans le champ clos de la communication, tels sont donc les pouvoirs que l’incertitude et l’inexprimable s’arrogent.
Quelle serait en effet la portée d’une émotion que la pudeur ne corrigerait point et de quelle valeur créditerait-on un énoncé qui, par quelque endroit, ne se déroberait au sens ou ne se livrerait aux accidents de la conjecture ?
La question est au cœur de notre enquête puisqu’elle lie, en un même nœud, langage et esthétique, silence du sens et avènement de la parole intérieure. Nos exemples le prouvent : en termes communicatifs, cette « parole intérieure », sous ses multiples avatars, ne se situe pas à la périphérie de l’échange mais en son sein.
Mise en péril, voire avilie par les ravages de l’exhaustivité du dire, celle-ci, retrouvant les prestiges de l’Aïdos grec, pourrait, si nous savions l’exploiter, contribuer à résoudre les difficultés de compréhension interculturelle. Quel que soit son lieu d’exécution, le silence, le langage verbal ou non verbal, la parole intérieure n’usurpe jamais les prérogatives du langage articulé ; bien au contraire, elle en féconde les énoncés puisque, seule, elle permet une « communication communion ». Ces forces d’expression ne sont donc antagoniques qu’en apparence et l’on aurait avantage à les promouvoir toutes, au rang, identique, que leur confère leur égale éloquence.
Pour finir, empruntons à Simmel sa réflexion sur les pouvoirs de discrétion. « Nous sommes faits de telle sorte que nous avons besoin […] d’imprécision dans notre commerce avec les êtres. Une chose dont on voit avec précision le fond ultime fait apparaître la limite du désir et interdit à l’imagination d’élargir cette limite. [4] » Si nous voulons conserver lors d’un commerce verbal « la forme psychologiquement efficace de l’imprécision » (Ibid.), nous sommes tenus d’exploiter aussi les formes linguistiquement efficaces de la discrétion : telle nous paraît une des entreprises (la plus ardue et sans doute la plus nécessaire) incombant au didacticien des langues étrangères exerçant en Asie orientale.