Ce texte a déjà paru dans la revue Noesis — Quine, Whitehead et leurs contemporains, n° 13, 2008, pp. 269-282. Nous remercions Didier Debaise de nous avoir autorisé de le reproduire ici.
L’inscription spéculative de la durée
Devenirs et rythmes
L’émergence de la continuité : devenirs et durées
Conclusion : les deux formes de l’empirisme
Cet article a pour principal objet de tenter de donner sens à l’hommage qu’a rendu Whitehead à Bergson dans sa préface à Procès et réalité : « je suis aussi largement redevable à l’égard de Bergson, de William James et de John Dewey » [1]. Nombreux sont les lecteurs, particulièrement en France [2], qui ont pris cet hommage pour l’attestation d’une continuité. Cette impression se justifiait d’autant plus que, dans Le Concept de nature, Whitehead avait déjà rendu un hommage similaire à Bergson :
Je crois être en cette doctrine en plein accord avec Bergson, bien qu’il utilise le mot temps pour le fait fondamental que j’appelle passage de la nature [3].
Tout semblait donc indiquer un mouvement similaire, une orientation commune de pensée qui, si elle s’était bien exprimée à partir d’autres concepts, n’en relevait pas moins d’une même intuition. De L’Évolution créatrice à Procès et réalité il y aurait cette vision, exprimée par Bergson, selon laquelle « nous comprenons, nous sentons que la réalité est une croissance perpétuelle, une création qui se poursuit sans fin » [4]. Certes, les mots diffèreraient : là où Bergson parlerait de durée, d’élan vital et d’événement, Whitehead parlerait, dans Procès et réalité, de préférence de devenir, de créativité et d’entité actuelle. Mais en deçà des mots, il y aurait une trajectoire commune.
Cette lecture, qui semble de prime abord cohérente et qui a l’avantage de faire valoir une double continuité — de Bergson à Whitehead et du Concept de nature à Procès et réalité [5] — ne peut se faire qu’au prix des trajectoires respectives sur lesquelles Bergson et Whitehead se sont engagées. L’hommage de Whitehead ne désigne, comme nous voudrions le montrer ici, nullement une continuité, mais au contraire la mise en évidence d’une bifurcation. Elle a comme point initial l’idée qu’il faudrait substituer aux différentes formes de substantialisme qui ont déterminé l’histoire de la métaphysique une pensée qui serait adéquate à « cette croissance perpétuelle » dont parle Bergson et qui formerait l’élément central d’une nouvelle philosophie de la nature. Cette nécessité leur est commune, mais la manière par laquelle ils ont tenté de lui donner sens a déterminé deux lignes divergentes dont la différence s’est cristallisée autour de la place et de la fonction du concept de durée. [...]