Devenirs et individuations. L’hommage de Whitehead à Bergson

Didier Debaise
Article publié le 12 décembre 2024
Pour citer cet article : Didier Debaise , « Devenirs et individuations. L’hommage de Whitehead à Bergson  », Rhuthmos, 12 décembre 2024 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article3084

Ce texte a déjà paru dans la revue Noesis — Quine, Whitehead et leurs contemporains, n° 13, 2008, pp. 269-282. Nous remercions Didier Debaise de nous avoir autorisé de le reproduire ici.


L’inscription spéculative de la durée

Devenirs et rythmes

L’émergence de la continuité : devenirs et durées

Conclusion : les deux formes de l’empirisme


Cet article a pour principal objet de tenter de donner sens à l’hommage qu’a rendu Whitehead à Bergson dans sa préface à Procès et réalité : « je suis aussi largement redevable à l’égard de Bergson, de William James et de John Dewey » [1]. Nombreux sont les lecteurs, particulièrement en France [2], qui ont pris cet hommage pour l’attestation d’une continuité. Cette impression se justifiait d’autant plus que, dans Le Concept de nature, Whitehead avait déjà rendu un hommage similaire à Bergson :

Je crois être en cette doctrine en plein accord avec Bergson, bien qu’il utilise le mot temps pour le fait fondamental que j’appelle passage de la nature [3].

Tout semblait donc indiquer un mouvement similaire, une orientation commune de pensée qui, si elle s’était bien exprimée à partir d’autres concepts, n’en relevait pas moins d’une même intuition. De L’Évolution créatrice à Procès et réalité il y aurait cette vision, exprimée par Bergson, selon laquelle « nous comprenons, nous sentons que la réalité est une croissance perpétuelle, une création qui se poursuit sans fin » [4]. Certes, les mots diffèreraient : là où Bergson parlerait de durée, d’élan vital et d’événement, Whitehead parlerait, dans Procès et réalité, de préférence de devenir, de créativité et d’entité actuelle. Mais en deçà des mots, il y aurait une trajectoire commune.


Cette lecture, qui semble de prime abord cohérente et qui a l’avantage de faire valoir une double continuité — de Bergson à Whitehead et du Concept de nature à Procès et réalité [5] — ne peut se faire qu’au prix des trajectoires respectives sur lesquelles Bergson et Whitehead se sont engagées. L’hommage de Whitehead ne désigne, comme nous voudrions le montrer ici, nullement une continuité, mais au contraire la mise en évidence d’une bifurcation. Elle a comme point initial l’idée qu’il faudrait substituer aux différentes formes de substantialisme qui ont déterminé l’histoire de la métaphysique une pensée qui serait adéquate à « cette croissance perpétuelle » dont parle Bergson et qui formerait l’élément central d’une nouvelle philosophie de la nature. Cette nécessité leur est commune, mais la manière par laquelle ils ont tenté de lui donner sens a déterminé deux lignes divergentes dont la différence s’est cristallisée autour de la place et de la fonction du concept de durée. [...]

Notes

[1A. N. Whitehead, Procès et réalité. Essai de cosmologie, Paris, Gallimard, 1995, p. 39.

[2J. Wahl est sans doute celui qui s’est engagé avec le plus de cohérence dans cette lecture bergsonienne de Whitehead, notamment dans son livre fondamental Vers le concret, Paris, Vrin, 1932. On en retrouve l’héritage chez G. Deleuze, notamment dans Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988. Deleuze y décrit la philosophie de Whitehead comme une pensée de l’événement dont il énonce les trois composantes : 1. Un événement a une extension, c’est-à-dire qu’il « s’étend sur les suivants, de telle manière qu’il est un tout, et les suivants, ses parties » (p. 105) ; 2. Un événement est composé de séries extensives qui « ont des propriétés intrinsèques (par exemple, hauteur, intensité, timbre d’un son, ou teinte, valeur, saturation de la couleur), qui entrent pour leur compte dans de nouvelles séries infinies […] » (idem) ; 3. Un événement est un individu. Si « nous appelons élément ce qui a des parties et est une partie, mais aussi ce qui a des propriétés intrinsèques, nous disons que l’individu est une “concrescence” d’éléments » (idem). Deleuze, suivant l’interprétation de J. Wahl, attribue aux événements les qualités des entités actuelles et réciproquement. La possibilité de les confondre repose, selon nous, sur le fait que la pensée de l’événement de Whitehead n’a pas été assez distinguée des autres philosophies de l’événement, et notamment de celle de Bergson.

[3A. N. Whitehead, Le Concept de nature, Paris, Vrin, 1998, p. 73.

[4H. Bergson, L’Évolution créatrice, Paris, P.U.F., 2003, p. 240.

[5Dans le Concept de nature, il est exact que Whitehead utilise un langage très proche de celui de Bergson : événements, passages et durées. La nature y est décrite comme une réalité continue dont nous faisons l’expérience par des « tronçons », des découpages qui sont les événements. Ainsi, Whitehead écrit-il : « la continuité de la nature est la continuité des événements » (A. N. Whitehead, Le Concept de nature, op. cit., p. 90). Mais à partir de Procès et réalité les notions de nature et d’événement perdent leur caractère ultime au profit de la créativité et des entités actuelles. À cela s’ajoute le fait que Whitehead ne place plus la continuité, mais la discontinuité comme caractéristique fondamentale de l’univers. Il nous semble donc que l’idée selon laquelle il y aurait un prolongement et une généralisation du Concept de nature à Procès et réalité ne va pas de soi. Nous ne nions pas qu’il y ait entre les deux livres une profonde cohérence mais elle ne peut être située, selon nous, dans la reprise d’un même problème.

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