H. Martin, « Plus un geste ! Corps distraits et rythme des images chez Chardin et Chaplin » in H. Eckert & N. Hatzfeld (dir.), Images du travail, Travail des images, n° 18, 2025.
Résumé : Que se passe-t-il, dans les gestes du travail, quand celui-ci se suspend ? Et quels autres gestes naissent à cette occasion ? Pour cerner philosophiquement ces questions, nous analysons d’abord la lecture que plusieurs philosophes et écrivains (Blanchot, Agamben, Deleuze) font de la nouvelle d’Herman Melville, Bartleby ou le scribe (1853) dans laquelle un copiste new-yorkais refuse, du jour au lendemain, d’effectuer toute tâche supplémentaire, répondant à son patron le fameux « I would prefer not to. » Bien que ces interprétations tirent Bartleby du côté de la passivité, de la négativité, du désœuvrement, nous préférons emmener l’analyse du côté du rythme et du rapport au temps que creusent les gestes de suspension du travail, de distraction. Pour ce faire, nous étudions deux corpus d’images, de part et d’autre de la pliure du capitalisme industriel. Le temps domestique et le rythme « naturel » des travailleuses peintes par Chardin, chez qui la distraction peut conduire à la rêverie. Le temps industriel et la cadence machinique des ouvriers des Temps modernes de Chaplin, contre quoi s’oppose le corps ambivalent et critique de Charlot. La distraction de l’ouvrier et son rapport déconcertant aux objets et au politique deviennent ainsi une puissance subversive.
Mots-clés : distraction, Chardin, Chaplin, corps, temps, travail, horloge
Qu’advient-il lorsqu’un travailleur, lorsqu’une travailleuse cesse le travail ? Que survient-il dans les gestes du travail quand celui-ci se suspend ? Quels autres gestes surgissent à cette occasion ? Interrompre ce que l’on appelle une activité professionnelle conduit-il à devenir passif ? Les choses ne sont pas si aisément réversibles, antonymiques, et c’est le nuancier de cet entre-deux qui trame ce texte.
Nous sommes au mitan du XIXe siècle à Wall Street. Bartleby est engagé comme scribe, copiste dans l’étude d’un notaire, narrateur de la nouvelle d’Herman Melville. Il copie jour et nuit, affamé mais sans gaieté, écrivant silencieusement, d’une manière mécanique et éteinte. Un jour, son patron lui demande une tâche supplémentaire et il répond : « I would prefer not to. » Face au stoïcisme de sa phrase, résistance passive et, croit-il, inoffensive, le patron ne se met pas en colère. Il pense au caractère de Bartleby, gentil, respectueux, involontairement excentrique ou extravagant. Mais cette réponse est la première d’une longue série. Face aux refus répétés de Bartleby d’effectuer un nouveau travail supplémentaire ou d’aller chercher un colis à la poste, le narrateur s’interroge sur son employé. Lui, l’homme de loi rationaliste, entouré des papiers de tous ces morts et de tous ces vivants, qui pense ainsi connaître le tout de la vie humaine, tombe sur une énigme. [...]

