Accélération du rythme et flexibilisation. Le cas de la dégradation de la délibération dans un service comptable

Patricio Nusshold et Aurélien Appéré
Article publié le 24 mai 2025
Pour citer cet article : Patricio Nusshold et Aurélien Appéré , « Accélération du rythme et flexibilisation. Le cas de la dégradation de la délibération dans un service comptable  », Rhuthmos, 24 mai 2025 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article3146

Patricio Nusshold & Aurélien Appéré, « Accélération du rythme et flexibilisation. Le cas de la dégradation de la délibération dans un service comptable », Activités, n° 21-2, 2024.

 

Résumé : L’objectif de ce texte est de présenter le déroulé et les résultats d’une investigation en psychodynamique du travail auprès d’un collectif de comptables dans l’industrie chimique et penser la place centrale de la qualité de la délibération collective. Le texte présente le cadre théorique, et la méthodologie d’enquête en psychodynamique du travail, ainsi qu’une étude de cas. L’équipe comptable analysée se retrouve dans un contexte hostile et tendu sur le plan relationnel, avec peu ou pas de réunions pour discuter du travail. À la suite de la présentation du contexte de la demande et son analyse, l’article se structure en deux parties. Une première partie traite des évolutions récentes dans l’organisation du travail, traversée par diverses formes de flexibilisation : changement de modèle économique, de hiérarchie, de logiciel, d’aménagement de l’espace, ainsi qu’une augmentation du nombre des intérimaires et des prestataires extérieurs et une réduction du nombre des salariés. La deuxième partie présente ce qui se passe dans ce contexte dans lequel les salariés accélèrent leur rythme défensivement : la délibération est mise à mal et les postures défensives se radicalisent. Ceci entraîne des difficultés sur le plan de la coopération et de la santé. Le texte met en évidence le lien entre la qualité de la discussion collective sur le travail et la capacité de penser le lien entre ces évolutions. Ce qui est à retenir de cette expérience de terrain est le mode dans lequel les pistes de transformation se sont dévoilées au fur et à mesure que le collectif de volontaires élaborait collectivement sur ce qui empêchait la coopération.

 

Summary :The aim of this text is to present the process and results of an investigation into a group of accountants in the chemical industry, using the psychodynamics of work method, and to think about the central place of the quality of collective deliberation. The text presents both the theoretical framework and methodology of the psychodynamics of work, and a case study. The accounting team we analyzed found itself in a hostile and tense relational context, with few or no meetings to discuss work. Following a presentation of the context of the request and its analysis, the article is structured into two parts : the first deals with recent changes in work organization relating to various forms of flexibilization : change of business model, hierarchy, software, open space layout, along with an increase in the number of temporary workers and external service providers and a reduction in the number of employees. The second part of the paper presents what happens in this context : deliberation is undermined, and defensive postures become more radical. This leads to difficulties in terms of cooperation and health. The text highlights the link between the quality of collective discussion about work and the capacity to think about the link between these developments regarding flexibilization and hyperactive defensive behaviors. The most striking outcome about this field experience is how ways for transformation were revealed as collective thinking about work improved.

 

Mots-clés : activité, comptabilité, psychodynamique du travail, souffrance, travail

 

Keywords : activity, accounting, psychodynamics of work, suffering, work

 

 

1. Introduction

 

Nous viserons dans ce texte à discuter du caractère pathogène de l’organisation du travail au sein d’un service comptable dans l’industrie chimique. À partir des résultats d’une démarche d’intervention auprès d’un collectif de travail, nous nous concentrerons sur le lien entre certaines évolutions de l’organisation du travail et les difficultés dans la coopération et la possibilité de bien travailler. Nous allons nous concentrer notamment sur la description de certaines évolutions dans l’organisation du travail de cette équipe qui ont flexibilisé leurs conditions de travail – y compris le temps et l’espace (Heddad, 2021) – et les conséquences de ses évolutions sur la coopération et les conduites défensives, comme l’accélération du rythme et les conflits claniques.

 

Pour structurer notre texte, le choix a été fait de présenter deux volets de l’analyse de la situation. D’abord seront présentées les évolutions qui ont été imposées à l’équipe par l’organisation du travail ces dernières années. Puis, dans un second temps, seront discutées les conséquences de ces changements sur le plan de la coopération, de la santé, mais aussi la manière dont les membres de l’équipe se sont protégés dans ce contexte, qui a rajouté des difficultés supplémentaires pour réussir à organiser la coopération dans un contexte déjà très contraignant.

 

Des débats sont ouverts depuis de nombreuses années sur certaines questions mentionnées par cette étude de cas. Les problèmes de santé et coopération au travail sont au cœur des enjeux du travail contemporain et font l’objet de nombreux travaux qui s’intéressent aussi aux différentes modalités d’intervention sur le travail (Clot, Bonnefond, Bonnemain, & Zittoun, 2024 ; Detchessahar, 2019 ; Detchessahar & Journé, 2018 ; Rocha, Mollo, & Daniellou, 2017 ; Arnoud & Falzon, 2013 ; Lorino, 2013 ; Bruère & Chardeyron, 2013). Cet article se situe dans le champ théorique de la psychodynamique du travail, discipline fortement influencée par les développements en ergonomie (Nusshold & Poy, 2015).

 

Nous nous permettons une brève présentation de certaines notions qui pourront être réintroduites dans notre article lors de la présentation des résultats de notre travail de terrain. La psychodynamique du travail considère que le travail est central dans la construction de l’identité (Dejours, 2015). Dans la conceptualisation du travail vivant, l’analyse des ressorts de la coopération au travail occupe une place centrale. Le travail est toujours un rapport social qui vit par l’invention et l’appropriation de savoir-faire collectifs (Gernet & Dejours, 2012). Il suppose la coordination des intelligences. Tout travailleur accorde son travail à un collectif, lequel produit, entretient, remanie les règles de travail (Favaro, 2014). Pour exister, le collectif a besoin de règles. D’une part des règles données par l’organisation du travail (ce qu’on appelle la coordination), et d’autre part les règles établies par les sujets au travail (ce qu’on appelle la coopération). Le collectif de travail joue un rôle fondamental en permettant de surmonter le déplaisir occasionné par la confrontation à l’échec, de nous défendre de la souffrance au travail et de la subvertir en plaisir puis la convertir en gain narcissique et identitaire (Debout, 2014 ; Uchida, Sznelwar, Barros, & Lancman, 2011). Le « travailler ensemble » ainsi se construit grâce au développement des règles de l’art (Cru, 2014) qui permettent de juger ce qu’est un beau travail, quels sont les beaux aménagements pour combler l’écart entre le travail prescrit et le travail réel. Pour pouvoir bâtir les règles de travail, un collectif de travail doit pouvoir endurer des discussions contradictoires sur les différents modes opératoires en vue de pouvoir trouver des compromis (Edrei, 2017). Les espaces de délibération permettent de bâtir la coopération autour d’une œuvre commune. Nous identifions trois niveaux de coopération : la coopération horizontale, la coopération verticale et la coopération transverse (Debout, op. cit.). Lorsqu’un collectif de travail coopère, celles et ceux qui s’engagent partagent des stratégies défensives qui leur permettent de travailler sans être paralysés par la peur, ou l’angoisse dans certaines circonstances. On identifie différentes formes de défenses (Debout, op. cit.) : des défenses individuelles (comme l’hyperactivité, ou le repli défensif sur son activité individuelle), des stratégies de défenses collectives (comme le déni du risque dans le bâtiment ou le désengagement collectif) et, en dernier, les idéologies défensives. Les idéologies défensives sont une forme de radicalisation des stratégies de défenses collectives (Rolo, 2019). Dans le contexte des idéologies défensives, les mouvements défensifs s’enkystent. Ces conflits de personnes peuvent devenir des mouvements claniques, voire des guerres de clans. Dans cette configuration, la confiance est perdue et les travailleurs consacrent de plus en plus de temps à parler des « autres » au détriment des discussions sur le travail. [...]

Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP