Ce texte constitue la quatrième et dernière section d’une étude plus large dont on trouvera des trois premières ici, ici et ici.
En formation d’adultes, c’est sans doute le courant des histoires de vie qui vise le plus explicitement à favoriser la construction par le sujet de sa propre durée. « En permettant aux sujets de ramasser et de mettre en forme leurs différents morceaux de vie, semés et dispersés au fil des ans, des temps et des contretemps, l’histoire de vie leur fait construire un temps propre qui leur donne une consistance temporelle spécifique, une histoire » (Pineau G., 1987, p. 121). Pour les travaux qui se situent dans cette perspective, le sujet est en outre implicitement comparé à un artisan dont la matière première est constituée par les temps successifs et co-présents qui l’affectent et dont il se saisit en retour (Lesourd F., 2005b). Cette acception des temps comme matière première apparaît comme l’une des spécificités majeures de l’approche des histoires de vie en formation.
Au plan anthropologique, les histoires de vie sont envisagées par Pineau et Le Grand comme « recherche et construction de sens à partir de faits temporels personnels » (1993, p. 3). Elles désignent différentes activités « quasi réflexes » (témoignages d’aïeux sur le passé social et familial, rencontres de pairs à qui l’on donne de ses nouvelles, anniversaires comme occasions de faire le point, traces – photos, bibelots – qui résonnent avec les étapes d’une vie, commémorations, etc.) qui relèvent d’un « processus biocognitif fondamental » (Pineau G., Le Grand J.-L., 1993, p. 4) de construction et d’unification temporelle de l’identité. L’investigation d’un tel processus, dont les modalités sont fort variables en fonction des sujets, des époques (Delory-Momberger C., 2000) et des cultures (Gregg G., 1991 ; Galvani P., 1997, 1998), s’inscrit dans le cadre d’une anthropologie du temps.
Les pratiques d’histoires de vie en formation (cf. Josso C., 2000, pour une bibliographie), au-delà de leur hétérogénéité (cf. Le Grand J.-L., 2002), partagent une centration a priori sur le vécu du temps long, sur la consistance que la narration opérée par le sujet lui donne, sur ce que cette donation change dans sa vie. Ces pratiques peuvent être considérées comme un « art formateur de l’existence » (Pineau G., 1996 qui prolonge Foucault M., 1984). Contrairement aux histoires de vie ethnologiques et sociologiques, qui visent la compréhension d’une société ou d’un public (Bertaux D., 1997 ; Demazière D. et Dubar C., 1997), les histoires de vie en formation s’attachent au cheminement d’un sujet. En cela, elles relèvent d’une logique idiographique, renvoyant aux faits singuliers, et non d’une rationalité nomothétique, qui cherche à établir des lois (Le Grand J.-L., 2004, cf. également Finger M., 1984) d’où, malgré la richesse de leurs filiations théoriques [1], un statut scientifique qui reste ambigu (Pineau G., 2003).
1. Temps humain et narration
Dans les sociétés contemporaines, le support de l’identité serait textuel (Shotter J., Gergen K. J., 1989). La capacité de donner à sa propre identité une cohésion dans la durée s’appuierait sur l’acquisition d’habiletés narratives (McAdams D., 1996, 2006). Selon P. Ricœur, « c’est précisément en raison du caractère évasif de la vie réelle que nous avons besoin du secours de la fiction pour organiser cette dernière rétrospectivement » (1990, p. 191-192). Ce sont les commencements et les fins narratives qui permettent, dans l’après-coup, de fixer les contours des actions réelles, de leur donner une armature. En somme, chercher son identité à l’échelle d’une vie entière suppose de se mettre en intrigue. On conçoit, en terme de développement, la distance qui, déjà, sépare une telle « mise en intrigue », nécessairement réflexive, des pratiques « quasi réflexes » d’où nous sommes partis.
Mais, pour qu’advienne ce que P. Ricœur appelle une « identité narrative », on doit supposer la constitution progressive d’un savoir organiser son temps « évasif » pour en faire un récit. La genèse d’un tel savoir-se-raconter a surtout fait l’objet de recherches anglo-saxonnes (cf. McAdams D., 2006 pour une revue de la question). La mise en œuvre de ce type de savoir apparaît comme une condition de l’appropriation d’une « fonction d’historicité », c’est-à-dire d’une capacité du sujet « d’intervenir sur ce qui le produit, d’agir sur les déterminations, non pour les supprimer, mais pour en modifier les effets » (De Gaulejac V., 1998, p. 47-48). En d’autres termes, la fonction d’historicité peut être considérée comme assomption par le sujet d’une re-signification permanente de son temps propre. Elle apparaît, via l’activité narrative, à l’horizon du « processus biocognitif fondamental » pointé par G. Pineau et J.-L. Le Grand.
La fonction d’historicité renvoie aussi au développement de ce que F. Lesourd (2004b) a proposé de nommer une « réflexivité existentielle ». Faute d’envisager le développement d’une telle réflexivité existentielle, on voit mal ce que les pratiques d’histoires de vie en formation auraient pour vocation d’accompagner. Pour reprendre une métaphore déjà proposée, la réflexivité existentielle correspond aux modalités de prise de conscience par le sujet artisan de la façon dont il travaille, assemble et désassemble les temporalités multiples qui constituent sa matière première (Lesourd F., 2005b). La notion de réflexivité existentielle se décline en termes de fonction d’historicité mais aussi en termes d’émancipation, comme critique des contraintes symboliques qui pèsent sur la relation du sujet avec les autres et avec lui-même. Pour qui développe sa fonction d’historicité, il s’agit bien d’opérer un retour critique sur des contraintes telles que le projet parental qui préfigure son cheminement (De Gaulejac V., 1987), ou encore sur les attendus sociaux d’une certaine position professionnelle en fonction de l’âge (Riverin-Simard D., 1984). Le développement de la réflexivité existentielle semble dès lors difficilement séparable d’une perspective émancipatoire et d’une fonction d’historicité. Dans une perspective dont le travail de J. Mezirow (2001) est exemplaire, le développement de l’adulte fait retour sur lui-même et à travers l’émancipation génère une critique, en position méta, des contextes qui lui sont ou non favorables.
2. Construction non verbale du temps long et mythe personnel
« Le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif », écrit P. Ricœur (1983, p. 85). Ce point de vue est devenu central dans les approches biographiques : « Ricœur fonde la possibilité des histoires de vie qui utilisent le récit comme moyen d’articuler les temporalités pour s’y retrouver » (Pineau G., Le Grand J.-L., 1993, p. 85). Mais plusieurs arguments mettent en doute le monopole du langage dans la donation d’une consistance et d’un sens au temps long. L’identité, en tant que temporelle, ne peut se réduire à sa dimension narrative : le corps en proie au temps est « soi-même comme un autre », une histoire sans paroles. À lui seul, le visage nous met devant le temps. En outre, l’évocation d’une tranche de vie peut se donner au sujet à travers un mouvement ou une image, qui portent une véracité quelquefois bien supérieure aux mots qui viendraient s’y ajouter par la suite. P. Galvani souligne que, dans différentes cultures, « les « récits » biographiques peuvent aussi se faire sous forme de chants, de danses, de peintures ou de broderies » (Galvani P., 1998, p. 208-209). L’image, le graphisme, sont également utilisés par certains praticiens (Giguère P.-A., 2000) et, de manière générale, les travaux qui relèvent d’une approche sensible (Barbier R., 1997) ou qui s’efforcent de « penser le sensible en formation » (Dominicé P. et al., 2000) suggèrent que d’autres miroirs que celui du récit peuvent être tendus aux temps personnels. Différents niveaux de communication et de représentation se tissent fréquemment, dans l’une ou l’autre culture, pour donner forme au temps et, ce, dans des combinaisons où le langage verbal, s’il est rarement absent, n’a peut-être pas toujours la place principale – ce que les recherches suivantes mettent au travail.
2.1. Le mythe personnel
L’histoire de vie peut également être envisagée, suivant la terminologie du psychologue américain Dan McAdams [2], comme un mythe personnel qui « trace les contours d’une identité, éclaire les valeurs d’une existence individuelle » (1993, p. 34). Composé tacitement au cours des années, un mythe personnel est un récit qui permet de « rassembler les différentes parties de nous-mêmes et de nos vies en un tout convaincant. Comme toutes les histoires, le mythe personnel a un début, un milieu et une fin, définis d’après le développement de l’intrigue et du personnage. Nous tentons, avec notre histoire, de produire un exposé esthétique finalisé. Un mythe personnel, comme acte d’imagination, est une intégration modélisée de notre passé remémoré, de notre présent perçu et de notre futur anticipé » (p. 12). Sa fonction première étant d’« alimenter la vie en signification, unité, finalité » (p. 265), la vérité du mythe personnel est avant tout biographique : « une histoire très embellie [peut s’avérer] quand même vraie, en ce que la vérité n’est pas simplement ce qui est arrivé mais comment nous l’avons ressenti quand c’est arrivé, et comment nous le ressentons maintenant » (p. 29). Cependant le mythe personnel n’est pas une vague rêverie ; il doit être opérant : capable de fournir cohésion et direction à la vie du sujet. Lorsqu’il ne parvient plus à assurer ces fonctions, il doit être si possible modifié voire reconstruit, « réécrit ». Le mythe personnel apparaît donc comme une instance permettant au sujet de s’auto-orienter dans l’existence (Lesourd F., 2004a).
Pour McAdams – qui prend là ses distances avec une perspective narrativiste classique -, le mythe personnel se présente comme une structure complexe, composée de « couches » s’étant constituées à différentes étapes du développement du sujet, ou encore : composée de fonctionnements qui vont de l’archaïque aux élaborations réfléchies.
Dans les deux premières années de la vie, avant même que les enfants ne sachent ce qu’est une histoire, ils développent ce que McAdams appelle une tonalité narrative constituant le soubassement du mythe personnel qu’ils construiront par la suite. On peut ainsi distinguer deux tonalités de base, qui se forment à travers l’expérience des relations précoces de l’enfant à ses proches, et qui correspondent d’une part à l’espoir et à la confiance, et d’autre part à la résignation et à la méfiance. Selon que la satisfaction survient le plus souvent dans un délai qui convient ou non au nourrisson, la « courbe dramatique » est associée à la confiance et à l’espoir dans la venue de la satisfaction ou, au contraire, à la résignation et à la méfiance. La première de ces tonalités apparaît comme un précurseur de formes narratives telles que de la comédie et de la romance, alors que la seconde constitue les racines de la tragédie et de l’ironie, de l’absurde.
Les enfants d’âge préscolaire s’imprègnent d’images qui deviendront centrales dans leur mythe personnel. L’enfant se les approprie, à sa mesure, à travers ses rêveries et ses jeux symboliques. Leur élaboration dépend cependant en grande partie des matériaux disponibles dans la culture (livres, télévision, etc.) et dans la famille. Ainsi, un proto-mythe personnel se construit progressivement à partir de ces images qui, elles-mêmes, s’étayent sur des tonalités narratives plus archaïques.
Les enfants d’âge scolaire en viennent à s’intéresser aux histoire comme à des totalités organisées autour de thèmes qui rendent les actions signifiantes. Ils deviennent concernés par ce que les personnages du récit veulent et par la façon dont ils poursuivent leurs objectifs et mutatis mutandis commencent à comprendre leur propre comportement en termes de buts, motivés et intentionnels. Les « thèmes », ou modèles culturels récurrents qui contribuent à l’organisation des motifs intérieurs, s’organisent alors autour de deux tendances générales antagonistes. La première tendance, « l’agentivité », sous-tend le souhait de devenir puissant, autonome, distinct des autres ; elle inclut la recherche simultanée du pouvoir, de l’autonomie, de l’indépendance, du statut, et d’expériences excitantes. La seconde tendance, la « communion », subsume la recherche simultanée d’amour, d’intimité, d’accueil, d’interdépendance, de participation à quelque chose de plus grand que le soi.
Durant l’adolescence, le mythe personnel émerge en tant que tel à travers la mise en place d’une idéologie, au sens d’un ensemble systématisé de valeurs et de croyances qui prend fonction de cadre pour l’identité. Avec l’accès au questionnement des possibles, apparaissent des interrogations (portant sur le bien, le vrai, la façon dont le monde fonctionne et devrait fonctionner, sur les mérites comparés des différentes vies qu’il pourrait vivre, etc.) qui ne semblent pas pouvoir se contenter de réponses narratives. Dans la continuité de l’étape précédente, les deux thèmes fondamentaux de l’agentivité et de la communion vont donner forme, cette fois, à des cadres idéologiques distincts : idéologies de la conquête, idéologies de la reliance.
A travers ses tribulations, le jeune adulte acquiert une meilleur appréciation des différentes ressources disponibles dans son environnement (réseaux sociaux, emplois, formations, relations interpersonnelles, systèmes culturels, styles de vie, etc.) qui viennent s’articuler aux tonalités narratives, images, thèmes et idéologies qui constituaient déjà le mythe personnel et qui réactivent également des conflits entre parties clivées de celui-ci. Par exemple, pour un certain nombre de jeunes adultes, « le clivage entre les soi du travail et du foyer majore la dichotomie parallèle dans leur mythe personnel alors qu’ils essaient de satisfaire les buts opposés d’agentivité et de communion » (McAdams D., 1993, p. 132).
La « maturité » se caractérise, quant à elle, par la construction d’un mythe personnel qui tolère l’ambiguïté, qui, par exemple, permet au sujet de considérer comme vrais deux regards contradictoires sur sa vie. Plutôt que d’opérer en référence à des vérités absolues, la pensée portant sur l’existence personnelle devient « post-formelle » ; elle se focalise sur des « vérités spécifiques d’une situation, sur des solutions et des inférences logiques qui sont reliés à, et définis par des contextes particuliers » (p. 200).
Dans la perspective d’une construction non verbale des temps personnels, l’apport de McAdams permet de considérer que si les mythes personnels sont tissés de mots, ils s’enracinent également « plus bas », dans de nombreux types de représentations plus archaïques. Ce travail suggère que le langage verbal n’a pas le monopole de la production du tenir-ensemble des éléments temporels hétérogènes d’une histoire personnelle. En certaines occasions, lorsque l’histoire construite par un sujet est débordée par le mouvement même de la vie de celui-ci, lorsque cette vie refuse de se mouler dans un texte, et peut aller jusqu’à désorganiser l’histoire préexistante, le sujet peut appeler, comme à la rescousse, quelques mots isolés, des images plus ou moins organisées par un thème, des tonalités narratives proches d’éprouvés corporels. Ces représentations unissent leurs spécificités pour donner à son existence un sentiment d’unité. Ainsi, le mythe personnel ne se réduit pas à une mise en intrigue. Il repose sur la mise en résonance, à chaque fois singulière, de différents niveaux de fonctionnement du psychisme.
2.2. Enveloppe temporelle
Le mythe personnel peut être également considéré comme un contenant des temps, une enveloppe temporelle (Lesourd F., 2005a). On peut en effet considérer que toute temporalité vécue, à court ou à long terme, lors d’une rencontre ou à l’échelle de l’existence, constitue pour le sujet une forme. De l’idée de cette forme temporelle, il est possible d’extraire deux déterminations. La première, qu’on pourrait nommer diachronique, correspond à ce qui m’assure de ma propre cohésion ou de mon tenir-ensemble dans la durée, ce qui me donne, par exemple, le sentiment de l’unité relative de cette tranche de vie-là. La seconde détermination, qu’on dira synchronique, renvoie à ce qui, à chaque instant, distingue à la manière d’une interface mes temporalités intimes, par exemple le rythme ou la vitesse qui me conviennent, de temporalités qui me sont extérieures, telles que le rythme ou la vitesse qu’on voudrait m’imposer. Au plan psychologique, les deux précédentes déterminations apparaissent comme des fonctions. C’est de l’étayage de ces deux fonctions l’une sur l’autre que veut rendre compte la notion d’enveloppe temporelle. Dans cette perspective morphologique, les dynamiques qui produisent ma durée et celles qui distinguent mes temps propres des temps du monde génèrent, dans leur inhérence réciproque, une forme qui, à la fois, maintient, contient, délimite, régénère et contraint l’existence temporelle du sujet.
La notion d’enveloppe temporelle est inspirée du travail de D. Anzieu (1985) sur le Moi-peau et les enveloppes psychiques (cf. Houzel D., 2005 pour une revue de la question). À partir d’une intuition de Freud, Anzieu développe l’idée d’un Moi interface, frontière, limite entre la réalité intrapsychique et la réalité extérieure, faisant fonction de médiateur chargé de gérer les flux entrant et sortant. Le Moi-peau se constitue d’abord, chez l’enfant, « à partir de son expérience de la surface du corps » (1985, p. 39) et, partant, sa « texture » dérive des premiers contacts prodigués par la mère. Loin d’être détruites, ces communications primaires tactiles constituent, chez l’adulte, comme une toile de fond sur quoi déposer son expérience.
F. Lesourd (2001a, 2005a) a considéré que la notion d’enveloppe psychique permettait de penser l’expérience du temps. Une telle perspective a été ébauchée par quelques analystes (S. Canovas, 1988 ; F. Duparc, 1997 ; M. Henriquez, 1987 ; D. Stern, 1993). Afin d’élaborer des éléments d’une approche morphologique du temps, F. Lesourd a subsumé ces apports sous la dénomination générale d’enveloppe temporelle : la fonction de cohésion de celle-ci permet aux éléments temporels d’une expérience, d’une existence, de tenir ensemble ; sa fonction d’interface permet au sujet de distinguer les temporalités et les rythmes du monde intérieur et du monde extérieur et de réguler leurs échanges.
Selon D. Houzel (1987), l’enveloppe psychique est dotée de « qualités plastiques » qui se distribuent entre deux polarités « de réceptivité et de souplesse » et « de consistance et de solidité ». Pour F. Lesourd (2005a), ces qualités plastiques permettent également de décrire des formes d’expérience subjective du temps : comme le Moi-peau, l’enveloppe temporelle peut voir ses qualités plastiques basculer de part et d’autre d’une forme optimale, souple et consistante ; elle peut tendre vers une trop grande rigidité ou une trop grande porosité.
- Suivant une approche synchronique des temps co-présents, l’interface d’une enveloppe temporelle peut être considérée comme trop poreuse lorsqu’elle laisse le rythme de l’autre envahir le rythme intérieur. A contrario, l’interface d’une enveloppe temporelle de type carapace se caractériserait par une très faible capacité du sujet de se synchroniser à des rythmes ou des temps extérieurs, de les laisser ressourcer, soutenir, influer sur les siens propres.
- Suivant une approche diachronique des temps successifs, la cohésion d’une enveloppe durcie, comme cristallisée, évoque le manque de flexibilité dans la conduite de sa propre vie, lorsque les différentes étapes de celle-ci semblent soudées les unes aux autres, sans jeu permettant l’improvisation. Les cas où la cohésion se dissout renvoient, quant à eux, à l’évanescence d’une vie dont les instant ne parviennent pas à s’articuler.
Différentes observations suggèrent que, en référence à une approche morphologique du temps, la notion de qualité plastique des enveloppes temporelles peut être utilisée comme grille de lecture, dans le champ de la formation et du travail social pour repérer des changements chez les sujets (Lesourd (2001a, 2005a). Enfin, dans une perspective plus vaste, la relation pédagogique peut être pensée comme reposant sur la mise au travail d’une « contenance » temporelle. Il est probable que le formé, en particulier au cours des inévitables moments de désorientation de son processus de formation, doive étayer son propre rapport au temps sur celui du formateur. Quelle que soit la singularité toujours renouvelée de ce processus, le formateur en possède une pré-connaissance susceptible d’apporter une certaine consistance au temps vécu du formé ; dans d’autres cas, dans la mesure où le formateur possède une certaine capacité d’improviser, celle-ci apporte une certaine souplesse temporelle au formé. Le premier propose ainsi au second, à titre provisoire, une enveloppe temporelle prothétique, contenante, par le truchement d’un mode de présence où les éléments non verbaux importent au moins autant que la teneur du discours. On retrouve sans doute la mise en œuvre d’une telle contenance temporelle chez le conseiller d’orientation pour qui il ne va pas de soi d’accueillir chez l’autre plusieurs « régimes d’historicité » (entre l’urgence du « tout de suite » et la construction d’un projet), et qui, de plus, doit, à partir de ces temps hétérogènes, penser et pressentir pour l’autre une forme temporelle sécurisante où la continuité d’un projet et l’aléatoire des conditions d’existence contemporaines auraient trouvé à s’apprivoiser (Boivin M.-D., Goyer L., 2006).
3. Perspectives « psychophénoménologiques »
Selon Ricœur, « le temps raconté est comme un pont jeté par-dessus la brèche que la spéculation ne cesse de creuser entre le temps phénoménologique et le temps cosmologique » (1985, p.439) c’est-à-dire entre le temps qui m’apparaît et le temps dans lequel j’apparais, entre le temps de la conscience et le temps du monde objectif. La mise au travail par Ricœur de cette aporie du temps et sa réponse à travers la notion de temps raconté jouent d’un nuancier trop vaste pour qu’on les réinterroge en détail. Mais si le temps raconté – par quoi l’identité humaine dans le temps se révèle comme narrative – prend son statut de constituer un pont entre approche objectivante du temps et approche phénoménologique du temps tel qu’il m’apparaît, tout changement d’importance de l’une des rives ne peut qu’obliger à revoir la structure du pont. Si un nouveau regard advient sur l’une des rives, cosmologique ou phénoménologique, la notion d’identité narrative doit être revue, cette révision répercutant éventuellement son questionnement jusqu’au courant des histoires de vie.
Or, depuis quelques années, la phénoménologie ne se déploie plus dans le champ spéculatif ; elle est mise en pratique : les questions du ressouvenir ou de l’attention, abordées par Husserl et ses successeurs au plan de l’expérience générique sont maintenant susceptibles d’être explorées à travers l’expérience singulière de ce ressouvenir-là ou de cette modalité attentionnelle-là chez ce sujet-là. Ceci s’opère à travers « l’analyse du travail du phénoménologue professionnel, non pas à travers ce qu’il en dit, mais à travers ce qui en apparaît dans les textes où il pratique sa méthode. Il y a une lecture pragmatique d’Husserl que seul un psychologue du travail ou un ergonome peut faire » (Vermersch P., 2000, p. 5-6). À la suite de quoi, il reste à refaire, avec d’autres sujets, l’expérience de pensée de référence, afin de repérer d’éventuelles lacunes dans sa première description et de vérifier la mise en œuvre des actes mentaux que celle-ci mentionnait. Si, au plan scientifique, la démarche reste fort classique, sa mise en œuvre l’est beaucoup moins. Décrire avec fiabilité ses propres expériences de pensée ne va pas de soi (nous n’en avons pas une connaissance savante infuse) et c’est d’ailleurs pour cette raison que l’introspection a été occultée pendant un siècle (Vermersch P., 1997). En l’occurrence, l’entretien d’explicitation (Vermersch P., 1994) est une technique fondée sur un guidage de l’accès et de la description des actes (y compris des actes mentaux) mis en œuvre dans une expérience. Elle permet de pénétrer plus avant dans la granularité du vécu pour repérer ce qui a rendu l’action opérante [3]. Appliquée à des notions husserliennes comme la réduction (Depraz N., Varela F., Vermersch P., 1999 ; Vermersch P., 2001) ou l’attention (Vermersch P., 2002), la démarche phénoménologique devient à la fois expérimentale et clinique : ce que Vermersch (1996) appelle une psychophénoménologie [4].
Au plan méthodologique, cette perspective psychophénoménologique a été associée à la démarche des histoires de vie, suivant des perspectives de recherche différentes, en analyse de pratiques d’enseignants (Faingold N., 2001), de formateurs (Lesourd F., 2005a) et dans le champ de l’orientation (Cartier J.-P., 2004 ; Sauter C., 2005). Ce métissage méthodologique, nommé « explicitation biographique » par F. Lesourd (2002, 2004b, 2006b), suggère également une nouvelle approche éducative des transitions existentielles. Il permet en effet de questionner ce que le « sujet artisan » fait – et non ce qu’il pense faire [5] – pour orchestrer les temps de son monde vécu lors de ses « moments privilégiés », ou moments forts du processus de transition – et, partant, pour guider ce processus de manière semi-délibérée (Lesourd F., 2004b, 2005b, 2006a). L’exploration a permis de dégager plusieurs « gestes psychiques » mis en œuvre par les interviewés au cours de ces moments forts (Lesourd F., 2004b) ainsi que certains « éprouvés non verbaux du temps long » (Lesourd F., 2005a) proches de ce que L. Binswanger (1971) appelle une « histoire intérieure de la vie ». Ces premiers résultats constituent des éléments pour une réévaluation à venir de la notion d’identité narrative à partir de celle de construction antéprédicative de l’histoire personnelle (Lesourd F., 2006c).
Techniquement, l’« explicitation biographique » repose sur le guidage de l’attention du sujet du niveau d’observation des temporalités longues (histoire de vie) à celui des micro-moments (entretien d’explicitation) où apparaissent les « gestes psychiques » d’orchestration des temps ainsi que la dynamique attentionnelle présidant à la temporalisation d’un sens émergeant [6]. En donnant accès à ce niveau d’observation, cette démarche ouvre une nouvelle voie d’investigation des moments transformateurs qui, comme l’a pointé P.-A. Dupuis, renvoient sans doute davantage à l’aiôn stoïcien, permettant de penser « l’intensité qualitative, le jaillissement, l’émergence » (2002, p. 76 ; 2006) qu’à ces autres figures du temps que sont le kairos et le chronos. À ce titre, l’explicitation biographique apparaît complémenter des recherches concernant, en Sciences de l’éducation, les changements et les émergences, notamment les travaux portant sur l’engagement en formation [7], les transformations de l’expérience en histoire de vie (Prévost H., 2005), les recommencements (Paul M., 2002), les « flash existentiels » (Barbier R., 1997), les « transes biographiques » (Lesourd F., 2004c). Autant de chantiers dont l’un des points communs est d’orienter l’attention du chercheur vers des modalités du temps vécu rarement questionnées, que le psychanalyste J. Guillaumin évoque en ces termes : « Le temps ne saurait jamais s’assumer comme temps personnel, temps de l’histoire vécue du dedans, que par le surgissement de ce regard transverse porté sur son mouvement que je considère comme une quatrième dimension de la temporalité, dimension à certains égards elle-même intemporelle – comme une sorte de présent suspendu du deuxième degré » (1997, p. 1661-1662). L’apprentissage du faire singulier par quoi le sujet accède à ces temps « suspendus » – et, paradoxalement, historicisants – apparaît constituer une ressource transitionnelle non négligeable pour une éducation dans le monde mouvant.
Conclusion
A travers cette note de synthèse, nous avons voulu resituer les enjeux de travaux auparavant épars qui, issus des sciences humaines et sociales ou, directement, des sciences de l’éducation, permettent de penser les temporalités éducatives. En fin de parcours, plusieurs approches et débats se sont précisés et des voies de recherches heuristiques ont été visibilisées.
Au plan épistémologique, l’approche des temps à travers une pensée complexe, explicitée ou simplement utilisée, nous semble permettre, en ce qu’elle s’appuie sur différents niveaux d’observation, de resituer les praxis éducatives dans un vaste réseau de résonances temporelles qu’elles contribuent à produire. L’approche complexe des temps permet également, au plan éthique, d’apprécier les incidences des « prises de positions temporelles » qui, au plan éducatif, apparaissent susceptibles de favoriser, d’entraver ou d’ignorer le processus de subjectivation. En cela, une telle approche se dote également d’une dimension critique.
Les recherches portant sur les rythmes articulent d’emblée la complexité des temps co-présents, synchroniques, et la complexité diachronique. L’étude de cette dernière indique deux grandes voies de recherche. On peut, d’une part, considérer que, dans la mesure où « le temps du développement est aussi celui de l’invention singulière du sens » (Dupuis, 2002, p. 177) et non celui d’un modèle de vie normatif et linéaire, la notion de développement participe à la visée scientifique d’une intelligence du devenir-sujet et, à ce titre, est en position d’établir un dialogue fructueux avec les recherches portant sur l’éducation tout au long de la vie. D’autre part, et quant à la formation de l’histoire du sujet, les travaux interrogeant la construction non verbale des durées personnelles remettent en cause le monopole attribué au langage dans la donation de sens au temps.
Outre les points précédents, différents chantiers de recherche nous semblent à la fois théoriquement prometteurs et pertinents en termes de conjoncture. Les recherches portant sur les temps de l’école, sur le temps vécu des exclus, et celles qui recourent aux notions de « synchroniseurs » et de « schizo-chronies » relèvent tout particulièrement de la fonction critique de l’éducation, la prolongeant notamment en éducation à la santé et en éducation à l’environnement. La formation des temps longs, condition de possibilité d’une éducation tout au long de la vie, est profondément réinterrogée par les notions de « mythe personnel » et d’« enveloppe temporelle » et, a fortiori, par la « théorie des moments ». À des niveaux d’observation différents, la « théorie des transformations » et l’approche psychophénoménologique des temps permettent une nouvelle exploration des « émergences » éducatives et des « tournants » existentiels, où le tissus du temps vécu s’altère et se déchire, « tournants » qui apparaissent, aujourd’hui plus que jamais, comme des constituants cruciaux du processus de formation.
Enfin, au regard des temporalités éducatives, un des défis de la recherche consiste, nous semble-t-il, à penser les formes éducatives favorisant ou entravant l’apprentissage de capacités personnelles et collectives d’orchestrer les temps, de rythmer les rythmes, d’œuvrer sur la matière première des temps. Pour relever ce défi, la première étape consiste – et ce travail y participe – en une formation de l’attention portée aux temps.
Bibliographie
La bibliographie de cet article est disponible ici.