Ce compte rendu a déjà paru dans L’homme, Vol. 35, N° 134, 1995, p. 241-242.
M. Aymard, C. Grignon, F. Sabban, (dir.), Le temps de manger. Alimentation, emploi du temps et rythmes sociaux, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’ Homme/Institut National de la Recherche Agronomique, 1993, 326 p.
Nous voici plongés dans ce que l’on pourrait appeler une « anthropologie du temps » : le temps est-il ponctué, orchestré par les repas ? Le concept de temps change- t-il selon les cultures et les périodes de l’histoire ? Le temps est-il de l’argent ? Les activités liées à l’alimentation contribuent-elles à rythmer la vie sociale ? Toutes ces interrogations structurent un ouvrage passionnant où l’on trouve des définitions d’un temps que l’on pourrait qualifier de « traditionnel » et d’un temps « moderne » passé dans la catégorie économique de pertes et profits et illustré par l’expression « budget temps ». Sociologues, anthropologues, historiens, économistes, biologistes mènent ici une réflexion commune sur ce sujet.
À la question : y a-t-il une horloge biologique qui définirait et rythmerait le temps par des besoins physiologiques universels, Virginia Utermohlen répond qu’il existe des rythmes précis, de 6 heures et de 4 heures, exigeant des prises alimentaires pour permettre le fonctionnement du cerveau sans pertes de réserves. Toutefois ceux-ci sont organisés différemment selon les cultures. Stephen Menell, s’inspirant de l’œuvre de Norbert Elias, fait voir comment se sont mis en place ces rythmes à la fois biologiques et sociaux, comment se crée le « temps social ». Françoise Sabban nous emmène en Chine ancienne où le calendrier lunaire, les cycles, les saisons sont à la base de l’agriculture, de la cuisine et de la conservation des aliments ; où règne un concept de temps optimal, en années, mois, jours et même heures, propices à la production de divers types de denrées alimentaires. François Sigaut étudie la manière dont l’alimentation a structuré nos rythmes sociaux, à moins que ce ne soit l’inverse : nous sommes confrontés à cette frange floue entre nature et culture où chaque groupe humain s’est forgé une manière d’exister et d’expliquer le temps. Sa présentation de l’alimentation paysanne aux XVIIIe et XIXe siècles nous éclaire sur les nécessités biologiques des travailleurs paysans, leurs goûts, les quantités consommées, qui attestent la lente et profonde transformation opérée depuis trois siècles : notre culture a changé, et de même nos aliments et nos goûts. D’où une vision différente du temps et de sa répartition dans la journée. Peter Scholliers compare le temps consacré à l’alimentation dans l’Europe ouvrière des XIXe et XXe siècles. Quelle place tenait alors la préparation et la prise des repas dans la journée de travail ? On commence à entrevoir l’idée que « le temps c’est de l’argent ». Des différences notables apparaissent dans l’alimentation des ouvriers et des paysans, tout comme dans leurs rythmes de travail. Une comparaison entre classes laborieuses et bourgeoises indique enfin que plus le revenu augmente, plus on consacre de temps à manger. Mats Essemyr analyse le temps consacré à la production et à la préparation des aliments en Suède au siècle dernier, alors que se développe une classe ouvrière. À mesure que s’accroît le revenu, le temps consacré à la production de nourriture diminue. La composition du régime alimentaire change, avec une consommation accrue de viande et de produits laitiers, phénomène universellement lié au développement économique.
Dans des sociétés plus lointaines, Mary Weismanel décrit les transformations qui affectent les Indiens de Zumbagua dans les Andes équatoriennes. Le temps traditionnel est celui des femmes, qui restent au village. Les hommes vont chercher du travail dans les villes et reviennent périodiquement. Cela induit de profonds changements dans la société, modifiant le travail des femmes et introduisant la perspective d’une assimilation à la culture occidentale. Subsistent cependant les repas et le temps traditionnels lors des fêtes. La résistance culturelle se manifeste non plus au quotidien, mais dans le rythme annuel des grandes célébrations. Jeanne Cobbi aborde le partage alimentaire au Japon où le don d’aliments est essentiel au bon fonctionnement des relations sociales. Tous les événements de la vie, toutes les fêtes sont l’occasion d’échanger des dons de nourriture. Soulignons l’extrême valorisation de la fraîcheur des aliments et l’intervalle minimal entre leur préparation et leur absorption. Le facteur saisonnier a également son importance dans le choix des dons.
Jean-Louis Flandrin dissèque notre temps passé. Comment nos heures de repas ont- elles changé ? Les modèles antérieurs au XXe siècle mentionnent le plus souvent quatre repas quotidiens : déjeuner, dîner, goûter et souper. Leurs horaires ont « glissé » au cours des siècles et des saisons, le déjeuner surtout : de premier repas de la journée il est devenu celui de la mi-journée. Le repas du matin s’escamote et devient très léger chez les bourgeois et les nantis. Il en va ainsi chez les bourgeois parisiens du XIXe siècle, selon Anne Martin-Fugier. L’horaire mondain requiert de servir le dernier repas de la journée au milieu de la nuit, les gens de bonne compagnie se couchant vers quatre heures du matin. Ici encore, l’horaire bourgeois montre le recul de l’heure du dîner. Steven Kaplan évoque le temps fantôme de ceux qui vivent à contre-temps, entre autres les boulangers, travaillant la nuit il y a un siècle. En conclusion, Claude Grignon tente d’expliquer la genèse de notre repas. Comment les horaires ont été influencés par les enjeux économiques et sociaux, comment il fut le produit de rencontres souvent conflictuelles de modèles culturels et sociaux différents : la règle traditionnelle, le monde paysan, le monde de l’usine, l’usage bourgeois, l’exercice du pouvoir. « Le modèle des repas fait partie de l’ensemble des règles culturelles qui font obstacle, sous une forme maintenant laïcisée, aux intérêts économiques qui poussent plus que jamais à la déréglementation chronologique de la vie sociale », dit-il, soulignant combien les rythmes et types de prises alimentaires sont un enjeu vital de l’expression sociale et culturelle, mais aussi des développements économiques, voire politiques.