La transformation des processus de qualification s’inscrit dans une évolution profonde des conditions de mise au travail liée au développement de la société salariale. Le profil des actifs s’est transformé en même temps que les modes d’accès aux activités productives. Alors qu’un long apprentissage sur le tas a caractérisé les modes de formation de la main d’œuvre dans l’univers corporatif tout comme au sein des groupes patrimoniaux se transmettant leur compétence dans le cadre de rapports intergénérationnels, le salariat a inauguré la séparation de la formation et de l’emploi et le déclin de la transmission héréditaire des métiers. Le développement de l’instruction publique a permis la mobilisation de travailleurs disciplinés, sur des postes de travail aux contenus simplifiés et aux temps d’adaptation réduits. Mais en favorisant cette plus grande substituabilité de la main d’œuvre, le salariat créait également les conditions d’un élargissement de sa composition. Dès l’apparition de la fabrique, les femmes et les enfants ont fait irruption dans des ateliers qui perdaient du même coup leur entre soi viril. Des transformations politiques et juridiques ont alors pu, tout à la fois, permettre la création d’un droit du travail en même temps que favoriser la constitution d’une « armée de réserve » élargie – dont les formes « atypiques » de l’emploi contemporain ne sont que l’ultime avatar. L’extension de l’injonction à la mise au travail appelle désormais à abolir les barrières à l’entrée du marché du travail telles que « l’âgisme », le sexisme ou le racisme. Elle ne manque pas, simultanément, de désynchroniser les temporalités et les rythmes longtemps découplés des sphères productives et reproductives.
La seconde scène sur laquelle se joue la reconfiguration des rapports entre temps et travail est celle des systèmes de production et de consommation. L’évolution des organisations productives conduit, tout d’abord, à une séparation accrue du travail et du travailleur6 et à la généralisation de principes de « fluidité industrielle » marqués par une continuité des flux de production et de prestations. Dans ces conditions, le travail humain se dissocie de son contact régulier avec la matière ou le client – contact essentiellement retrouvé en cas d’incidents. Les temporalités de l’activité de travail s’en trouvent alors recomposées, ainsi que les nouvelles formes d’engagement personnel dans le travail qu’induit cette dématérialisation de l’activité humaine. Dans la mesure où le travail peut se réaliser à distance, hors de lieux qui ne sauraient continuer à le circonscrire, les frontières entre travail et hors travail deviennent de plus en plus floues, de même que les frontières entre production et consommation se font de plus en plus ténues. De fait, la continuité des flux de production et de prestations contribue à l’extension du temps du marché, et conduit à une « mise au travail » du consommateur face à cette disponibilité accrue des marchandises. Les risques de dispersion dans et en dehors du travail n’en sont que plus élevés.
Se pose alors la question des formes de disponibilité temporelle demandée aux salariés, de la mise en tension des temporalités du travail productif et reproductif et plus globalement des effets de cette interpénétration de temporalités hétérogènes sur la recomposition des rapports sociaux et sur le rapport au travail lui-même. Les analyses en termes de montée de « l’instantanéité », inspirées des thèses de Paul Virilio, soulignent l’emprise d’une « accélération sociale » qui affecterait les repères de l’expérience subjective et exposerait à de nouvelles formes d’aliénation. Mais si elles témoignent des transformations du travail sous l’effet de « l’innovation technique », du « changement social » et de l’accélération des « rythmes de vie », elles restent muettes sur ce que les transformations de long terme des dynamiques du travail induisent comme recompositions des dynamiques sociales au-delà des perturbations instantanément observées.
L’objectif de ce colloque sera précisément d’éclairer les débats autour de ces questions et de les faire résonner entre elles. Nous proposerons donc de questionner symétriquement les liens entre travail et temps et entre temps et travail.