Le concept de rythme peut-il contribuer à défaire l’opposition entre sciences de l’homme et sciences de la nature ?

Pascal Michon
Article publié le 10 novembre 2010
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Le concept de rythme peut-il contribuer à défaire l’opposition entre sciences de l’homme et sciences de la nature ?  », Rhuthmos, 10 novembre 2010 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article62

Les relations entre les sciences de l’homme et de la société, et les sciences de la nature ont toujours été conflictuelles. Deux tendances s’opposent traditionnellement : pour les uns, historistes, herméneutes et post-modernes de toutes tendances, les premières doivent revendiquer et maintenir une indépendance absolue à l’égard des secondes, voire affirmer leur supériorité ; pour les autres, au contraire, empiristes et positivistes de tous poils, celles-ci doivent servir de modèles aux premières qui ne disposent d’aucune ressource propre pour assurer leur scientificité.


En posant le problème de la transversalité du concept de rythme, RHUTHMOS s’inscrit nécessairement dans ce débat, mais il ne cherche pas à y répondre en termes de tout ou rien. Il s’agit plutôt d’observer, de manière concrète, les échanges qui pourraient avoir lieu entre les deux camps, sans chercher à les mettre a priori en continuité, mais sans accepter non plus leur opposition comme si elle était un fait de nature.


Il y a deux manières traditionnelles de concevoir les rapports entre modèles rythmiques des différentes sciences, manières qui reprennent à leur niveau la division plus générale qui vient d’être mentionnée. Soit on postule que les rythmes, tels qu’ils apparaissent dans les sciences de l’homme et de la société, possèdent des caractéristiques qui empêcheraient toute comparaison avec ceux présents dans les sciences de la nature ; soit, au contraire, on souligne leur communauté formelle, qui les rendrait comparables et substituables, quelles que soient les sciences.


Cette opposition s’appuie sur des définitions différentes du concept de rythme. Dans le premier cas, on insiste sur tous les phénomènes qui échappent à la définition traditionnelle, qui fait du rythme une simple succession de temps forts et faibles organisée arithmétiquement. Les spécialistes de la culture et des arts (musique, littérature, arts vivants, etc.), mais aussi certains spécialistes du social (en particulier certains historiens), rappellent, par exemple, que le rythme échapperait toujours au nombre et au cycle, qu’il serait dans la différence et le décalage, voire dans l’organisation complexe des flux. Dans le second cas, on met au contraire en avant cette définition traditionnelle et on souligne le caractère mesurable des rythmes, quels que soient les objets auxquels le concept s’applique. Dès lors, toutes les sciences seraient susceptibles d’utiliser un même concept formel fondé sur l’alternance et le nombre.


RHUTHMOS cherche non pas tant à dépasser qu’à remettre en question cette opposition. Une approche concrète des travaux développés au nom du rythme dans les différentes disciplines scientifiques contemporaines permet de voir que les deux régimes conceptuels se chevauchent souvent et qu’ils ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. Si, dans les sciences de l’homme et de la société, les phénomènes non-métriques sont très importants, les phénomènes mesurables quantitativement sont également très présents. Par ailleurs, si les sciences de la nature ont principalement affaire à des phénomènes métriques ou cycliques, qui relèvent d’une mesure mathématique, l’observation des travaux récemment menés dans les neurosciences ou en éthologie montre que les phénomènes non-métriques n’y sont pas non plus inconnus. On peut même penser que les progrès de la biologie, en particulier de la génétique et de la connaissance du cerveau, impliqueront, de plus en plus à l’avenir, des conceptions indépendantes de l’alternance et du nombre, et s’appuieront sur les notions de « flux organisés », de « complexité », d’« équilibre dynamique des organismes ».


La question n’est plus, dès lors, de choisir entre une division ou une continuité, mais de voir comment des modèles nés, par exemple, au sein des neurosciences peuvent être comparés, confrontés et éventuellement complétés par des modèles apparus au sein de savoirs très éloignés, comme la philosophie, la linguistique et la poétique. Cette position est explicitée ici. En dernière analyse, notre tâche est d’imaginer une articulation entre les deux concepts : c’est ce que RHUTHMOS propose de faire en considérant les « mètres » comme de simples « manières de fluer » parmi d’autres.


Il n’est donc pas question de renoncer à la spécificité des sciences de l’homme et de la société pour les aligner sur les sciences de la nature, comme le prônent les positivistes et les empiristes, mais il ne s’agit pas non plus de rejeter, comme le demandent de leur côté les historistes, les herméneutes et les post-modernes, toute comparaison et mise en tension des modèles tirés de ces différentes sciences. Il semble que le rythme permette précisément de défaire cette opposition et ainsi de répondre simultanément à deux exigences qui ont tendance à s’opposer : celle d’une plus grande unification conceptuelle et celle d’un respect de la spécificité des phénomènes.

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