Ces images ont été saisies à l’occasion du « Printemps érable », le printemps 2012, celui qui a vu naître une longue grève des étudiants québécois, laquelle s’est rapidement doublée d’un mouvement de contestation plus général. Les photographies sont liées à deux facettes de mon existence, soit mon travail de professeur de littérature de langue française à l’Université de Montréal et ma pratique de photographe. Ces deux activités sont habituellement pour moi bien séparées, quoique complémentaires : la première étant une profession et la seconde, une occupation libre. Cependant, on y reconnaît sans peine des préoccupations et une sensibilité communes. Mes enseignements portent sur la poésie moderne et la théorie littéraire, surtout la poétique et les rapports entre linguistique et littérature. Dans la recherche, les sujets qui m’occupent sont le rythme, la temporalité, la traduction poétique et les théories du langage des poètes. La photographie est une passion plus récente. Après avoir exploré divers aspects du médium et du visible au cours de promenades quotidiennes, je me suis découvert un intérêt plus spécifique pour les formes de la lumière, les transparences, les superpositions trouvées, les signes et les empreintes, de même que le mouvement dans diverses « modalités particulières » — ce qui me ramenait au rythme.
Depuis la fin de février mes étudiants sont en grève. Dans ce conflit — dont j’explique le contexte plus bas — je suis favorable à leurs revendications. J’ai donc participé, quand mon emploi du temps me le permettait (je ne suis pas en grève), à plusieurs manifestations, en particulier celles qui avaient lieu en soirée, telles les « manifs de casseroles ». Le titre #ManifEnCours reprend un hashtag (ou « mot-clic ») de Twitter, beaucoup utilisé depuis le début du conflit. Pendant les défilés, des manifestants, des journalistes et même parfois des policiers envoient infos, anecdotes et commentaires sur le réseau du gazouillis. En cliquant sur #ManifEnCours, sur son rejeton #CasserolesEnCours et sur #ggi (grève générale illimitée), on peut ainsi avoir en direct des renseignements sur les trajets des manifestations, l’importance des défilés et les interventions policières, etc. L’expression « en cours » renvoie aussi à l’expérience de prise de vue pendant les manifestations et souvent au milieu d’elles, de même qu’à l’idée du déroulement, du processus, de la dynamique associés à toute cette mobilisation.
ManifEnCours : contexte et expressions de la contestation
La grève a été déclenchée le 13 février 2012, par deux associations étudiantes de l’Université du Québec à Montréal et une de l’Université Laval. De semaine en semaine, d’autres associations des différentes universités québécoises et des Cégeps [1] emboîtent le pas. Au plus fort du mouvement, plus des trois-quarts des étudiants sont en grève [2]. Si de nombreuses associations, voyant la fin de l’année académique approcher, décident de retourner en classe pour ne pas risquer de perdre leur session, environ un quart des étudiants a poursuivi ce qui est devenu la grève générale illimitée. Celle-ci est donc toujours en cours [3], quoique techniquement suspendue jusqu’à la mi-août à cause des vacances estivales et d’une loi d’exception [4], sur laquelle je reviendrai plus loin.
La raison de la grève ? Le gouvernement du Québec, dirigé par Jean Charest, a décidé d’imposer une hausse des droits de scolarité de 75 %, étalée sur les 5 prochaines années [5]. Cette augmentation sans précédent s’inscrit dans un projet qualifié de « révolution culturelle » (sic) par le parti de Jean Charest, laquelle consiste à remplacer un système fondé sur la redistribution de la richesse par celui de l’« utilisateur-payeur » — dans une parfaite logique néolibérale. Le gouvernement québécois actuel voit l’université d’abord comme un rouage de l’économie et souhaite l’adapter aux besoins du marché, mettant à mal sa mission fondamentale de lieu autonome de savoir et de pensée critiques.
Le lecteur désireux de connaître l’ensemble des arguments en faveur de la hausse et contre celle-ci pourra se reporter à d’excellents travaux parus en ligne [6], qu’il me serait trop long de résumer ici. Je ne mentionnerai que deux des plus fréquemment cités de ces arguments : les universités québécoises ont un grave problème de financement ; leurs droits de scolarité sont les plus bas au Canada, et même en Amérique du Nord : augmenter les frais dans ce contexte semble légitime. C’est vrai que les droits au Québec sont les plus bas du continent. Mais il faut nuancer cela par les faits suivants : d’une part, le Québec est la province où les impôts sont les plus élevés au Canada ; d’autre part, les droits exigés dans ses universités sont encore beaucoup plus importants que ceux de la majorité des pays européens. Les étudiants se battent en faveur d’un modèle social-démocrate à l’Européenne, contre le modèle anglo-saxon que voudraient imposer le gouvernement et ceux qui adhèrent à son idéologie néolibérale ; ils plaident pour une meilleure gestion des universités et pour d’autres modes de financement [7]. Par ailleurs, les prétendus « faibles » frais de scolarité s’expliquent par l’histoire particulière du Québec [8], province à majorité francophone sur un continent anglophone, où l’accès à la scolarisation — en particulier aux études supérieures — a longtemps été réservé à une très petite élite. Dans les années 1960 — celles de la « Révolution tranquille » où le Québec se modernise et s’émancipe — on met sur pied une commission d’enquête sur la situation de l’enseignement au Québec. Dans le rapport produit par cette commission (« Rapport Parent »), on trouve, entre autres recommandations, celle d’en arriver à la gratuité scolaire à tous les niveaux. On n’a pu appliquer une telle mesure tout de suite aux universités [9], mais il était prévu de le faire dans un horizon proche. Si la gratuité à l’université ne s’est jamais réalisée, le Québec connaît en revanche depuis ce temps une forte tradition de contestations contre les hausses de frais — et toute autre mesure susceptible de limiter pour des raisons financières l’accès aux études supérieures.
Le mouvement actuel est cependant unique par son ampleur et sa signification. Sa durée et le nombre d’étudiants qui s’y sont engagés dépassent de loin tout ce qu’on avait vu auparavant. De nombreux facteurs expliquent cela.
Pour la première fois dans l’histoire, un gouvernement québécois ne reconnaît pas la légitimité des associations étudiantes et de leur grève, qualifiant celle-ci de « boycott ». Il a refusé toute négociation avec les associations jusqu’à la fin d’avril (après plus de deux mois de grève). Il a multiplié à l’envi les déclarations qui liaient le mouvement étudiant à l’intimidation et à la violence : il y a quelques semaines, la ministre de la culture Christiane Saint-Pierre a même dit que le carré rouge — symbole de soutien à la cause étudiante — était synonyme de violence. Ce discours répétitif, martelé par de nombreux représentants du gouvernement est évidemment une stratégie pour jeter le discrédit une mobilisation qui, de l’avis de nombreux observateurs, fut (et demeure) remarquablement pacifique, à l’exception d’actes de vandalisme isolés, les plus graves ayant eu lieu surtout au début de la grève [10]. L’une des stratégies du discours pro-hausse fut aussi d’associer les étudiants contestataires à des enfants gâtés, des « enfants rois » à qui l’on n’avait jamais dit non, qui refusaient de faire « leur juste part » et voulaient faire payer les contribuables à leur place. La réalité est que la plupart des étudiants qui font la grève ne seront guère touchés par la hausse, puisqu’ils finiront bientôt leurs études, et qu’ils se battent donc pour les générations à venir.
Autre fait nouveau dans ce conflit : sa judiciarisation exceptionnelle — qui s’inscrit dans le droit fil de la non-reconnaissance de sa légitimité démocratique par le pouvoir : « de nombreux étudiants opposés à la grève ont fait valoir devant les tribunaux leur droit individuel de recevoir les services pour lesquels ils ont payé » [11] : des juges ont répondu favorablement à cette requête, obligeant les institutions à assurer les cours malgré les vote de grève d’une majorité, institutions qui ont eu recours à des forces de l’ordre (police, gardiens de sécurité) pour essayer de faire respecter ces injonctions, ce qui n’a pas donné grand chose au plan académique, mais a donné lieu à des arrestations souvent arbitraires d’étudiants, même de professeurs. Il faut aussi imaginer la situation dans laquelle se retrouve le professeur qui se voit légalement obligé de donner un cours à un, deux ou trois étudiants ayant obtenu de telles injonctions, alors que les autres sont encore en grève.
La judiciarisation va de pair avec diverses formes de répression. Le mouvement est généralement pacifique, mais les affrontements entre la police et les manifestants ont été nombreux, et les interventions policières souvent brutales. De l’avis de nombreux témoins (manifestants et journalistes), il y a eu beaucoup plus de violence dans la répression que du côté des contestataires [12]. Les grands médias officiels, en particulier les chaînes de télévision, ont peu montré cet aspect des choses. Mais une chaîne communautaire, CUTV, basée à l’Université Concordia, était présente lors de nombreux événements et diffusait sur le Web des images vidéo en direct, qui ont révélé une bonne quantité d’abus. Plusieurs manifestants pacifiques ont été molestés et blessés [13]. On a assisté, au fil du temps, à un nombre de plus en plus grand de mesures mettant en péril les droits et libertés des citoyens. La loi d’exception ou « loi 78 », « loi 12 » restreint le droit de manifester, et, plus grave encore, menace le droit d’association, sous prétexte de permettre une reprise « forcée » des cours dans les départements en grève. Elle confère par contre des pouvoirs exceptionnels à la police. Elle a été vivement critiquée, notamment par le barreau du Québec et par l’ONU [14].
Cette loi a amplifié un autre phénomène propre à cette grève, soit son fort retentissement hors du milieu directement concerné. Au Québec, le mouvement a rejoint une grande partie de la population, et s’étend à d’autres combats que celui des frais de scolarité, ainsi qu’en témoigne un slogan emblématique de ce qu’on a appelé le « printemps érable » : si « la grève est étudiante, la lutte est populaire ». S’y retrouvent ceux qui résistent à un gouvernement provincial pour lequel la collusion et la corruption sont pratiques courantes, et qui cède à bas prix nombre des ressources naturelles du Québec à de puissantes multinationales, au mépris du bien commun et de l’environnement. L’une des plus grandes manifestations a eu lieu le 22 avril, « Jour de la terre », et a rassemblé autour de 300 000 personnes issues de mouvements de contestation divers. Après l’adoption de la loi 12, des citoyens de tous âges et conditions se sont mis à faire résonner des casseroles tous les soirs à 20 heures tapantes. Les étudiants ont aussi reçu un soutien dans d’autres villes du pays, notamment lors de quelques Casseroles Nights in Canada [15] tenues le mercredi soir. Enfin, de nombreux appuis sont venus d’autres pays du monde, en particulier d’étudiants d’Amérique du Sud, des États-Unis et d’Europe.
L’un des aspects les plus marquants de ce printemps fut le nombre des manifestations et la diversité des formes de contestation. C’est à plusieurs titres qu’on peut le qualifier de mouvement, bien sûr au sens idéel d’une « action collective (spontanée ou dirigée) tendant à produire un changement d’idées, d’opinions ou d’organisation sociale » [16], mais aussi au sens matériel, physique, du changement de position dans l’espace, et de l’action de se mouvoir d’un ou plusieurs êtres vivants. Pendant sa durée, le conflit aura suscité dans la société de nouvelles « manières de fluer », de nouveau rythmes, dans l’occupation des lieux et du temps, les déplacements, les groupements et les dispersions, les gestes et les paroles.
Il y a du multiple dans la taille, la fréquence, le public et les parcours des manifestations. Les « 22 » de chaque mois en après-midi, sont organisées de grandes marches mensuelles, qui ont rassemblé, à Montréal seulement, entre 200 000 et 300 000 personnes en mars, avril et mai et 50 000 en juin [17]. Tous les soirs, depuis le 24 avril, une manifestation nocturne part tout près de l’Université du Québec à Montréal (située au centre-ville) sans trajet défini. Il y eut aussi quelques maNUfestations, où l’on défilait nu ou presque, le corps parfois maquillé de rouge — la plus spectaculaire s’étant tenue en marge du Grand Prix automobile du Canada, pour protester contre l’exploitation commerciale du corps des femmes. L’une des formes les plus importantes de protestation fut celle des« concerts » de casseroles : celles-ci ont en effet retenti tous les soirs, et pendant plusieurs semaines, dans divers quartiers des villes et villages.Leur tintamarre était plus ou moins intense et durable selon qu’il provenait de deux ou trois personnes réunies sur leur balcon pour casseroler pendant quinze minutes ou de groupes qui se retrouvaient d’abord dans des lieux fixes pour titiller les oreilles des gens du quartier, avant de se mettre en branle et de marcher 4, 5, 6 et jusqu’à 10 kilomètres, ramassant au passage d’autres ensembles à percussions culinaires, tapageant sous le regard des résidents, commerçants, badauds, cyclistes et automobilistes, qui souvent se mettaient eux aussi à cogner, bruiter, klaxonner. Depuis l’arrivée de l’été, les tempêtes de casseroles n’éclatent plus aussi systématiquement et partout ; mais ces batteries populaires sont invitées à toutes les activités liées à la contestation.
Pour changer du raffut des chaudrons, slogans, trompes, pétards et feux d’artifices ; pour dire autrement la colère ; pour favoriser une autre écoute de la crise,on a organisé des événements muets : le 30 avril, se tient manifestation nocturne « lumino-silencieuse » ; le 28 mai, des centaines de juristes en toge marche en silence pour protester contre la loi 78 ; le 21 juin, 49 personnes vêtues de noir défilent dans les rues du centre-ville de Montréal et vont porter une « Pétition d’artistes, d’intellectuel(le)s et de syndicalistes contre la loi 12 (projet de loi 78) » au bureau du Premier Ministre Jean Charest [18] ; le 30 juin plusieurs groupes de pression orchestrent un « Manifeste en noir », une « Marche funèbre lente et silencieuse » en appui aux étudiants, où l’on portait le deuil du droit à l’éducation pour tous et de la démocratie (cf. loi 12).
Enfin, entre ces silences et les scansions collectives un peu frustes des casseroles et slogans, sont apparus de nombreux autres rythmes plus complexes —polyphoniques ou singuliers. Le mouvement étudiant de 2012 a été et continue d’être l’occasion d’un grand déploiement d’initiatives et d’inventivité, au plan social, intellectuel, artistique. On a organisé des assemblées populaires de quartiers, des forums, des journées d’université sur la place publique, lieux d’échanges, de débats, d’informations sur les motifs de la grève, de recherche. Des groupes de pression se sont formés, se donnant souvent une vitrine Web : Profs contre la hausse, Parents contre la hausse, Parents d’enfant blessé dans une manif, Mères en colère et solidaires, École de la montagne rouge… Ces divers organismes organisent encore, en plein mois de juillet [19], toutes sortes d’activités, telle cette présence de « Profs gratuits » dans une foire populaire [20]. La critique des positions néolibérales emprunte beaucoup le chemin de l’humour, de la parodie, de la caricature, en images, chansons, discours, analyses ou interviews loufoques — tout cela circulant à grande vitesse sur Internet. L’expression artistique foisonne. Spectacles : concerts de tous genres [21], soirées de lectures (poèmes, essais, manifestes, témoignages) ou un mixte des deux. Images : dans les défilés, on voit presque autant de caméras [22] et d’appareils photos que de pancartes ; plusieurs artistes visuels ont créé des séries inspirées du conflit ; un collectif d’illustrateurs a produit sur le Web une spectaculaire manif dessinée, « bonhommes en cours » [23]. Textes : témoignages, lettres, manifestes, essais, poèmes ont fusé sur le Web, dans certains journaux ; des livres paraissent [24], d’autres se préparent…
Toutes ces activités, prises de position, créations engendrent, dans leur ensemble, un ensemble complexe et mobile de rythmes, qui contraste avec le statisme des quelques rengaines martelées par le gouvernement : juste part, les plus bas frais au Canada, 50 cents par jour [25] … intimidation, violence [26]…