Y a-t-il un rythme des masses ?

Pascal Michon
Article publié le 25 juin 2010
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Y a-t-il un rythme des masses ?  », Rhuthmos, 25 juin 2010 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article63

Extrait de P. Michon, Rythmes, pouvoir, mondialisation, Paris, PUF, 2005, p. 157-163.



Ce défaut théorique nous mène directement au deuxième problème soulevé par l’approche psychanalytique. La continuité présupposée entre le niveau biologique et le niveau psycho-sociologique expose cette dé-marche, lorsqu’elle est appliquée sans précaution, à des simplifications historiques inacceptables.


Ces dérives sont particulièrement bien représentées dans le livre de Serge Moscovici, L’Âge des foules. Dans cet ouvrage, celui-ci a tenté de transformer les essais freudiens en une théorie sociologique applicable à l’histoire des XIXe et XXe siècles, mais aussi plus largement à toutes les sociétés. L’histoire tout entière apparaît réductible aux rythmes propres au psychisme humain, c’est-à-dire à sa division intérieure et au schéma de la succession de la manie et de la mélancolie. La question historique de la dérythmisation et de ses conséquences disparaît ainsi entièrement derrière l’a priori de l’existence d’un rythme éternel des masses reflétant le rythme naturel du psychisme humain. On passe de l’idée des foules dérythmées à celle d’un rythme des masses : « Les foules, écrit ainsi Moscovici, sont cycliques. Elles connaissent une alternance de joie et de tristesse. Leur humeur change aussi brusquement que celle d’un individu. Lénine, par exemple, était très sensible aux flux et aux reflux de l’humeur des masses, il en parlait souvent » [1] . Bien sûr, au départ, se trouve la division entre le moi et le surmoi : « D’ordinaire, ce dernier surveille et admoneste. Il impose une discipline. Il interdit toute incartade et restreint les jouissances instinctuelles du moi. Le conformisme, la prévisibilité, la pression à s’identifier aux idéaux de la collectivité procurent certaines satisfactions. » (p. 366). Mais le balancier revient rapidement dans l’autre sens : « Personne ne peut supporter en permanence tant de sacrifices […] Lorsqu’un point de saturation est atteint, on tente une sortie […] Le surmoi arrête de harceler le moi. Il le laisse à la fois s’aimer lui-même et s’identifier, sans intermédiaire, à tous les autres moi de la foule, fusionner avec eux. C’est la véritable fête. Enivrés par une telle libération, ils vont jusqu’à violer toutes les prohibitions, braver tous les interdits, et s’éclater dans tous les sens, ainsi qu’une personne en état de manie. Les carnavals, parfois les meetings représentent de tels déchaînements. On y assiste à la disparition presque totale des barrières entre individus, classes et sexes. La promiscuité est tolérée sinon requise » (p. 366). Il est impossible, toutefois, de continuer de cette façon : « Les meilleures choses ont une fin. Le tonus commence à chuter. Le désenchantement rôde. Les musiques se taisent. Le monde tombe dans l’ornière de la répétition, la routine machinale. L’identification à une catégorie, métier, famille, classe, prend le dessus. Le surmoi se sépare du moi. Il rétablit ses distances et son opposition. Il recommence son travail de taupe, minant le plaisir. La misère des dépressions se répand comme une épidémie » (p. 366) .


Cette interprétation a le mérite de souligner l’importance des racines inconscientes de la fabrique du social et de l’individu sans lesquelles nous avons du mal à comprendre certains événements dramatiques que nous avons connus. Toutefois, il me semble qu’elle est grevée par un certain nombre de difficultés qui la rende en fin de compte inutilisable. Je glisse sur le fait, comme le reconnaît du reste Moscovici mais sans répondre à l’objection qu’il se fait à lui-même, qu’elle passe par pertes et profits tous leurs aspects économiques et de classe. Ce défaut est commun à toutes les entreprises de psychologie collective et, je dirais comme Moscovici, ou comme Horkheimer et Adorno avant lui, qu’il ne doit pas nous empêcher de saisir le noyau de vérité qu’elles contiennent.


Le premier défaut de cette théorie tient à la manière même dont est pratiquée l’extension des conclusions de la psychanalyse à la société. Alors que Freud n’hésitait pas à spéculer sur les sources cosmo-biologiques des pulsions, il restait en revanche très prudent dans la construction du lien entre le psychisme individuel et le psychisme collectif. Or, Moscovici a tendance, pour sa part, à dédialectiser le travail freudien et à généraliser sur le plan social des interprétations acquises sur le plan individuel. En dernière analyse, la foule agirait, selon lui, non pas comme un ensemble d’individus ayant des réactions complexes, multiples et ambivalentes, et où le groupe et l’individu seraient en interaction, mais comme un individu grand format dont on pourrait analyser directement les comportements dans les mêmes termes que ceux de l’individu petit format.


Ce réductionnisme explique pourquoi Moscovici identifie les rythmes sociaux à une simple succession mécanique de ups and downs qui perdent toute complexité et tout caractère d’ambivalence. Certes, il note au passage la présence des « rebellions, des émeutes, des pillages. Éléments festifs et éléments agressifs s’y combinent en un mélange explosif », mais lorsqu’il analyse, par exemple, les événements de mai 1968, c’est pour y souligner simplement le sentiment de communion : « De nombreux observateurs ont relevé qu’au mois de mai 1968, il s’est produit une semblable exaltation des foules. Chacun était libre de parler, quand, où et comment il l’entendait. Les diverses catégories sociologiques qui, d’habitude, s’ignorent, se rencontraient et se reconnaissaient dans un sentiment profond de communauté retrouvée » (p. 367). La « fête » apparaît comme le moment fugace du « plaisir » opposé au « quotidien », assimilé pour sa part à la « dépression » et à « l’ennui ». Pourtant, on ne saurait comprendre la fraternisation soixante-huitarde sans se rappeler qu’elle s’accompagnait au même moment de beaucoup de violences et de très fortes luttes sociales et politiques qui présageaient d’ailleurs une reconstruction sociale sur de nouvelles bases. Par ailleurs, l’assimilation du quotidien à une période déprimée est, elle aussi, tout à fait impropre. Certes, le quotidien recouvre une période de dispersion et de « dépression » de la socialité, mais il s’agit uniquement d’une question de densité sociale. Du point de vue des individus, c’est au contraire le moment de leur plus grande liberté et il n’y sont pas nécessairement psychologiquement déprimés.


S’appuyant sur des présupposés biologiques, la psychologie collective se donne chez Moscovici comme une théorie universelle et valable pour toutes les sociétés de toutes les époques : « La psychologie des masses a pour fonction d’expliquer tous les phénomènes politiques, historiques, culturels, passés et présents » (p. 307). Mais, comme chez Le Bon, ce point de vue le mène à multiplier les raccourcis, les rapprochements bâtis à la hâte, sans jamais avoir aucun souci des spécificités historiques. Son livre offre ainsi une succession de plans colorés rassemblant dans la même séquence les foules de la Révolution française et celles de la Révolution soviétique, les chrétiens des origines et les socialistes du XIXe siècle, l’Église et l’Armée, mais aussi Moïse et Lao-Tse, Jésus et Marx, Einstein et Napoléon, etc.


L’histoire devient un simple retour du même. À l’instar de Marthe Robert, qui voulait montrer qu’en projetant le meurtre du père dans le mythe de la « horde primitive », Freud aurait en fait mis en place une conception récurrente du temps historique [2] , Moscovici affirme qu’un des intérêts des développements de la psychanalyse vers la psychologie des masses tiendrait à ce que « le temps absolu et linéaire de la première théorie qui était découpé en phases (de 0 à 5 ans, de 5 à 12, etc.) est remplacé par le temps relatif et cyclique de l’évolution des hommes qui tantôt se soumettent à leurs maîtres et pères, tantôt se révoltent contre lui » (p. 304).


Alors que Mauss et Simmel, dans une visée d’historicisation de la question, montraient que les alternances climatiques n’étaient que le prétexte aux alternances sociales qu’ils observaient et que, d’une manière générale, l’homme s’était petit à petit libéré des rythmes naturels, c’est-à-dire qu’il s’était construit lui-même en tant qu’homme précisément en se donnant lui-même ses propres rythmes, l’interprétation néo-psychanalytique a au contraire tendance à renaturaliser et à déshistoriciser celle-ci en la représentant à travers un modèle cosmique : « Telle serait, écrit encore Moscovici, l’explication du cycle auquel sont soumises les foules naturelles. Elles passent de l’exaltation dionysiaque à l’apaisement apollinien. Le cycle se répète avec la régularité du flux et du reflux marins : alternance de jours brillants, inondés de soleil, et de jours ternes, barbouillés par le crachin, illustrant le va-et-vient des humeurs collectives » (p. 366). L’Histoire « avec sa grande H », comme disait Pérec, redevient un destin ou un éternel retour, de plus en plus despotiques et violents, des tyrans et des crimes : « L’Histoire est un mouvement cyclique. Et les foules parcourent des cycles. Elles retournent en des lieux déjà visités, elles répètent des actions anciennes, sans en avoir conscience. Le charisme est du nombre. On peut y voir un de ces matériaux subsistant des temps archaïques. Périodiquement il resurgit, lorsque la roue de la société le ramène à l’air libre, puis il disparaît de nouveau » (p. 392). Moscovici retrouve ainsi la conclusion à laquelle était déjà arrivé, sur des bases « psycho-biologiques » très proches – les mêmes causes produisant les mêmes effets –, Imre Hermann, qui voyait l’histoire de l’antisémitisme comme une succession rythmique et quasiment naturelle de périodes de latence et de périodes explosives de la schizophrénie collective [3].


*


Le versant négatif de l’approche psychanalytique des rythmes, sans être insurmontable, n’est pas négligeable. La psychanalyse verse parfois dans une conception déshistoricisante des rythmes de l’individuation qui dresse un obstacle à leur compréhension. Malgré les précautions de son inventeur, très prudent quand il s’agit de lier des niveaux d’analyse différents, certains disciples ont eu tendance à ramener les évolutions sociales à des causes psychiques et celles-ci, à leur tour, à des causes purement biologiques. L’arythmie des foules contemporaines identifiée par Tarde et par Simmel a été oblitérée par l’idée que les masses posséderaient par elles-mêmes un rythme immémorial et naturel, qui refléterait celui du psychisme humain, lui-même étant guidé par les oscillations de sa base biologique. Toutes les alternances de « l’océan social » – j’utilise ces métaphores cosmiques à dessein – sont ainsi expliquées par des mouvements agitant les « profondeurs » de l’âme humaine et ces profondeurs par les « vagues de fond » qui seraient provoquées par la lutte de la vie et de la mort. C’est pourquoi, dans certains essais de Freud et chez certains de ses disciples, le rythme, qui était historicisé par les anthropologues et les sociologues, est en partie renaturalisé et redéfini sur le modèle cyclique traditionnel, ce qui a, nous le verrons, des conséquences politiques fort critiquables.


Ces défauts ne doivent toutefois pas nous empêcher de retenir les points importants de l’apport freudien pour ce qui nous concerne ici. Son intérêt le plus général, c’est qu’il jette un premier pont entre d’un côté les anthropologues, très fortement attachés au phénomène des rythmes sociaux, et de l’autre côté les sociologues qui, pour leur part, se sont plutôt intéressés à leur disparition. Tout en abordant les sociétés contemporaines dans les termes psychologisants des seconds, il n’abandonne pas l’apport des descriptions anthropologiques des premiers. Cette approche intermédiaire a de très grandes qualités, car elle permet une description des sociétés, en particulier des sociétés contemporaines, plus nuancée que celle à laquelle aboutissait chacune des approches précédentes.


Tout d’abord, la lecture de Freud renforce l’impression que l’on retire de la lecture des anthropologues et selon laquelle le rythme de l’individuation constitue bien un phénomène assez général, même s’il faut à chaque fois en décrire les spécificités historiques. On comprend que si les sociétés contemporaines ont été soumises à une certaine dérythmisation morphologique, celle-ci n’a probablement pas été totale, et qu’il convient de rechercher les rythmes qui ont pu résister à cet aplanissement, ainsi que les nouveaux rythmes qui ont éventuellement pu remplacer les rythmes disparus dans leur rôle de cadrage des fêtes du surmoi et du moi, mais aussi d’occasions de révolte du ça. Comme les sociologues, Freud note la transformation de l’organisation des sociétés développées ; il reconnaît le nouvel aspect atomisé et fluide que leur donnent les grands brassages en cours. Mais d’une manière différente – et qui n’est pas contradictoire –, il nous invite à observer les conséquences de ces brassages et de cette dérythmisation en terme de retours ou de résurgences rythmiques. La dérythmisation apparaît comme un phénomène important, mais peut-être autant par elle-même que par les réactions de rerythmisation qu’elle entraîne. L’histoire n’est donc pas divisée en deux périodes, l’une qui aurait été un paradis des rythmes et l’autre un enfer de la dérythmisation ; elle voit au contraire sans cesse s’imbriquer des phénomènes de dérythmisation et des phénomènes de rerythmisation.


Par ailleurs, la psychanalyse nous aide à préciser la nature des phénomènes qui se produisent lors des périodes d’intensification de la socialité. Elle montre que l’individuation psychique et sociale ne se fait pas par une construction unitaire ou monovalente, mais qu’elle implique toujours la covariance de principes opposés. Le rythme, au moins celui que nous tentons de saisir ici, n’est donc ni linéaire ni binaire, il est oscillatoire et contient nécessairement des tensions internes. C’est d’ailleurs cette qualité qui explique pourquoi il n’est pas une forme simplement intégratrice, ou simplement individualisante, mais qu’il est toujours, et d’une manière à chaque fois spécifique, les deux à la fois.


Enfin, la psychanalyse laisse entrevoir le type d’articulation qui relie les rythmes de l’individuation psychique et collective aux formes temporelles propres à l’appareil psychique. Il n’y a pas, comme on le pense parfois un peu naïvement, continuité entre les rythmes morphologiques et les oscillations du psychisme. Ceux-là ne sont pas des amplifications de ceux-ci. Il s’agit plutôt d’une interaction de ces formes de mouvement les unes vis-à-vis des autres. L’appareil psychique constitue un ensemble oscillant en déséquilibrage-rééquilibrage permanent, du fait d’une part, de la pression constante du ça et de l’autre, des rythmes sociaux dans lesquels s’inscrivent ses propres oscillations. Ces oscillations constituent un niveau spécifique, ontologiquement indépendant, mais cela ne veut pas dire qu’elles n’aient pas de liens avec les rythmes sociaux qui viennent leur donner un contenu et souvent les perturbent ou les transforment. Dans tous les cas, nous avons affaire à des formes essentiellement cinétiques qui interagissent les unes sur les autres. Cet aspect empêche de considérer les rythmes comme de pures répétitions du même et y explique l’apparition de caractères émergents.

Notes

[1S. Moscovici, L’Âge des foules, Paris, Fayard, 1981. Nouv. éd. refondue, Paris, Complexe, 1991, p. 366.

[2« Le sang versé par Œdipe sur la scène d’un théâtre l’a été d’abord sur la scène de l’histoire, ou, plus exactement, l’histoire procède de ce drame unique qu’elle répète sans cesse avec de nouveaux acteurs et d’innombrables figurants », M. Robert, « Freud », Encyclopædia Universalis, Paris, 2000.

[3Imre Hermann, Psychologie de l’antisémitisme, Éd. de l’Éclat, 1986, (1945), p. 108.

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