Peu avant sa mort, le sociologue Michel Freitag acceptait la republication sur le site de la Revue du MAUSS d’une synthèse de ses conceptions théoriques qui montrait comment il envisageait de dépasser l’opposition holisme/individualisme. Compte rendu sous la forme d’une lettre à Alain Caillé.
Cher Alain,
Lors d’une de nos dernières discussions, tu me demandais ce que je pensais du travail de Michel Freitag et de la place qu’il donne au langage dans sa théorie du social. Je viens de lire le texte qui a été posté sur le site de la Revue du MAUSS et je le trouve, en effet, tout à fait remarquable. Si je puis me permettre, j’engage vraiment nos amis à le lire, car c’est une très belle contribution à la réflexion en cours sur un éventuel dépassement de l’opposition holisme/individualisme.
Contrairement à beaucoup de sociologues, Michel Freitag commence par le langage. Et je ne dis pas la langue (comme chez Lévi-Strauss), ni les présupposés formels de la communication (comme chez Apel ou Habermas). Pour lui, à l’instar de Benveniste, pas de social sans activité langagière. Ce qui, bien entendu, ne l’empêche pas d’observer les interactions entre les effets sédimentés de cette activité et cette activité elle-même. Je le suis donc partout où il reprend la théorie de l’énonciation et les principes qui fondent ce que j’appelle le « paradigme humboldtien » (Humboldt, Saussure, Benveniste, Meschonnic).
Je suis en revanche beaucoup plus réticent à l’égard de son usage de Gadamer, qui me semble contradictoire avec la position précédente. Il adopte à son propos la vision euphémisante de Jean Grondin, pour qui l’herméneutique gadamérienne serait réductible à une simple théorie des limitations du sujet par les données de la « Tradition », Tradition dans laquelle le sujet trouverait simultanément des supports pour son développement. J’ai montré, texte et retraduction à l’appui, que cette Urbanisierung de Gadamer (inspirée en réalité par la philosophie de Ricoeur) ne rend pas du tout compte de ce qui est réellement en jeu dans Vérité et Méthode : une anti-anthropologie radicale dans laquelle toute notion de sujet singulier disparaît au profit du seul sujet qui soit : die Sprache (qu’il faut traduire par « la Langue »). Contrairement aux fables gentillettes racontées par Grondin, et malheureusement reprises par Freitag, Gadamer est totalement fidèle à Heidegger. Pour lui, nur die Sprache spricht (seule la langue parle). Autrement dit, l’histoire des êtres humains est entièrement dominée par des mouvements collectifs et anonymes. Il n’y a donc rien à tirer, d’un point de vue maussien, de cette philosophie radicalement anti-subjective et il est même dangereux de faire comme si elle pouvait s’intégrer à une théorie dont les objectifs éthiques et politiques sont tout autres.
Je vois également un deuxième problème chez Michel Freitag. Ce texte illustre de manière tout à fait claire l’avancée réalisée par certains théoriciens du social au cours des années 1990 (je pense par exemple à Thévenot et Boltanski). Grâce à l’attention qu’ils ont donnée au langage, ces théoriciens ont pu esquisser les contours d’une théorie qui place en son coeur les interactions horizontales entre singuliers et les interactions verticales entre singuliers et collectifs, ou collectifs et collectifs. Le social a ainsi été décrit dans les termes d’un système global fondé sur un fonctionnement interactif généralisé, que Freitag appelle aussi « dialectique » ou parfois « herméneutique ». Ces descriptions représentent à mes yeux un progrès évident sur toutes les théories unilatérales précédentes qui donnaient le primat soit aux systèmes, soit aux singuliers. Mais il me semble, au vu de ce qui vient de se produire au cours des quinze dernières années, en particulier de la fluidification du monde et de la remise en question induite des concepts d’individu et de système, qu’il faut désormais aller plus loin.
Il ne suffit plus de postuler que les uns et les autres, auxquels on attribuerait malgré tout un certain caractère substantiel, seraient en interaction constante suivant des boucles ou mieux encore des spirales infinies toujours semblables. Il nous faut comprendre comment ces boucles et ces spirales sont organisées dans le temps et comment les individus singuliers et collectifs y sont sans cesse produits-détruits. Deux problèmes apparaissent ici : pour le moment, les sociologues et philosophes attachés à la notion d’interaction conservent l’idée que les individus existeraient en quelque sorte avant leur individuation. Ils renâclent à l’idée que l’individuation précède, sinon chronologiquement du moins logiquement, les individus. Par ailleurs, les mêmes sociologues et philosophes conservent une attitude abstraite à l’égard de la notion d’interaction elle-même : ils la voient comme un transcendantal relationnel, comme une simple forme toujours pareille à elle-même. Or, l’observation montre au contraire que les interactions changent au cours du temps et suivant les contextes sociaux. Elles possèdent des organisations distinctes, ce que j’appelle en suivant Mauss des « rythmes » et en reprenant Benveniste des « manières de fluer » (des rhuthmoi).
Il nous faut donc désormais accomplir deux mouvements supplémentaires par rapport aux propositions de Michel Freitag : poser le primat de l’individuation sur les individus singuliers et collectifs (autrement dit se débarrasser des restes de substantialisme qui plombent encore les théories interactionnistes) ; étudier l’organisation à chaque fois spécifique des processus par lesquels ces individus sont sans cesse produits, reproduits ou détruits (c’est-à-dire surmonter le reste de formalisme qui les caractérise).
Tant que l’on ne posera pas la question des rythmes (au sens large de manière de fluer et pas seulement de suite métrique) qui organisent ces processus, on ne pourra faire face de manière véritablement critique à la fluidité du monde qui vient d’émerger.
Voilà, en gros, ce que m’inspire ce texte de Michel Freitag : j’y vois un acquis, une impasse et une invitation à aller plus loin.
Bien amicalement, etc...