Ce texte a été présenté lors de la journée d’études « CHANGER DE RYTHME, CHANGER DE SENS » organisée par Maria Manca (Paris 7), Jean Lambert (Paris 10) et Sandra Bornand (CNRS/LLACAN), journée dont on trouvera le programme ici.
L’augmentation du nombre des études rythmiques
La première chose qui saute aux yeux quand on traverse les textes consacrés récemment aux phénomènes rythmiques ou utilisant le rythme comme concept opératoire – toutes définitions confondues –, c’est tout simplement l’augmentation rapide de leur nombre.
Dans les sciences de la nature, tout particulièrement en physique, en chimie et en biologie, le rythme est un concept utilisé depuis fort longtemps. Mais le nombre d’études s’y rapportant ne cesse de croître, en quantité comme par le nombre de champs où il est convoqué.
La hausse est encore plus spectaculaire dans les sciences de l’homme et de la société. Alors qu’elles étaient très peu nombreuses et confinées, il y a trente ans, à la sociologie, l’économie, la philosophie, la poétique et la musicologie, on voit les études rythmiques à la fois se multiplier et gagner de nouvelles disciplines. Depuis une vingtaine d’années, des recherches se développent en psychiatrie, en psychanalyse, en sciences cognitives. D’autres apparaissent en anthropologie, en histoire, en géographie, en urbanisme. On en voit éclore en linguistique et dans les sciences de l’information et de la communication. Et même, dans des savoirs qui sont plus des arts que des sciences, comme le management et les sciences de l’éducation. On assiste donc à une efflorescence tout à fait remarquable de nouveaux travaux consacrés au rythme ou utilisant le rythme comme outil.
Émergence d’un paradigme rythmique ?
Cette première constatation soulève une question : faut-il voir dans cette réémergence du rythme plus qu’un engouement passager ? Faut-il y voir, plus précisément, une transformation des modes de savoir ou ce que l’on pourrait appeler un « changement de paradigme » ?
À supposer que l’on définisse le concept de « paradigme » comme Kuhn le faisait au début des années 1960, il faudrait pour cela que certains problèmes, certaines méthodes, certains concepts, voire certains résultats soient effectivement partagés par un suffisamment grand nombre de sciences et constituent un cadre ou un support épistémologique commun. Or, à l’évidence, ce n’est pas encore le cas. Bien qu’elle soit de plus en plus fréquente et qu’on la voie émerger dans des champs très éloignés les uns des autres, l’attention aux thématiques rythmiques reste dispersée et les emprunts entre disciplines sont encore assez rares.
Cette situation peut être interprétée de trois manières. La première, la plus radicale, serait qu’il n’existe pas de « paradigme rythmique » et qu’il n’en existera jamais. Cette interprétation ne peut être exclue d’emblée mais elle a le défaut de clore le débat, alors même que l’on n’a pas encore vérifié si d’autres interprétations sont possibles.
La deuxième, déjà un peu plus favorable, serait que les différents exemples qui viennent d’être rapidement répertoriés suggèrent que nous n’en serions qu’au début d’un basculement paradigmatique à peine engagé. Celui-ci serait suffisamment avancé pour être repérable mais pas encore suffisamment pour être effectif. La substitution d’un cadre épistémologique à un autre ne serait pas encore arrivée à terme mais elle ne saurait manquer de se réaliser dans un avenir relativement proche.
La dernière serait que nous devons peut-être nous méfier de la conception kuhnienne des paradigmes scientifiques, qui est elle-même le fruit d’un paradigme particulier : le paradigme structural. Ne serait-il pas possible, en effet, qu’un paradigme irrigue des sciences sans constituer un cadre a priori, inconscient, uniforme et sans extériorité ? Ne pourrait-on pas voir le paradigme rythmique lui-même de manière rythmique, c’est-à-dire comme un ensemble à la fois unitaire et multiple de manières spécifiques et pourtant partageables de faire fluer la pensée ?
Pour le dire brièvement, c’est cette troisième hypothèse qui me semble aujourd’hui la plus vraisemblable au regard des recherches qui ont été menées depuis deux ans et demi sur RHUTHMOS. Le rythme constitue bien un nouveau paradigme, mais c’est d’une façon tout à fait nouvelle qui implique la diversité des approches et leur articulation souple.
Vers un nouveau type de paradigme ?
Afin de vous rendre plus sensible cette forme inédite de fonctionnement scientifique et de ne pas rester trop abstrait, j’aimerais prendre trois exemples : un en sociologie, un autre en anthropologie, enfin un dernier en théorie du langage et en poétique.
Premier exemple, la sociologie. Celle-ci peut s’enorgueillir, et depuis longtemps, de très nombreuses études concernant les rythmes de la vie quotidienne, du travail, des loisirs – sociologie du temps, sociologie du travail, sociologie urbaine et sociologie de la fête sont aujourd’hui florissantes. Dans la plus grande partie de ces recherches, le concept de rythme est pris soit dans son sens périodique traditionnel, soit comme simple vitesse de l’action. Le changement de rythme est alors assimilé dans le premier cas à un changement de cadence qui peut aller jusqu’à la dissolution et la fluidification totale, et dans le second à un changement de tempo – c’est alors le thème à la mode de l’accélération. Mais on voit apparaître dans les travaux de jeunes urbanistes, sociologues et géographes de la ville – et je voudrais citer ici les noms de Benjamin Pradel, Edouard Gardella et Maie Gérardot – de nouvelles préoccupations qui donnent au concept de rythme une valeur inédite.
Vu le temps dont je dispose, je n’évoquerai qu’un seul de ces jeunes chercheurs. Benjamin Pradel a soutenu en 2010 une thèse intitulée : « Urbanisme temporaire et urbanité événementielle. Les nouveaux rythmes collectifs » [1]. Dans cette recherche il s’attache à remettre en question l’idée, aujourd’hui très répandue, selon laquelle les grandes métropoles seraient devenues des lieux de vie arythmiques dominés par le mouvement et la fluidité. Il montre au contraire qu’un certain nombre de rythmes continuent à y organiser la production, le maintien ou la destruction des identités singulières ou collectives. Mais, ce faisant, il ne se contente pas de réintroduire du discontinu dans le continu, ou de la cadence dans le fluide. Il s’agit en fait pour lui de renvoyer dos-à-dos les conceptions holistes et individualistes du temps social, axées chacune sur l’un des pôles de cette opposition, et de montrer que la temporalité de l’action est construite dans un constant aller-retour entre échelle individuelle et échelle collective, et désormais entre échelle locale ou régionale et échelle mondiale. Dans les grandes métropoles, les rythmes des interactions n’ont certes plus la régularité qu’ils avaient dans les sociétés urbaines du passé, mais ils ne sont pas non plus totalement dissous dans ce que l’on présente trop souvent comme un mouvement brownien, sans terme ni forme. Pour comprendre ce qui se passe, il faut, comme disait Simondon, partir du milieu. Ces rythmes des interactions constituent de nouvelles manières de produire du lien social, qui combinent des traits hypermodernes (par exemple le tissage incessant de liens faibles) et des traits anciens réactualisés (les rassemblements festifs réguliers).
En anthropologie, le formalisme d’origine structuraliste reste toujours une force puissante et la notion de rythme, qui, dans un sens déjà assez large, était centrale chez Boas, Mauss et Evans-Pritchard, a été rejetée après la Seconde Guerre mondiale hors du cercle des questions considérées comme scientifiques [2]. Mais on voit, depuis quelques années, une mutation se dessiner à travers l’émergence de ce que François Laplantine a proposé d’appeler une anthropologie modale [3]. Celle-ci, dit-il, est « une démarche permettant d’appréhender les modes de vie, d’action et de connaissance, les manières d’être et plus précisément encore les modulations des comportements, y compris les plus apparemment anodins, dans la dimension du temps ou plutôt de la durée. Alors qu’une logique structurale est une logique combinatoire de la composition ou de l’assemblage présupposant la discontinuité de signes invariants susceptibles de se disposer et de se redisposer dans un ensemble fini, une approche modale est beaucoup plus attentive aux processus de transition et de transformation rythmique. Ce qui l’intéresse est moins la nature des relations des éléments à la totalité que la question de la tonalité et de l’intensité, c’est-à-dire des graduations oscillant entre l’accélération et le ralentissement, le corps en mouvement et le corps au repos, la contraction et la détente » [4].
Abandonnant toute référence à l’éléatisme et aussi à l’élémentarisme structuraliste, cette nouvelle anthropologie veut mettre l’accent sur tous les phénomènes de continuité, de modalité, de mutation, de dévoiement et finalement d’événement, qui ne relèvent pas d’organisations catégorielles et déterministes. Le rythme, pris explicitement au sens de modalité du flux, y est ainsi en train de devenir un concept opératoire de premier plan. Sans que le lien ne soit explicité, l’anthropologie renoue ici, tout en renouvelant son approche, avec Simmel, Mauss, Evans-Pritchard et les nombreux auteurs de la première moitié du XXe siècle, qui mettaient le rythme au centre de leurs préoccupations.
Dernier exemple : la théorie du langage et la poétique de Meschonnic. Pour lui, tout d’abord, la linguistique doit être englobée dans une discipline plus générale qu’il appelle « théorie du langage ». À l’inverse de la linguistique traditionnelle, qui pose le primat de la langue – même celle qui intègre aujourd’hui la notion d’énonciation –, celle-ci se caractérise par le primat qu’elle donne au discours et au langage comme activité. Elle se place dans une filiation humboldtienne que Meschonnic voit passer par Saussure et Benveniste . Par ailleurs, cette théorie du langage prend en compte non seulement le discours ordinaire, comme le font les linguistes ou les philosophes du langage, mais aussi le discours littéraire. Ainsi au lieu de considérer la poétique comme une discipline extérieure à la linguistique, elle la place au centre de sa démarche [5].
C’est dans le cadre de ce double renversement théorique qu’il faut placer le recours de Meschonnic au concept de rythme. Celui-ci traduit le primat à la fois du langage sur la langue et du point de vue poétique sur le point de vue linguistique. L’activité langagière se caractérise, dit Meschonnic, par « une performativité morphologique relationnelle, [qui] neutralise l’opposition du signifiant et du signifié. [...] Cette neutralisation implique une fonction représentative du langage comme discours, à tous les niveaux linguistiques, dans l’intonation, la phonologie, la syntaxe (l’ordre des mots), l’organisation du discours [...], etc. Il n’y a plus alors un signifiant opposé à un signifié, mais un seul signifiant multiple, structurel, qui fait sens de partout, une signifiance (signification produite par le signifiant) constamment en train de se faire et de se défaire [6] ».
Ainsi, loin de se limiter à n’être, comme dans la définition traditionnelle, qu’une succession de temps forts et de temps faibles organisée arithmétiquement de manière plus ou moins stricte, le rythme désigne chez Meschonnic l’organisation continue de ce signifiant unique et multiple à la fois, producteur de signifiance : « Je définis le rythme dans le langage comme l’organisation des marques par lesquelles les signifiants, linguistiques et extra-linguistiques (dans le cas de la communication orale surtout) produisent une sémantique spécifique, distincte du sens lexical, et que j’appelle la signifiance : c’est-à-dire les valeurs propres à un discours et à un seul. Ces marques peuvent se situer à tous les “niveaux” du langage : accentuelles, prosodiques, lexicales, syntaxiques. [7] »
On le voit, ces trois manières d’aborder le concept de rythme ne se recoupent pas totalement. Alors que la sociologie fait encore une place importante à la conception métrique du rythme et que l’anthropologie adopte un point de vue inverse en faisant du rythme la pure modalité d’un flux, la poétique cherche à construire, sans d’ailleurs y parvenir vraiment, un concept tenant forme et flux en tension.
Quoi qu’il en soit, ces trois recherches partagent ce que l’on pourrait appeler un « air de famille », qui leur fait rejeter tout modèle structural et même simplement systémique, sans tomber pour autant dans les modèles différencialistes ou individualistes, et construire leurs approches à partir de notions délaissées par les paradigmes précédents : les rythmes, les modalités et les manières.
Et c’est l’ensemble de ces différences, mais aussi de ces rejets et de ces choix communs, qui fait que ces recherches forment une constellation dont les éléments restent relativement mobiles les uns par rapport aux autres sans jamais toutefois se disjoindre complètement.
Différences historiques avec les paradigmes précédents
Afin de rendre les enjeux de ces innovations plus accessibles à ceux qui ne seraient pas familiers des débats concernant l’épistémologie des sciences de l’homme et de la société contemporaines, je commencerai par dire quelques mots de ce qui distingue ce nouveau paradigme rythmique des précédents. J’aborderai ensuite la question de sa spécificité conceptuelle.
Dans les années 1950 et surtout 1960, le concept de « structure », défini comme organisation stable fondée sur le jeu de différentielles internes, a fourni un modèle formel à de très nombreuses sciences humaines et sociales, en même temps qu’il permettait d’organiser ces sciences autour d’une discipline reine : la linguistique. La langue – au moins telle qu’elle était définie par la phonologie – constituait un type d’organisation qui semblait généralisable à de nombreuses autres réalités.
Parallèlement, mais sur une période de temps sensiblement plus longue, le concept de « système » a constitué un deuxième modèle formel de type « universel », utilisé aussi bien d’ailleurs dans les sciences humaines et sociales que dans les sciences de la nature. Cette fois, ce n’était pas la linguistique qui fournissait le modèle mais la cybernétique. À l’instar de la structure, le système était défini comme une organisation stable, mais dont la stabilité résultait d’un jeu dynamique à somme à peu près nulle des éléments les uns par rapports aux autres.
À partir des années 1970 et surtout 1980, ces deux modèles ont été fortement contestés et deux autres concepts ont commencé à s’imposer dans l’espace laissé libre par leur retrait plus ou moins prononcé : d’un côté, le concept de « différence », qui se présentait comme un héritier des critiques nietzschéenne et heideggérienne de la métaphysique, mais qui présupposait également un certain nombre de principes d’origine structuraliste ; de l’autre, celui d’« individu » qui s’est d’abord, dans les années 1980, constitué en opposition ouverte avec le concept de système, mais qui de plus en plus, surtout à partir des années 1990, a été combiné avec lui dans de nouvelles synthèses fondées sur des méthodologies herméneutique, interactionniste ou néo-dialectique. Alors que dans le premier cas, le modèle différencialiste, la philosophie de la temporalité venait remplacer la linguistique comme « centre paradigmatique », dans le second, le modèle individualiste, c’était l’économie qui se substituait à la cybernétique.
Les avis concernant ce qui reste aujourd’hui de ces quatre paradigmes divergent fortement. Alors que tout le monde est à peu près d’accord pour reconnaître que le paradigme structural s’est effondré depuis longtemps, le sort des trois autres fait encore l’objet de débats animés.
Il me semble, pour ma part, qu’aucun de ces paradigmes ne correspond plus à la réalité du monde néo-capitaliste, à la fois fluide et heurté, dans lequel nous vivons désormais et que ce seul fait ouvre déjà un espace pour le rythme. La coupure historique radicale à travers laquelle nous venons de passer lors de ces vingt dernières années a rendu ces modèles intellectuels obsolètes, alors même qu’elle redonnait au modèle rythmique un caractère opératoire.
Si nos sociétés sont traversées par des forces qui les fragmentent et qui nous individualisent de plus en plus, cela n’implique en rien des capacités d’action et d’expérience accentuées. C’est même plutôt le contraire : nous nous individualisons de plus en plus mais nous sommes de moins en moins aisément sujets. C’est pourquoi, mis à part les économistes de l’école classique et quelques sociologues, peu de spécialistes soutiennent encore que les individus pourraient être considérés comme les éléments premiers de la réalité à partir desquels il faudrait construire toute science de l’homme ou de la société.
Globalement les approches fondées sur les philosophies de la différence, que celle-ci soit d’ordre ontologique, sémiotique ou vitaliste, continuent, de leur côté, à connaître un grand succès – au moins sur le plan quantitatif. Mais on peut s’interroger sur le degré de pertinence des critiques qu’elles émettent depuis une bonne quinzaine d’années à l’égard du monde contemporain, dont une partie du fonctionnement repose désormais précisément sur la déconstruction des oppositions et des frontières, sur la remise en question des systèmes hiérarchisés et sur la marchandisation des modes de vie alternatifs. On se demande même, dans ces certains cas, si ces approches ne sont pas devenues de simples auxiliaires plus ou moins volontaires de la révolution capitaliste en cours. Ce qui apparaissait critique quand le monde était dominé par des systèmes de classement hiérarchisés, stables et étouffants semble de moins en moins pertinent depuis que le monde est devenu ouvert, mobile et fluide.
Enfin, les approches systémiques n’ont pas perdu toute légitimité. Mais là aussi on s’interroge sur leur adéquation à un univers qui s’est en grande partie désystématisé depuis au moins deux décennies. Alors que le monde tel qu’il était sorti de la Seconde Guerre mondiale était composé de systèmes relativement stables, emboîtés les uns dans les autres – les Nations Unies, les blocs, les zones de libre échange, les États, les entreprises, les familles, les individus eux-mêmes –, les événements qui se sont succédés au cours de ces dernières années ont remis en question tous ces modes d’organisation les uns après les autres. Les blocs ont disparu, l’ONU a été au moins pendant un temps écartée, la production, la consommation et l’information ont été mondialisées grâce à des réseaux de transport, de télécommunication, de tri et de stockage de l’information qui enserrent désormais l’ensemble de la planète. Les États se sont libéralisés, le travail dans les entreprises a été réorganisé en réseaux, la famille traditionnelle a dû accepter des recompositions périodiques et les individus faire montre de nouvelles capacités d’engagement et de dégagement de plus en plus rapides. Aucune de ces nouvelles formes ne relève plus de la pensée systémiste traditionnelle.
Comme à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, nous sommes aujourd’hui confrontés à une intensification de la mondialisation de l’économie, à une fluidification des sociétés et à une réorganisation de l’équilibre des puissances du monde. Et c’est pourquoi, comme il y a cent ans, nous avons besoin de nouveaux modèles de pensée qui soient adaptés à ce monde à la fois fluide et fracturé dans lequel nous venons d’entrer. Or, c’est précisément un modèle de ce genre que suggère le renouvellement du concept de rythme que nous avons repéré à travers les trois exemples précédents.
Spécificités conceptuelles du paradigme rythmique
Je passe donc maintenant aux caractères particuliers qui donnent au nouveau concept de rythme en émergence ses capacités opératoires dans le contexte historique et théorique qui vient d’être décrit.
Le premier de ces caractères apparaît dès les travaux de Meschonnic, qui ont sur ce plan largement anticipé le mouvement que l’on voit se réaliser aujourd’hui. On sait que sa théorie du rythme se fonde sur un rejet du modèle métrique qui a dominé la pensée occidentale depuis Platon, Aristote et Aristoxène de Tarente. Grâce aux études historiques qui se sont multipliées ces dernières années, nous commençons à comprendre qu’il s’inscrit ainsi dans une tradition déjà ancienne : ce modèle a déjà été périodiquement l’objet de remises en question parfois très profondes. Je pense, pour me limiter à quelques exemples, à la pléiade d’artistes et de théoriciens de l’art qui s’est constituée en Allemagne à la fin du XVIIIe siècle, avec Moritz, Goethe, Schiller, Schlegel et Hölderlin. Je pense également à celle qui a marqué la deuxième moitié du XIXe siècle avec Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Apollinaire, d’une part, Wagner, Mahler, Debussy et Ravel, de l’autre. Je pense enfin au groupe de penseurs qui, entre la fin du XIXe siècle et la première moitié du suivant, a placé le rythme au centre de ses préoccupations, tout en en contestant implicitement ou explicitement la définition métrique : Tarde, Simmel, Mauss, Klages, Bergson, Whitehead.
Ce faisant, Meschonnic n’en introduit pas moins une innovation très importante, dont la puissance apparaît de mieux en mieux aujourd’hui : il renoue explicitement avec le fil présocratique signalé par Benveniste dans son célèbre article sur « La notion de “rythme” dans son expression linguistique ». Pour la première fois depuis très longtemps, le rythme redevient un rhuthmos, c’est-à-dire non pas seulement, comme on le lit trop souvent dans des commentaires pressés, « une configuration à un instant donné d’une réalité qui va bientôt changer », mais une véritable « manière de fluer ». Or, c’est l’un des éléments les plus significatifs des mutations en cours : les meilleures d’entre elles se font au nom d’une conception rhuthmologique du rythme.
Le second caractère du nouveau concept de rythme qui nous intéresse aujourd’hui tient à sa dimension ontogénétique. Loin de n’être qu’un simple phénomène sensible, relevant donc uniquement de l’aisthesis, le rythme est très souvent le support de phénomènes d’individuation, au sens de production d’entités distinctes les unes des autres mais qui n’en restent pas moins en mutation sinon constante du moins permanente. Cette dimension apparaît déjà chez Meschonnic mais elle y est confondue avec la dimension anthropologico-historique. Or, l’étude des usages de la notion de rythme – je la prends ici bien sûr au sens de rhuthmos – montre qu’il faut distinguer ces deux aspects, dont le premier peut se manifester indépendamment du second, comme dans les sciences de la nature – par exemple la climatologie, la biologie moléculaire, les neurosciences. Dans ces contextes, on voit clairement se développer, sous l’égide des théories de la complexité, des problématiques très proches de celle des manières de fluer, qui servent à étudier le devenir des systèmes à la fois hautement intégrés et spécialisés qui produisent les types de temps, les différentes sortes de cellules ou la succession des scènes conscientes.
Enfin, le troisième caractère important du nouveau concept de rythme tient à sa dimension proprement éthique et politique. Si le rythme est un support de l’individuation, il peut en effet être aussi parfois celui d’une subjectivation, au sens du devenir-agent des individus en question. Meschonnic repérait ce phénomène à partir de la poétique mais j’ai montré dans Fragments d’inconnu et dans Sujet et individu en Occident. Dumont, Elias, Meyerson, Vernant qu’on pouvait en faire de même à partir de la plus grande partie des sciences de l’homme et de la société. Le rythme possède alors une dimension critique qui en fait un outil fondamental pour comprendre notre passé anthropologico-historique mais aussi le monde nouveau dans lequel nous vivons.
Ces trois caractères expliquent à mon avis – même s’il faudrait certainement affiner encore l’analyse – l’essentiel de l’efficacité scientifique du nouveau concept de rythme. Une fois redéfini comme rhuthmos et doté de ses dimensions d’individuation et éventuellement de subjectivation, le concept de rythme devient un outil de connaissance très puissant parce que très bien adapté aux conditions nouvelles imposées par le XXIe siècle commençant.
Conclusion
Je voudrais conclure par quelques mots d’hommage et d’encouragement à tous les chercheurs qui se lancent depuis quelques années dans des recherches rythmanalytiques ou rythmologiques. Hormis quelques jeunes seniors comme Maria Manca, François Laplantine, Jean-Claude Schmitt ou moi-même, ces chercheurs sont souvent jeunes tout court. Ils forment un groupe qui, sans toujours en être pleinement conscient, partage déjà sinon des concepts du moins des préoccupations méthodologiques et formelles communes. Ces jeunes chercheurs butent en ce moment contre de nombreux obstacles : manque de postes, rejet des innovations, résistance farouche à l’égard de tout ce qui pourrait remettre en question la légitimité scientifique des pouvoirs en place appuyés sur des paradigmes obsolètes. Je n’en ai pas moins confiance dans leur avenir. Je crois qu’une nouvelle « génération-rythme » est en train d’apparaître sous nos yeux, une génération qui – pour enfin parler de la thématique du jour – va introduire un changement de rythme radical dans la pensée scientifique.