En 1947, c’est-à-dire à une époque où l’Allemagne tente de se reconstruire et est à la recherche de nouvelles valeurs fondatrices, le théologien Romano Guardini [1] (1885-1968), illustre représentant de la branche catholique du « mouvement de jeunesse [2] », met en garde les Allemands contre un éventuel retour aux « mythes des sauveurs », qui expliquent aux hommes que « leur vie se réalise dans des rythmes » qu’elle « commence par la naissance et aboutit à la mort », que l’individu n’est par conséquent « qu’une vague » et qu’en réalité, seule la vie du genre existe [3] ». L’homme d’Église aperçoit dans le succès de telles idées au tournant du XIXe et du XXe siècle les racines de la dictature nationale-socialiste et du désastre de la Seconde Guerre mondiale. C’est pourquoi il exhorte ses compatriotes à briser le cercle infernal de ces philosophies pour accepter la rédemption du Christ, seule capable de rendre sa dignité à l’individu.
Approximativement à la même époque, les représentants de l’école de Francfort Max Horkheimer (1895-1973) et Theodor Adorno (1903-1969) défendent quant à eux la thèse selon laquelle c’est au contraire l’esprit des Lumières qui, par sa libération du sujet et l’importance démesurée accordée à la « raison instrumentale », aurait préparé l’avènement du fascisme [4]. Leur raisonnement trouve un écho surprenant chez l’ancien membre du NSDAP et éminent représentant du « mouvement du rythme » Rudolf Bode (1881-1970), qui considère pour sa part que le refoulement des forces originelles et expressives ainsi que l’exacerbation de l’individualisme sont les véritables raisons de la déchéance de l’Allemagne. Le rythme, « source sacrée du renouvellement de la vie », doit être enfin reconnu comme une « force créatrice de valeurs » et fournir ainsi les bases d’une « vraie communauté populaire [5] ».
Ces positions opposées renvoient à des idées et à des concepts qui connurent un grand succès en Allemagne, autour de 1900 et dans le premier tiers du XXe siècle, alors que « rythme » apparaissait comme le « concept-phare [6] » de toute une génération et que de nombreux auteurs considéraient sa reconquête comme la clé d’un avenir meilleur. Ce discours, trop souvent diabolisé, évoqué avec condescendance ou bien interrogé quant à sa validité pédagogique, méritait d’être soumis à un examen critique interrogeant les causes de son apparition et de son succès historique. Quelles évolutions antérieures et quels phénomènes contextuels expliquent la « vogue » du concept de rythme ? Par qui ce terme est-il introduit et repris dans ses acceptations les plus larges ? Sur quelles références littéraires et philosophiques ce discours se fonde-t-il ? Que cherche-t-il à combattre ou à mettre en valeur ? Quels objectifs personnels et collectifs transparaissent à travers l’utilisation qui est faite de ce terme ? Peut-on retrouver, derrière la multiplicité des prises de position, et même des définitions données au concept, un certain nombre de constantes qui permettent de reconstruire une démarche de groupe, fût-elle inconsciente ? Comme le laisse supposer la formulation de ces questions, la démarche d’ « histoire sociale des idées [7] » que nous nous proposons d’adopter tentera, sans tomber dans le sociologisme ou la simplification à outrance, d’éclairer l’émergence et la propagation de ce discours en le replaçant dans le contexte historique, culturel et social dont il est issu. En outre, conformément à l’approche d’ « histoire des concepts » telle que l’ont pratiquée l’historien Reinhart Koselleck [8] (1923-2006) et le germaniste Georg Bollenbeck (*1947), le concept de rythme ne sera pas réduit à une définition précise. De même que le concept de « culture [9] » ou celui de « vie », nous verrons en effet que Rhythmus est défini de diverses façons par les auteurs de notre corpus et renvoie même, d’une discipline à l’autre, à des réalités extrêmement variées. Néanmoins, quel que soit le sens qu’on lui donne, il tend presque toujours à vouloir dépasser sa fonction désignative première au point d’acquérir son propre poids communicatif et de devenir à lui seul un critère suprême d’évaluation, susceptible d’articuler les angoisses et les espoirs d’une couche sociale bien déterminée.
L’influence du contexte socioculturel
Le thème du rythme revêt une importance particulière dans le cadre de la « réforme de la vie », mouvement dont l’arrière-plan social a déjà été éclairé par de nombreuses études [10]. Face au « bain de sang » de la Révolution française, la bourgeoisie allemande, déçue et frustrée, développa dès la fin du XVIIIe siècle une tendance à vouloir réformer la société par des voies indirectes [11]. Ainsi Friedrich Schiller (1759-1805) conçut-il un plan d’ « éducation esthétique [12] » visant à créer en premier lieu les hommes capables de faire évoluer la situation en douceur et de bâtir sur des bases solides un État libre et fraternel. Suite à l’échec de la Révolution de 1848, de nombreux libéraux vont jusqu’à perdre confiance en l’action politique et placent à nouveau leurs espoirs dans ce modèle ayant pour but de modifier les individus de l’intérieur pour préparer la voie à un meilleur avenir. Après avoir pris part activement à l’insurrection du mois de mai, Richard Wagner (1813-1883) conçoit dans son œuvre programmatique L’œuvre d’art de l’avenir (1849) une synthèse des arts censée devenir le point de départ et l’instrument d’une synthèse sociale [13]. De façon analogue, les acteurs de la révolution écrasée de 1848 que sont Eduard Baltzer (1814-1887) et Gustav Struve (1805-1870) se détourneront de la politique et prêcheront en faveur d’une alimentation végétarienne dans l’espoir que celle-ci améliore non seulement la santé des hommes mais aussi qu’elle modifie leur tempérament et les rende plus doux et plus sociables [14].
Autour de 1900, la « bourgeoisie cultivée », qui se sent menacée de décrochage social, tente par ailleurs de regagner de l’influence sur la société wilhelminienne. D’un côté, la montée en puissance de la grande bourgeoisie industrielle creuse un fossé à l’intérieur d’une bourgeoisie qui, jusque-là, était restée relativement homogène. Les « clercs [15] » (ceux qui doivent avant tout leur prestige à leurs titres universitaires) perçoivent cette situation comme injuste, d’autant que la remise en question croissante du modèle humaniste de formation leur fait craindre une perte de statut et de reconnaissance qui pourrait conduire un grand nombre d’entre eux à la paupérisation. De l’autre, on éprouve une peur encore plus grande à l’égard des ouvriers révoltés par leur situation matérielle et leurs conditions de travail, et l’on préfère par conséquent soutenir les forces réactionnaires du pays, considérées comme le meilleur rempart contre la social-démocratie et la révolution prolétarienne.
La position de nombreux bourgeois cultivés vis-à-vis du régime wilhelminien se caractérise donc par une certaine ambivalence : en dépit de leur intégration superficielle, beaucoup espèrent la mise en place d’une troisième voie entre capitalisme et communisme, se réfugient dans une sorte de contre-culture et développent des modèles alternatifs d’ordre social dont la mise en pratique devrait, dans la mesure du possible, se faire sous leur égide. Tandis que, dans le cadre du « mouvement des colonies », on expérimente de nouvelles formes de vie en communauté plus proches de la nature, le mouvement des médecines alternatives, le naturisme, le mouvement anti-alcool, le végétarisme et la pédagogie réformée tentent par exemple d’influencer positivement les individus pour atténuer les dégâts causés par la civilisation [16]. Dans ce cadre, les concepts de « culture », « vie » ou encore « rythme » deviennent de véritables « concepts de combat [17] » permettant de condamner aisément tous les méfaits ressentis de la modernité mais aussi d’exprimer par contraste des aspirations parfois nostalgiques ainsi que des attentes. Les trois concepts apparaissent d’ailleurs fortement liés les uns aux autres dans la mesure où la rythmicité est souvent présentée comme la principale caractéristique d’une « culture saine » qui, dans le sens où l’écrivait Friedrich Nietzsche (1844-1900), « émane de la vie [18] ».
Un autre élément contextuel fondamental est à trouver dans la libération relative du corps qui a lieu en Allemagne à la fin du XIXe siècle. À l’intérieur du « mouvement de jeunesse [19] », la pratique de la randonnée et l’expérience de la nature permettent à des enfants des villes de développer un tout autre rapport à leur corps. Au sein de la « réforme de la vie », la morale chrétienne est en quelque sorte inversée, dans la mesure où l’hygiène, la santé physique et le bien-être corporel deviennent les fins suprêmes, tandis que la pruderie et la négligence du corps sont taxées de perversité et passent pour nuire au salut de l’humanité [20].
La très vive réception allemande de la théorie de l’évolution de Charles Darwin (1809-1882) est particulièrement perceptible à l’intérieur de la critique de la civilisation. La peur d’une possible dégénérescence de la race blanche ou germanique, exprimée dans les écrits de nombreux membres de la bourgeoisie cultivée, peut au moins partiellement être interprétée comme le résultat d’une projection : par un mécanisme psychosocial bien connu, les clercs transposent leur malaise collectif sur l’évocation des corps humains. Pour les meneurs de mouvements de réforme, la propagation de cette angoisse ainsi que la volonté de guérir la nation par l’hydrothérapie, les bains d’air et de lumière, l’alimentation végétarienne ou encore la pratique de la danse libre en pleine nature participent, de manière plus ou moins consciente, d’une stratégie leur permettant de se présenter comme « médecins du corps social », seuls détenteurs des remèdes capables de mettre fin au déclin des Européens.
Dans ce contexte, le corps féminin se trouve être l’objet d’une attention particulière. En tant que « porteuse du destin de la race » ou « représentante de la naturalité », la femme est fortement invitée à prendre au sérieux sa « mission sacrée » et à accorder à sa santé tout le soin nécessaire. En ce sens, l’architecte Paul Schultze-Naumburg (1869-1949) lutte avec de nombreux autres clercs contre le corset et la perversité d’une mode féminine qui déforme la taille et limite la femme dans ses mouvements. Il conçoit des vêtements réformés larges et élégants, qu’il qualifie lui-même d’ « expression d’une humanité supérieure [21] ». En outre, on voit autour de 1900 de nombreuses femmes pratiquer la gymnastique de Bess Mensendieck (1864-1957) qui, par une « application consciente des lois qui régissent le corps » et l’élimination progressive des « faux mouvements », vise également à terme la « guérison de la race blanche [22] ».
Il apparaît essentiel de mentionner ici le succès de la « danse libre » importée par trois Américaines, dans lesquelles de nombreux clercs reconnurent immédiatement des alliées à l’intérieur de leur combat pour la reconquête du naturel et la remise à l’honneur du corps. Tandis que la danseuse « serpentine » Loïe Fuller (1862-1928) pouvait, avec son immense voile blanc et ses effets de lumière inédits, encore être classée parmi les représentants de l’Art Nouveau [23] et fascina avant tout par sa maîtrise de techniques novatrices et les effets optiques qu’elle produisait, Isadora Duncan [24] (1877-1927) et Ruth St. Denis [25] (1879-1968) semblaient livrer par leur semi-nudité sur scène de parfaits exemples de cette volonté de libérer l’expression corporelle, même si dans leurs écrits théoriques et les interviews qu’elles ont données, les danseuses concevaient avant tout leur art comme l’instrument d’une expérience mystique [26].
À côté de la situation particulière de la bourgeoisie cultivée allemande et de la réhabilitation du corps, la redécouverte de la Grèce antique a également fortement contribué à mettre le concept de rythme au centre des débats. Par sa Naissance de la tragédie (1871), Nietzsche avait contribué à renverser l’image de « noble pureté » qui ressortait des écrits de Johann Joachim Winckelmann [27] (1717-1768). Sous sa plume, l’Antiquité grecque devient la patrie du principe « dionysiaque », qui trouve son expression la plus pure dans la musique, la danse extatique et l’ivresse ; elle est le lieu où l’aspiration fondamentale de l’homme, de disparaître en tant qu’individu et de se dissoudre dans la masse, est assouvie par un compromis satisfaisant avec les forces « apolliniennes » contradictoires. Pour ce qui est de la construction de leur avenir, les Allemands sont souvent placés, en reprenant les termes de Nietzsche, devant l’alternative entre se mettre sous l’égide du Dionysos dansant ou bien poursuivre dans la voie indiquée par le Christ, considéré comme le principal apôtre de la négation de la vie.
C’est ici que je placerai l’idéal dionysiaque des Grecs : l’affirmation religieuse de la vie dans son entier, dont on ne renie rien, dont on ne retranche rien (…). L’homme tragique affirme la plus âpre souffrance, tant il est fort, riche et capable de diviniser l’existence ; le chrétien nie même le sort le plus heureux de la terre ; il est pauvre, faible, déshérité au point de souffrir de la vie sous toutes ses formes. Le Dieu en croix est une malédiction de la vie, un avertissement de s’en affranchir ; Dionysos écartelé est une promesse de vie, [elle] renaîtra éternellement et reviendra du fond de la décomposition [28].
En ce sens, de nombreux auteurs voient dans la Grèce antique le modèle d’une culture saine et vigoureuse, dans laquelle le corps était dignement entretenu et constituait encore une unité avec l’âme et l’esprit. Adepte de cette lecture, la danseuse Isadora Duncan se réfère ouvertement à l’idéal de beauté grec et tente, par l’imitation de poses reproduites sur des vases antiques, de faire revivre la danse grecque et le sentiment de vie supposé l’accompagner. Émile Jaques-Dalcroze (1865-1950), le fondateur de la gymnastique rythmique, fait lui aussi construire son institut de Hellerau dans le style d’un temple grec et revêt ses élèves d’un costume de scène inspiré de l’habit grec. Dans son étude fort lue Travail et rythme, Karl Bücher [29] répand quant à lui l’idée selon laquelle le rythme n’aurait, chez les Grecs anciens, pas seulement joué un rôle important dans l’art, mais aurait également été mis en œuvre en tant que principe éducatif et aurait ainsi exercé sur les tempéraments, la société et l’État une influence structurante et bienfaisante.
Le diagnostic d’arythmie en tant qu’expression d’un malaise collectif et tentative de prise d’influence
Au début du vingtième siècle comme de nos jours, le concept de rythme n’appartient à aucune discipline particulière et se laisse définir, selon le contexte, de mille et une façons différentes. À l’intérieur même de certains champs d’étude, les querelles terminologiques autour de ce terme ne sont pas rares, et la portée de ces désaccords est parfois plus grande qu’il n’y paraît de prime abord. Mais quelle que soit la définition qui est donnée à ce mot, la grande majorité des réflexions sur le rythme autour de 1900 aboutit plus ou moins au même constat, à savoir que celui-ci a joué par le passé un rôle essentiel, qu’il a progressivement été délaissé, ignoré, voire perdu, et que son retour ou sa renaissance apparaît comme un grand besoin pour la discipline concernée, voire pour l’époque, la nation ou la race.
Dans bien des cas, cet oubli est par ailleurs présenté comme la conséquence directe ou indirecte d’une évolution des sciences, des savoirs et des arts vers ce que le critique de son temps August Julius Langbehn (1851-1907) appelle la « conception microscopique du monde [30] », une tendance néfaste qui, depuis le Naturalisme, aurait même fini par s’imposer dans les arts et la littérature. La diversification et le morcellement des domaines d’investigation, la spécialisation à outrance et la valorisation excessive des savoirs techniques et arithmétiques au détriment de la sensibilité individuelle et de l’intuition sont interprétés par de nombreux clercs comme des conséquences de l’influence croissante des industriels, des ingénieurs et des techniciens [31] et donc, indirectement, comme une menace à l’égard des valeurs qu’ils représentent et de leur position sociale.
Dans certaines disciplines comme la musicologie, la négligence du rythme au profit de l’harmonie apparaît comme particulièrement incompréhensible. D’après Hugo Riemann (1849-1919), elle proviendrait essentiellement du fait que les différents composants de la musique sont presque toujours étudiés séparément, alors que cette dernière devrait être considérée comme une totalité organique, à laquelle le rythme confère son unité. Conformément à l’esprit de l’époque, on tente d’appliquer à la musique un schéma arithmétique abstrait, qui ne permet pas de rendre compte de son infinie complexité. Le développement d’une théorie valable du rythme musical nécessiterait au contraire l’utilisation de concepts et de catégories ne se limitant pas aux aspects mesurables et dénombrables de la musique, mais la formation de groupes devrait également prendre en considération la mélodie et sa valeur émotionnelle, car les « unités de mesure n’acquièrent, dans tous les cas de figure, une existence réelle que par leurs contenus [32] ».
Le pédagogue Émile Jaques-Dalcroze voit également dans le piètre rôle imparti au rythme dans les études musicales le signe d’une profonde méprise concernant la nature même de la musique mais aussi sa valeur éducative. C’est la raison pour laquelle, d’après lui, on rencontre de plus en plus de pianistes « qui n’aiment pas la musique (…), qui n’apprécient au concert que les acrobaties, qui ne savent distinguer ni les styles, ni les formes, qui ne sont ni touchés ni intéressés par les œuvres les plus émouvantes [33] ». Dans la plupart des cas, le cours de piano se limite à l’apprentissage de la technique digitale ; les élèves n’en tirent absolument aucun profit personnel, si ce n’est qu’ils entraînent un peu leur mémoire. C’est pourquoi Jaques-Dalcroze propose de faire précéder l’apprentissage d’un instrument par une éducation de l’oreille et du mouvement qui s’adresse à l’individu dans sa totalité. Dans un premier temps, des exercices rythmiques devraient éveiller la sensibilité artistique de l’enfant, développer sa réceptivité et « accorder » son tempérament. Toute pédagogie musicale ignorant le rythme et se limitant aux aspects techniques et arithmétiques de la musique ne peut aboutir à un résultat satisfaisant et ne comporte aucun intérêt pour l’éducation de l’enfant.
Dans les domaines de la médecine et de la psychologie aussi bien que dans l’art, l’étude des rythmes biologiques semble avoir fait les frais d’une perspective analytique et réductrice. De nombreux clercs déplorent la façon dont l’homme se trouve réduit à n’être qu’une somme de phénomènes mécaniques et chimiques ; la médecine contemporaine se focalise sur des organes isolés et perd toute vue d’ensemble. À cet égard, le père de l’anthroposophie Rudolf Steiner (1861-1925) critique la tendance des médecins à ne traiter que des symptômes au lieu de chercher intuitivement à comprendre l’individu dans son entier. Le résultat d’une prise de sang, point de départ de la plupart des diagnostics, ne peut d’après lui être un outil satisfaisant, en ce sens que le sang n’est pas le même quand il coule dans nos veines ou quand il est prélevé pour en étudier les constituants chimiques. Chaque être vivant doit être considéré comme un tout indivisible ; il importe donc de dépasser la tendance matérialiste de la médecine et d’encourager les médecins à s’en remettre à nouveau à la sagesse de Paracelse (1493-1541), car ce dernier savait tirer profit des connaissances sur la nature spirituelle de l’homme. Le rythme, que nous portons en nous comme « héritage de notre origine spirituelle [34] » et que nous devons prendre en considération si nous souhaitons comprendre le déroulement de certaines maladies, ne retient aucunement l’attention de la médecine moderne, car cette dernière refuse catégoriquement de tenir compte du lien qui relie notre corps physique à nos autres corps invisibles et à la totalité du cosmos.
[S]eul celui qui sait évaluer les rapports entre monde intérieur et monde extérieur est, dans chaque cas individuel, à même de dire comment l’extérieur, le macrocosmique, peut être utilisé pour agir sur le microcosmique. (…) En cas de maladie, déterminer le régime d’un homme d’après des lois établies selon des critères purement extérieurs et empruntées aux statistiques ou à la chimie, c’est toujours porter un jugement superficiel. Il y a des raisons tout autres qui sont à l’œuvre. Et donc, nous voyons bien que la connaissance spirituelle doit toujours accompagner et éclairer celle concernant les gens malades et en bonne santé [35].
Mais les adeptes de l’ésotérisme ne sont pas les seuls à reconnaître dans l’insuffisante prise en considération des phénomènes rythmiques la conséquence d’une « arithmétisation » des sciences, qui révèle en définitive leur utilitarisme croissant. Malgré le reproche d’ « atomisme psychologique » qui lui a souvent été adressé, le fondateur de la psychologie expérimentale Wilhelm Wundt (1832-1920) souligne que l’analyse ne peut constituer une fin en soi pour le psychologue et que celui-ci ne devait jamais perdre de vue le rapport entre chacun des éléments étudiés et la totalité dont il dépend. La « vision psychologique du monde » se distingue de la « vision physique » par le fait que cette dernière fait abstraction de toutes qualités sensorielles et ne perçoit dans la réalité que des atomes et des formes géométriques [36]. La psychologie ne peut, d’après Wundt, en aucun cas se satisfaire d’une telle simplification. Par exemple, étant donné que chaque rythme est plus que la somme des différents sons qui le composent, son étude nécessite (tout comme l’étude de tous les phénomènes de perception) un perpétuel va-et-vient entre perspective analytique et perspective synthétique. Le simple fait que le psychologue travaille en laboratoire et y mène des expériences sur la psyché humaine ne signifie pas qu’il reprend simplement à son compte les méthodes de la physique ; il doit impérativement tenir compte des particularités de son objet d’étude, c’est-à-dire de la psyché humaine.
Bien que Wilhelm Wundt ne soit pas le matérialiste caricatural qu’on a souvent vu en lui, il demeure pour beaucoup le symbole de cette évolution néfaste des sciences qui exclut toute intuition et réduit tout phénomène à des formules mathématiques et à des lois mécaniques. Ainsi, Hermann Swoboda (1873-1963), dont l’œuvre sur Les périodes de l’organisme humain tente de montrer le retour rythmique des symptômes psychopathologiques chez ses patients, considère comme parfaitement inféconde cette tendance qui consiste à « laisser des machines décider de questions touchant l’âme de la plus noble des créatures terrestres [37] ». La meilleure preuve en est pour lui la découverte extrêmement tardive de la loi fondamentale de la périodicité. De même, le caractérologue Ludwig Klages soutient que les méthodes utilisées par la majorité des psychologues de son temps sont parfaitement inadaptées et que leur tendance à l’atomisme trahit leurs intentions profondes : ils ne s’intéressent pas à la vie et à l’âme de l’homme pour elles-mêmes, mais ne voient en cette dernière qu’un « mécanisme intellectuel au service d’une fin située en dehors de lui-même et qui est mesuré en fonction de ce à quoi il est hypothétiquement destiné [38] ». Ce qu’ils décrivent n’est, d’après Klages, pas la psyché en elle-même mais plutôt le potentiel économique de l’individu et le profit que l’on peut tirer de ses capacités. Des critères comme la vitalité et la rythmicité ne jouent non seulement aucun rôle dans la psychologie d’école, mais cette dernière est tout simplement incapable de les évaluer car, concentrés sur le détail, ses représentants ne prennent jamais le temps de laisser agir sur eux l’image globale d’un être humain.
Certains clercs ne se contentent pas de déplorer la disparition du rythme dans leurs domaines d’étude respectifs, mais vont jusqu’à voir dans celle-ci la conséquence de l’ « arythmie » générale de l’homme moderne. L’utilisation de ce terme issu de la médecine provient du fait que ces auteurs projettent leurs peurs et leurs espoirs sur le corps humain. Leurs descriptions de l’état de santé de la jeunesse tendent presque toujours à se confondre avec leur vision du corps collectif, à savoir le plus souvent de la nation. Lorsque cette maladie est expliquée par la présence d’un « problème de coordination », par l’ « absence d’un lien entre le cerveau et les muscles » (Émile Jaques-Dalcroze) ou encore par l’action d’une « force séparatrice qui se serait insérée dans la cellule vitale » (Rudolf Bode), les auteurs de ces théories expriment en même temps indirectement leur angoisse face au fossé qui se creuse progressivement entre eux et le reste de la société. Ainsi, leurs écrits établissent un lien très clair entre les défauts corporels évoqués et leur sentiment d’une atomisation croissante de la société, qui pourrait aboutir à une dissolution totale de tous les liens naturels entre les hommes et à l’implosion de la communauté [39]. De cette façon, le malaise de la bourgeoisie de culture, qui déplore la disparition des valeurs non marchandes et se sent menacée de décrochage social, est non seulement « somatisé » mais de plus présenté comme un fléau touchant l’ensemble de la société.
De par son déguisement médical, le diagnostic d’arythmie poursuit en outre, plus ou moins consciemment, un double objectif. D’un part, il constitue une tentative, semblable à celle menée par le discours sur la « nervosité [40] » ou la dégénérescence de l’homme moderne, de répandre un sentiment de peur parmi les lecteurs de ces théories, afin qu’ils remettent leur destin entre les mains de leurs auteurs. D’après une étude de Joachim Radkau, cette stratégie finit même par porter ses fruits : on peut relever autour de 1900 une tendance marquée à l’hypocondrie ; nombreux sont ceux qui s’observent régulièrement sous toutes les coutures à la recherche des traces de la dégénérescence ou bien reconnaissent dans la régénérescence de la race blanche ou la reconquête des capacités rythmiques un réel enjeu de leur temps. Le catastrophisme de pédagogues comme Rudolf Bode, évidemment loin d’être pris au sérieux par l’ensemble de la population, trouve néanmoins un certain nombre d’adeptes, et certaines écoles de gymnastique et de danse prétendant remédier à l’arythmie généralisée connaissent un fier succès.
Ou bien notre peuple est voué au déclin, ou bien il reconnaît le gouffre dans lequel il est en train de se précipiter (et avec lui l’ensemble de l’humanité « civilisée ») et lève l’arme contre la mort comme le médecin au chevet d’un malade, tant qu’il y a encore de l’espoir [41].
Par ailleurs, le diagnostic d’arythmie sert à lutter contre tout ce qui accable les clercs et semble menacer leurs valeurs et leur position sociale. L’école et ses tendances utilitaristes sont tout particulièrement accusées d’alimenter l’arythmie de la jeunesse. L’éducation donnée aux enfants est non seulement rendue responsable de nombreux dysfonctionnements de la société ; certains vont jusqu’à lui reprocher de travailler activement à la déchéance de la race blanche et à la dissolution de la communauté nationale. Étant donné qu’elle néglige le corps, l’école crée des individus mal coordonnés chez qui le geste a du mal à suivre la volonté. D’après Jaques-Dalcroze, l’intellectualisme de cette institution est parfaitement contre-productif, dans la mesure où un organisme mal réglé oblige en permanence à nous concentrer sur nos gestes et nos mouvements et mobilise inutilement une partie de notre énergie mentale. Les individus arythmiques demeurent ainsi « prisonniers de la matière [42] », car leur système nerveux n’a pas été habitué à transmettre rapidement et efficacement les ordres du cerveau aux muscles qui les exécutent.
Certains représentants du « mouvement du rythme », tels que Rudolf Laban (1879-1953) et Rudolf Bode, vont jusqu’à accuser les classes dirigeantes de chercher sciemment, par les méthodes d’éducation en vigueur, à amoindrir les forces vitales des individus afin que ceux-ci soient plus faciles à manipuler. D’après Bode, le plus grave est que les maîtres d’école ne cherchent que dans l’intellect les forces productives de la jeunesse, alors que ce dernier, comparable à un « seau à puiser », ne fait en réalité que mettre à sac la vie et le rythme de l’individu pour le mettre au service de la réalisation d’objectifs [43]. Par la distinction entre matières principales et secondaires, toutes les activités développant la créativité et l’équilibre des enfants sont rendues accessoires, jusqu’à ce que ceux-ci deviennent de véritables « bêtes à vouloir et à penser ». L’indispensable alternance entre tension et détente, la loi fondamentale de toute vie organique, n’est jamais respectée au cours des journées d’écoles, si bien que l’organisme des jeunes gens « n’a jamais l’occasion de se régénérer au contact du rythme pulsateur [44] » et que tout ce qu’il y a d’originel et de naturellement beau dans l’enfant se trouve condamné à disparaître progressivement.
Ce n’est pas le mouvement que l’on perd, mais la vie originelle du mouvement, cette mystérieuse imbrication entre l’âme et le corps qui obéit immédiatement à l’action de l’esprit mais recherche tout de suite après, instinctivement, tel un élastique, à retrouver sa propre vie et son unité organique [45].
À côté de l’école, le travail industriel est également considéré comme l’un des principaux facteurs d’arythmie. Au nom de l’accroissement de la productivité, la machine a bouleversé l’organisation du travail et transformé les ouvriers en esclaves ayant perdu toute maîtrise de leurs mouvements.
L’outil est devenu son maître ; il lui dicte la mesure de ses mouvements : le tempo et la durée de son travail échappent à sa volonté ; il est lié à ce mécanisme mort [46].
Les hommes qui sont contraints à accomplir un tel travail perdent peu à peu leur propre rythme biologique, qui les relie à la vie du cosmos, et deviennent à la longue « encore plus morts que les machines au service desquelles on les a mis [47] ». Quiconque est envoyé directement de l’école à l’usine n’aura guère de chance d’échapper à l’arythmie. Une fois que l’éducation a tué le mouvement originel de l’homme, il peut plus facilement être remplacé par une loi mécanique, si bien que l’individu pourra être intégré sans la moindre résistance à l’engrenage de la production industrielle.
Néanmoins, le prix à payer n’est pas seulement élevé pour le travailleur. Car ce qui précisément rend la machine aussi fascinante et fait qu’elle contredit toutes les lois du vivant, à savoir son autonomie et sa tendance à fonctionner sans lien avec ce qui l’entoure, devient peu à peu une des caractéristiques principales de l’ouvrier, qui, d’après Bode, tend à se détacher de toute forme de lien naturel et menace la cohésion du corps social. Progressivement, le déracinement des prolétaires est en train de s’étendre tel un mal contagieux à travers toutes les couches de la société, et l’atomisation progresse à une vitesse inquiétante.
Le fait que le processus de dérythmisation est déjà bien avancé se manifeste par de nombreux signes, comme par exemple le degré d’effacement des liens naturels de la vie – la race, le peuple, la lignée et la famille –, la perte de vigueur des sentiments éthiques qui y sont liés – la fierté raciale, la fierté nationale et la fierté familiale –, et la façon dont l’internationalisme se répand, et avec lui toute l’armée des concepts rationnels et des sentiments sans racines [48].
Jugée extrêmement dangereuse, l’idéologie du mouvement ouvrier est présentée comme la conséquence directe de ce traitement inhumain. Une fois que l’école a tué tout sens de la cohésion rythmique de la nature, le travail à la machine engendre la dangereuse revendication égalitaire, dans la mesure où celle-ci est la seule à être capable de produire des objets parfaitement identiques les uns aux autres. Empreinte d’un catastrophisme douteux, cette citation de Rudolf Bode montre par ailleurs à quel point, pour cet adepte d’une « troisième voie », capitalisme et communisme procèdent en réalité d’une même logique, s’entretiennent mutuellement malgré les apparences et ne peuvent être combattus que par la remise à l’honneur des forces originelles et rythmiques. En prétendant vouloir sauver l’homme civilisé de la déroute, gymnastes et danseurs présentent leur modèle d’éducation rythmique comme la seule alternative possible à une rationalisation nocive de tous les domaines de vie qui, au service de l’asservissement du peuple par les classes dirigeantes, est accusée de menacer la cohésion du corps social.
Reconquérir le rythme pour réordonner la société
La perte ressentie du rythme, cette force mystérieuse dont le destin semble inextricablement lié à celui de la culture occidentale, conduit un certain nombre de clercs à chercher des solutions pour en retrouver les traces, le réactiver et le rendre utile à l’homme et à la société. Dans le cadre de différentes utopies, on tente de reconstruire par le biais de la gymnastique rythmique et de la danse une communauté saine et fraternelle, à l’intérieure de laquelle les auteurs de ces projets s’octroient un rôle central de leaders naturels. Dans ce contexte, le rythme apparaît paradoxalement à la fois comme un principe naturel qui se manifeste en chaque être vivant et relie ceux-ci à la totalité de l’univers, et comme un principe rationnel créateur d’ordre et dont la maîtrise peut s’acquérir par l’application d’une méthode donnée.
Bien que sa signification biologique, historique et culturelle ait longtemps été sous-estimée voire même ignorée, le rythme n’en demeure pas moins une force accessible, dans la mesure où l’homme n’aurait qu’à la retrouver en lui-même. Ainsi, la psychologie expérimentale de Wilhelm Wundt et de ses disciples Ernst Meumann (1862-1915) et Kurt Koffka [49] (1886-1941) a montré le rôle central de la « rythmisation subjective [50] » pour la compréhension de la psyché humaine. Le premier en est même venu à la conclusion qu’avec l’aide d’un simple métronome, on pouvait « démontrer l’essentiel du contenu de la psychologie de la conscience [51] ». Le fait que l’homme possède une constitution fondamentalement rythmique et que toute sa vie est conditionnée par des périodes a également été souligné par les médecins Wilhelm Fließ (1858-1928) et Hermann Swoboda. La longue querelle qui les opposa au sujet de la paternité de cette idée et dans laquelle Sigmund Freud (1856-1939) et l’antiféministe Otto Weininger (1880-1903) furent tragiquement impliqués [52], contribua considérablement à faire connaître leur théorie du grand public [53].
Un ouvrage qui a exercé une influence encore bien plus grande sur le « mouvement du rythme » est l’étude déjà évoquée Travail et rythme de Karl Bücher, dans laquelle le rythme est présenté comme « un puissant élément favorable au développement de la culture [54] », qui aurait appris aux primitifs à travailler ensemble et à organiser leur labeur de façon à la fois plus plaisante et plus efficace. Au terme de l’analyse de toute une série de chants de travail, collectés de seconde main et issus de diverses peuplades indigènes d’Afrique, d’Amérique latine ou bien d’Océanie, Bücher aboutit à la conclusion que le chant de travail, en tant que témoignage de la plus ancienne et de la plus originelle création poétique des peuples, avait avant tout eu pour finalité de renforcer le rythme du mouvement corporel afin de faciliter l’automatisation des gestes. Le travail organisé de façon rythmique aurait, d’après Bücher, systématiquement provoqué la griserie des participants, libéré leur esprit et ainsi transformé les tâches les plus rudes en une sorte de danse et permis la naissance de la poésie. En outre, le rythme aurait permis de discipliner les masses humaines et de coordonner leurs forces sans qu’ils ressentent le besoin de se rebeller contre son autorité.
Le chant s’avère alors être une force structurante et en même temps un moyen de ragaillardir et de rafraîchir les individus. Il jaillit d’un sentiment presque instinctif et la masse se soumet volontairement à sa domination. Chacun s’efforce de se mouvoir en respectant la mesure qu’il indique, et le troupeau désordonné se transforme ainsi de lui-même en un corps agissant de façon unitaire [55].
L’image du travail primitif qui ressort du texte de Bücher réfute non seulement l’idée largement répandue selon laquelle les primitifs seraient paresseux par nature. Pour nombre de ses lecteurs, les scènes joyeuses de travail rythmique offrent un contraste saisissant avec les conditions de travail inhumaines qui règnent dans les usines au début du XXe siècle et l’absence de solidarité ressentie entre les différents groupes sociaux.
Lors des travaux champêtres, un village aide l’autre. Quand une cinquantaine de Noirs s’activent sur un champ, (…) les houes travaillent avec une rapidité telle que le sable vole et que le travail s’exécute comme une danse. On assiste alors à une excitation, à un cri, à un zèle sans pareils. On s’encourage mutuellement et on s’empresse d’atteindre le but fixé, car on sait que le propriétaire du champ a préparé chez lui quelque chose à manger pour remercier de leur bonne volonté ceux qui sont venus l’aider et qui, de leur côté, à une occasion prochaine, le solliciteront pour le même service [56].
L’observation (indirecte) des peuples dits « de la nature » par l’économiste ainsi que certains de ses lecteurs enthousiastes, parmi lesquels on trouve le secrétaire du Werkbund [57] Wolf Dohrn (1878-1914), conduit à se demander si une telle symbiose peut être encore vécue dans le monde contemporain et si le rythme, force structurante et disciplinante ayant jadis assuré la cohésion des foules et transformé les pires tâches en de véritables fêtes, pourrait éventuellement être de nouveau mis au service de la construction d’une communauté fraternelle.
Ce projet renoue avec l’idée selon laquelle toute réforme profonde et durable de la société devrait commencer par une auto-réforme : de même que Friedrich Schiller avait souhaité aider les hommes, par une « éducation esthétique », à retrouver un équilibre intérieur sans lequel toute liberté politique serait condamnée à rester illusoire, on attend de la gymnastique rythmique qu’elle agisse en profondeur sur les individus et les rende plus aptes au travail solidaire et à la vie communautaire.
En tant que professeur de solfège au conservatoire de Genève, Émile Jaques-Dalcroze place le corps humain au centre de l’enseignement de la musique et acquiert peu à peu la conviction que le rythme musical, dès lors qu’on le laisse émouvoir les enfants dans la totalité de leur être, exerce une influence très positive sur leur caractère, leur constitution et leur bien-être. L’ « éducation au rythme » qu’il a lui-même conçue et expérimentée se transforme ainsi progressivement en « éducation par le rythme [58] ». Les jeunes gens confiés au compositeur genevois ne sont pas seulement censés apprendre à bien chanter et à bien reconnaître les notes, mais aussi comme le faisaient les Grecs, à « se mouvoir et à penser de façon rythmique [59] ». Ce nouvel enseignement de la musique se propose de donner forme au chaos qui est en eux, de développer leur sens de la mesure, de la symétrie et de l’équilibre, d’affiner leur sensibilité et de régler leur système nerveux ; les jeunes gens sont supposés apprendre de la sorte à mieux maîtriser leur corps, à coordonner leurs différentes capacités et à exprimer leurs sentiments de telle façon qu’ils deviennent immédiatement compréhensibles par d’autres.
On pourrait (…) former ainsi de nouvelles générations dont l’esprit serait plus souple, la volonté plus ferme, l’intelligence moins sèche et moins exclusive, les instincts plus raffinés, la vie plus riche, la compréhension de ce qui est beau, plus complète et plus profonde [60].
En ce sens, l’institut de rythmique de Hellerau ne se conçoit pas uniquement comme une école de musique ou de danse, mais comme le « laboratoire d’une nouvelle humanité [61] » (Paul Claudel). Il se donne pour mission de donner aux Européens les moyens de reprendre leur destin en main et cherche à apporter la preuve qu’une éducation rythmique de la jeunesse peut préparer l’ « évolution ascendante de la race » et « transmettre aux générations futures des instincts sociaux plus puissants et des besoins de vérité plus intenses [62] ». Néanmoins, dans la majorité des projets de « réforme de la vie » qui sont nés en Allemagne au début du XXe siècle, la réforme de l’individu n’est qu’un aspect particulier à l’intérieur d’une expérience sociale plus vaste. Qu’elles aient été réellement construites ou soient restées à l’état de vœux pieux, cités-jardins, colonies et autres microsociétés constituent des tentatives de tester à petite échelle de nouvelles formes de vie en communauté susceptibles par la suite de servir d’exemples positifs en vue d’une réelle restructuration de l’ensemble de la société. Dans le cadre de ces expériences, le rythme et la danse sont érigés en « institutions sociales » et se substituent pratiquement à la religion, à la différence que les cérémonies qui sont organisées en leur nom apparaissent plutôt comme l’occasion pour la communauté de se célébrer elle-même et de renforcer sa propre cohésion [63].
Dans la cité-jardin de Hellerau, l’unité architecturale était supposée susciter un sentiment d’appartenance commune, sachant que les différents types de maisons (des bungalows aux villas en passant par les maisonnettes des ouvriers) étaient le reflet d’une hiérarchie ressentie comme « naturelle [64] » car fondée sur les valeurs de l’instruction et de la culture. Dans les Ateliers allemands fondés par Karl Schmidt (1873-1948), les ouvriers devaient être retransformés en artisans, car ces derniers, d’après l’architecte de l’institut Heinrich Tessenow (1876-1950) ont toujours été aptes à « comprendre et assembler non seulement les contraires matériels mais aussi humains et notamment sociaux [65] ». Le rythme de leur travail, ordre extérieur qui, d’après Wolf Dohrn, est « le fondement de leur équilibre intérieur [66] », était censé se transmettre à l’ensemble des habitants et garantir l’ordre et l’harmonie de la cité. De façon générale, le directeur de l’institut souhaite voir toute la communauté se mettre au service de cette « idée supérieure » que Jaques-Dalcroze a retransformée en outil éducatif et qui doit maintenant s’épanouir et se répandre grâce à l’exemple positif de la cité-jardin.
Pour le père de la gymnastique rythmique et surtout pour le pionnier de la mise en scène moderne Adolphe Appia, le projet artistique de Richard Wagner fait office de modèle à la fois positif et négatif. À l’instar de Bayreuth, le Festspielhaus de Hellerau se conçoit comme le lieu d’une thérapie sociale. Appia est persuadé que l’ « œuvre d’art totale » de Wagner a échoué pour la bonne et simple raison qu’il lui avait manqué un élément fédérateur. Dalcroze et sa méthode représentent à ses yeux la clé de cette synthèse.
Le pouvoir de synthèse de Dalcroze provient de son irrésistible besoin de réunir l’ensemble des moyens d’expression et de les mettre au service d’une œuvre d’art vivante. Chez Dalcroze, tout est vie, toute vie est synthétique, et chaque élément ne vaut que dans la mesure où il participe au concert de cette vie [67].
Une fois que, dans le drame musical, les différents arts auront appris à se soumettre au rythme musical, ils fusionneront sur scène pour former un tout organique indissociable, et le public ressentira alors une irrésistible envie de se laisser emporter par cette vibration unitaire. Les fêtes scolaires de 1912 et 1913, qui ont fait accourir à Hellerau de nombreux artistes de renommée internationale et furent saluées comme des spectacles d’un genre totalement nouveau, n’étaient censées être que le début de cette expérience. Dès lors que les habitants de Hellerau auraient majoritairement appris à accorder leurs mouvements au rythme musical, la communauté deviendrait elle-même une « œuvre d’art totale » et ressentirait régulièrement le besoin de fêter et d’entretenir cette joie collective par des représentations de masse.
N’est-ce pas une jouissance d’ordre supérieure (…) ; que d’allier eurythmiquement nos moyens d’expression à ceux des autres ? (…) [C]ette jouissance (…) fait partie intégrante des conditions d’existence et de progrès de notre individu. Elle contribue à l’amélioration des instincts de race et provoque l’épanouissement des qualités d’altruisme nécessaires à l’établissement d’une vie sociale naturelle [68].
De même, le projet de « communauté de travail et de fête » élaboré par Rudolf Laban constitue une tentative de pacifier les rapports sociaux par la danse et la gymnastique et de reconstruire la société sur de nouvelles valeurs. Le fondateur de la danse expressionniste allemande est persuadé que la religion et la politique ne sont plus en mesure de rassembler les hommes et que le danseur, de par son sens développé de la synthèse, est le mieux placé pour reprendre cette mission à son compte. Guidés par lui, les hommes apprendraient à dépasser leurs égoïsmes et à développer en eux-mêmes le « sens de la mesure » nécessaire à la mise en place d’une communication satisfaisante entre les individus et les groupes sociaux.
Un sens de la mesure (…) peu développé (…) oscillera entre une retenue émotive et un manque brutal de considération. La libre bienséance est conscience de l’équilibre et de l’harmonie. Seul l’entraînement en danse artistique peut développer ce sens de l’équilibre [69].
Au sein de combats organisés, les corps de métiers seraient invités à jouer leurs conflits, à confronter leurs revendications, et apprendraient ainsi à dépasser, par la danse, leurs contradictions et la vision partielle qu’ils ont des choses, pour pouvoir coordonner leurs efforts. Laban souligne par ailleurs la nécessité de recréer les conditions permettant, comme chez les primitifs, l’existence de frontières fluctuantes entre le travail et la fête, et la possibilité d’un enrichissement mutuel de ces deux activités fondamentales. Karl Bücher avait défendu la thèse selon laquelle la danse était née des mouvements rythmiques du travail. Il s’agirait donc maintenant pour Laban de réapprendre aux hommes à danser afin que le rythme de la danse puisse regagner le travail et que l’homme y puise à nouveau joie et équilibre intérieur.
L’étude critique du travail de Jaques-Dalcroze à Hellerau et du projet de Laban permet de mettre en évidence des tentatives de la part de représentants de la bourgeoisie cultivée, de se présenter comme les porteurs de l’intérêt général, seuls capables de réduire l’agressivité compréhensible du prolétariat et d’éviter la complète désagrégation de la société moderne. Par leur tentative de transformer le rythme et la danse en institutions sociales, ils s’érigent eux-mêmes en « médecins du corps social » et se présentent ainsi comme les leaders naturels d’un nouvel ordre à bâtir. Dans ce contexte, l’éducation rythmique est présentée comme le moyen idéal de discipliner les individus et de les rassembler dans une communauté joyeuse et fraternelle. Dans la réalité, on sait que leur autorité ne s’est appliquée que ponctuellement et à une partie infime de la société, essentiellement constituée d’artisans et d’employés, qui cherchaient ainsi, de façon illusoire, à acquérir une sorte de « ticket d’entrée » dans les milieux de la bourgeoisie cultivée. Mais les querelles internes au « mouvement du rythme » (il y avait pour ainsi dire autant d’écoles concurrentes que de danseurs influents [70]), la résistance au sein même de la bourgeoisie cultivée (loin d’avoir été acquise dans son ensemble aux théories du rythme [71]), le refus catégorique de faire cause commune avec la social-démocratie, l’effet de découragement lié à l’aggravation progressive du décrochage social, puis le traumatisme de la Première Guerre mondiale [72] mettront fin à certaines expériences. Dans d’autres cas, la déception des clercs provoquera, après 1918, un durcissement du ton qui verra les tentatives de conquête d’une hégémonie culturelle basculer dans les tendances plus chauvines et plus ambiguës de la « révolution conservatrice [73] ».
Le débat sur la confusion entre rythme et mesure
Enfin une troisième tendance, qui se développe dès le début du vingtième siècle mais connaîtra son plus grand succès dans les années 1920, consiste à perdre confiance dans ce type de stratégies interventionnistes, tout en persistant à croire que le rythme est la clé de la rénovation sociale tant espérée. Une telle position est défendue par Rudolf Bode, qui reconnaît dans le rationalisme de son ancien maître Jaques-Dalcroze et dans son culte de l’automatisme [74] la preuve que sa méthode a succombé à l’esprit mécanique du temps, qu’elle aggrave les phénomènes qu’elle prétend combattre et que le compositeur travaille par conséquent (sciemment ou non) au service des industriels.
La gymnastique fondée par Dalcroze est, dans la structure de ses exercices, conforme aux lois qui régissent notre époque. Ce qui détermine cette époque est la domination des forces de la nature, c’est-à-dire, transposé dans le monde de la gymnastique, la domination de la force naturelle du corps humain [75].
Bode reproche essentiellement au pédagogue suisse de confondre le principe vital du rythme avec la mesure mécanique de la machine. Pour lui, le rythme est la « loi du vivant », et on ne peut pas davantage le vouloir que l’on ne peut vouloir la vie. En apprenant aux jeunes gens à « incarner » avec exactitude la forme arithmétique de la partition, il court le risque de tuer en eux tout rythme originel et de les transformer en de vulgaires « bêtes à vouloir [76] », devenues incapables de produire des mouvements naturels et harmonieux.
D’après Bode, l’éducation a certes pour mission de renforcer la volonté, mais sans détruire les « forces rythmiques » de l’individu, dans lesquelles il puise son instinct, sa vitalité et sa créativité. C’est de cette idée maîtresse que découlent les trois principes fondamentaux de la gymnastique Bode. Tout d’abord, le « point central d’attaque » de tous les mouvements doit toujours être le centre de gravité du corps, afin qu’aucune crispation de la volonté ne soit nécessaire à son exécution [77]. Ensuite, il faut éviter à tout prix de soumettre le corps à une tension durable et fonder tout travail musculaire sur le principe de l’alternance entre tension et relâchement, principe qui se vérifie dans l’ordre de la nature et du cosmos. Et enfin, Bode propose de stimuler la « sphère de l’âme » par de la musique avant le commencement des exercices, afin que celle-ci ait l’énergie nécessaire pour résister aux forces rationnelles. Il faut donc faire en sorte que la volonté et l’âme se livrent un combat animé, lors duquel tout doit être fait pour que cette dernière ne soit jamais vaincue par son antagoniste. C’est pourquoi le travail collectif est à préférer aux exercices individuels, dans la mesure où la résistance de l’irrationnel y est généralement plus forte.
Plus il y a de masse à vibrer dans le rythme, plus la surface de contact avec le rythme cosmique de la vie est grande, et moins il est possible de forcer cet élan de masse à se mettre au service de l’intellect métrique, c’est-à-dire de l’intellect qui mesure [78].
Contrairement à l’intention de Dalcroze, qui visait à libérer l’esprit par l’automatisation des mouvements, Rudolf Bode voit précisément dans cette obsession de la liberté une des raisons de l’état de dissolution dans lequel se trouve la société. En disciple du philosophe Ludwig Klages, il ne reconnaît rien de productif dans la raison humaine et considère que le devoir principal de l’éducateur est de faire en sorte que l’ « esprit séparateur [79] », qui est la source de toute volonté, n’en vienne jamais à vaincre définitivement les forces de la vie. C’est pourquoi son objectif principal doit être de maintenir la résistance des forces originelles (les seules véritablement productives) face à l’augmentation progressive de la force de la volonté. En ce sens, les pédagogues ne devraient pas s’acharner à transmettre aux enfants un « savoir mort », mais s’appliquer à créer les conditions pour que le rythme puisse couler à nouveau sans embûche, et qu’à l’avenir les hommes se sentent davantage reliés à la vie du cosmos et à leurs congénères.
Ludwig Klages, qui est l’auteur de la théorie du mouvement sur laquelle se fonde essentiellement la gymnastique Bode, n’a que très rarement pris position sur l’enseignement de son élève Rudolf Bode. Mais il croit également que la cohésion de la société est menacée par l’hégémonie de l’esprit et voit dans « le respect religieux de la vie » les seules racines possibles d’un « véritable esprit communautaire ».
Il n’y a qu’à jeter un coup d’œil aux innombrables formes d’égoïsme comme la recherche avide du profit, l’arrogance, la jalousie, la suffisance de caste, ou cette tendance à vouloir tout mieux savoir que les autres, et l’on se rendra immédiatement compte qu’aucune ne serait compatible avec un vrai respect religieux du vivant. C’est à partir de ce sentiment, et par lui, que se tissent les liens entre âme et âme, entre âme et paysage, entre âme de l’individu et âme du peuple [80].
Klages est également d’avis que la domination croissante d’un rapport rationnel et utilitariste à la réalité encourage l’exploitation inconsidérée de la nature et la destruction de l’environnement [81]. La théorie sur l’ « instinct de conservation » de Darwin aurait par exemple transformé le monde en une « usine colossale [82] » et prouvé sans ambiguïté la connivence fondamentale entre les sciences et l’économie libérale. Dans son célèbre appel prononcé lors du premier congrès de la Freideutsche Jugend sur le Haut-Meissner en 1913 [83], Klages refuse toute forme d’argumentation conduisant à comparer la disparition de certaines espères animales avec l’extinction des dinosaures. Tandis que cette dernière aurait eu d’après lui des « raisons planétaires [84] » et aurait rapidement été compensée par l’apparition de nouvelles espèces, la première constituerait un acte irrémédiable à l’origine d’un appauvrissement de la planète Terre. L’intention du philosophe est par conséquent de montrer que l’approche « logocentrique » de la science moderne, approche qui consiste à « désenchanter » le vivant et à le transformer en un vulgaire mécanisme afin de le livrer en pâture à la « volonté de puissance » de l’Esprit, n’est pas la seule approche scientifique possible. Klages croit quant à lui que la vie ne peut jamais être « comprise », mais seulement « vécue », et c’est précisément sur cette expérience vécue qu’il tente de bâtir sa nouvelle science « biocentrique ».
[N]ous ne pouvons avoir des connaissances sur la vie que dans la mesure exacte où, étant nous-mêmes vivants, nous y plongeons suffisamment profondément pour pouvoir en sauver un souvenir que nous ramenons à notre conscience éveillée. Ce n’est pas dans l’objectivité de ce que nous pouvons percevoir de l’intérieur comme de l’extérieur, avec ses concepts habituels de chose, force, cause, effet et mouvement que doit s’ancrer la science du vivant, mais uniquement dans le fait de nous rappeler ce que nous avons vécu [85].
Les connaissances qu’il s’agit d’acquérir par ce biais ressembleront, d’après le philosophe, davantage à une « connaissance de mystères [86] » qu’à ce que l’homme du XXe siècle a coutume d’appeler « science », mais il attribue à ces mystères un plus grand contenu de vérité qu’aux concepts et aux théories de la mécanique, de la biologie et de la chimie, qui ne reconnaissent dans le monde que des régularités exploitables, mais ne saisissent jamais la nature même des phénomènes qu’elles étudient. Ainsi, tandis que les sciences dites exactes confondent la répétition mécanique de la mesure avec le renouvellement éternel du rythme [87] ou bien n’accordent à ce dernier pas la moindre attention, le philosophe fait de lui la meilleure preuve de la supériorité de tous les phénomènes vivants par rapport à la sphère de l’esprit.
Si nous étions des êtres de nature exclusivement vitale, nos mouvements auraient la même harmonie intacte et parfaite que nous admirons dans le battement des ailes des oiseaux migrateurs, le trot des chevaux avant leur dressage ou le glissement ondulatoire des poissons. Partout où l’homme intervient dans la nature, il transforme sa plénitude rythmique en uniformité, en conformité à une loi, bref en règle (…). Dans la forêt, aucun arbre n’est parfaitement droit, alors que les maisons des êtres humains le sont, du moins approximativement. Aucun animal et aucune plante ne comporte en aucun endroit de ligne absolument droite, tandis que les objets usuels des hommes sont, dans leur ensemble, conçus de façon purement géométrique [88].
Par de telles descriptions, le philosophe tente d’éveiller chez son lecteur un respect religieux de la vie et de le conduire à développer un rapport plus sentimental à l’égard de celle-ci. Son œuvre toute entière peut être interprétée comme une tentative désespérée de réintégrer l’homme moderne dans la « cohésion rythmique de la vie cosmique » et de le préserver ainsi de la catastrophe que signifierait une victoire définitive de l’esprit sur les forces vitales.
Compte tenu de son pessimisme fondamental, mais surtout de ses tendances antidémocratiques et de ses dangereuses convergences avec l’idéologie national-socialiste, il paraîtrait problématique de vouloir ériger Ludwig Klages en précurseur et en modèle du mouvement écologiste actuel. Son discours sur le vivant est un combat contre le rationalisme et l’héritage des Lumières, supposés avoir ouvert la voie à la domination des industriels et à la destruction de la nature. Pour des « clercs révoltés » qui se sentaient menacés de décrochage social et espéraient l’émergence d’un autre ordre qui leur aurait donné la part belle, on peut se demander dans quelle mesure l’anti-activisme prôné par le philosophe ne risquait pas de les conduire à une impasse. Pour sortir de cette situation paradoxale, les adeptes du philosophe, comme de nombreuses autres voies indirectes de réforme, pouvaient être tentés de « prendre un raccourci ». Ainsi, dès 1922, Rudolf Bode entre au parti national-socialiste [89], et la célèbre introduction antisémite aux fragments d’Alfred Schuler (1865-1923) publiée en 1940 [90] laisse également supposer que son auteur n’avait alors pas encore perdu tout espoir d’exercer une quelconque influence sur le régime du IIIe Reich [91]. Les utopies construites à cette époque sur des théories du rythme reposaient dès le départ sur un dangereux équilibre entre ambition personnelle et rêve communautaire, que d’une certaine manière tout destinait à imploser.