Atlas de Meredith Monk, un opéra sans paroles

Denis Baudier
Article publié le 26 novembre 2014
Pour citer cet article : Denis Baudier , « Atlas de Meredith Monk, un opéra sans paroles  », Rhuthmos, 26 novembre 2014 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article1395

Opéra en trois parties, Atlas, de Meredith Monk, a été donné au début des années 1990 à Paris, au théâtre de l’Odéon. C’est l’un des plus grands souvenirs de musique de ma vie. A cette époque, je ne connaissais pas grande chose à la musique dite contemporaine, j’y suis allé un peu par hasard, sans aucune idée préconçue ni a priori et j’en suis sorti complètement émerveillé. Atlas fait partie depuis vingt ans de mes CD favoris, que je me passe et repasse avec un bonheur jamais démenti.


Inspiré par la vie – hors du commun – de l’aventurière Alexandra David-Neel, Atlas raconte l’histoire simple d’une jeune fille, Alexandra, qui décide (ou rêve, on ne sait pas très bien) de quitter le confort douillet de sa famille et de sa banlieue américaine pour partir à l’aventure et découvrir le monde. Découpé en trois actes, qui correspondent aux trois âges de l’héroïne – Youth, Prime and Middle Age – l’opéra raconte ce voyage fantasmé aux quatre coins du globe, au cours duquel elle fera plusieurs rencontres et vivra de nombreuses aventures. On retrouve dans ce conte assez naïf quelques ingrédients caractéristiques du monde de Meredith Monk : l’élan vers le monde, un mélange d’innocence, de candeur, de fraîcheur, ainsi qu’une ouverture totale. Chez Monk les sons sont toujours ouverts, ils s’épanouissent, se déploient, se prolongent, s’étirent, comme une onde qui ne rencontrerait pas d’obstacles, et se terminent en s’éteignant plus ou moins doucement, mais quasiment jamais en se coupant ou en se fermant. Tous les airs d’Atlas sont dominés par les voyelles – Haaaa, Lililili, HouHouhou – c’est-à-dire des émissions sonores ouvertes aux formants assez flous, il serait très difficile de ne parler qu’avec des voyelles. Les mélodies qui accompagnent ces chants et qui servent d’arrière-plan sont de même nature : haut-bois, cor, contrebasse, semblent là pour installer, accompagner, amplifier ce sentiment d’ouverture et de plénitude. Par-delà les différences d’époque et d’art, cette ouverture, cette candeur, ce ravissement, me font associer irrésistiblement Meredith Monk, à l’œuvre de Fra Angelico, peintre de l’abandon comblé, de la grâce, de la lumière comme substance des choses et du monde.


Sur le plan stylistique, Monk est rangée parmi les post-minimalistes. Pourquoi pas ? Il est incontestable que l’on retrouve dans les mélodies d’Atlas ce mélange de répétitions et de variations qui font le minimalisme, un courant qui a émergé au début des années 1970, époque où l’on commençait à y voir plus clair dans le mécanisme des protéines (dépliement-repliement), qui sont elles aussi le fruit d’un certain minimalisme biologique : toutes les protéines sont élaborées avec 21 acides aminés seulement, dont les associations et les variations produisent toute la variété du vivant. Atlas doit certainement des choses à Einstein on the Beach, l’opéra de Philip Glass, écrit en 1976, mais ne présente pas certains inconvénients liés au minimalisme de stricte obédience, qui parfois s’étouffe un peu dans la répétition. Mais au fond, cette classification importe peu. L’important n’est pas qu’elle soit minimaliste ou pas, mais qu’elle accomplisse dans Atlas comme dans le reste de son œuvre un travail très singulier sur la voix, une voix pure, nue, comme débarrassée du langage et de ses complications.


Atlas est un opéra chanté mais sans paroles, à quelques petites exceptions. Dans les 24 scènes qui le composent, on ne compte qu’une poignée de mots intelligibles, au tout début : « Mountains ! Cities ! Streamships ! Grass skirts ! Canyons ! Cinnabar ! » Tout le reste, ou presque, n’est qu’une panoplie fascinante d’émissions sonores vocales, qui semblent explorer toutes les virtualités de l’appareil phonateur humain lorsqu’il n’est pas mis au service de la communication immédiate : jaillissements, pulsations, ululations, cantilations, cris, etc. Comme toujours dans les œuvres d’art accomplies, sinon majeures, comme Atlas, il est difficile de démêler l’écheveau des sensations et impressions qui s’entremêlent dans le cerveau du spectateur-auditeur, en dépit de l’apparente simplicité de la mélodie et du chant. Dans un premier temps, on est tenté de penser que Meredith Monk, à travers ces chants sans parole, nous ramène aux origines de la musique et de la langue, quand nos lointains ancêtres devaient encore partager avec les animaux une large panoplie sonore : gémissement, gloussement, grognement, murmure, plainte, appel, cri, miaulement, glapissement, etc. Il y a parfois un peu du loup, de la poule, ou de l’oiseau dans les mélopées savoureuses d’Atlas.


En l’écoutant, on pense ainsi aux réflexions du philosophe Van Lier à propos des interactions entre l’évolution anatomique d’homo et l’émergence de ce qu’on appelle la voix : « Ainsi fut mis en place (au cours de l’évolution de l’anatomie des hominidés NDR) un instrument à vent, combinant, a-t-on dit de façon imagée, certaines vertus de la soufflerie d’orgue au niveau des poumons ; du bec de clarinette au niveau du larynx ; du résonateur volumétrique du trombone à coulisse au niveau de la cavité buccale. Les grognements des Mammifères et les cris des Primates devinrent la voix, une émission sonore capable d’être indéfiniment et possiblement distinguée et modulée dans certaines hauteurs, intensités, timbres et durées. Capable aussi d’être soutenue ou au contraire lancée et interrompue rapidement, avec un contrôle précis de continuité/discontinuité. En d’autres mots, la voix allait produire un matériau sonore se prêtant à des différenciations et oppositions particulièrement claires, rapides, économiques, ouvertes. [1] »


Cet extrait pourrait simplement servir de commentaire à la musique de Monk. On retrouve d’ailleurs dans l’opéra des motifs – « Hey-oh, hey-oh » – qui évoquent fortement les exemples que cite Van Lier pour donner une idée de ce qu’a dû être le langage massif employé par nos lointains ancêtres : « hôô-hisse » ou encore « houp-lââ ». Toutefois, même s’il tisse un lien millénaire avec les origines du langage, Atlas ne relève pas d’un quelconque retour à la nature, pas du tout : nous sommes bien dans un opéra, en trois actes qui répond à certains codes du genre – il y a des chanteurs, un (petit) orchestre, une scène – et s’inscrit à ce titre dans l’histoire de l’art choral : les gammes, la musique tonale, les madrigaux, la Flûte enchantée... Il y a un peu de tout cela dans Atlas.


Outre cette réflexion sur l’origine du chant, Atlas porte un autre questionnement, que l’on peut formuler simplement : quand on soustrait le langage de la voix, que reste-t-il ? Subsiste tout d’abord l’ossature de la voix, ce qui justement nous distingue de nos cousins mammifères : le ton, c’est-à-dire le son tenu-tendu, dans une certaine fréquence, déterminant une hauteur. Monk semble d’ailleurs en explorer toute la phénoménologie telle qu’elle a été décortiquée par Van Lier dans son Anthropogénie : résonance, fluctuation, consonance, gravitation, période, accent, mélodie, écho, phrasé, polyphonie... Au long des pérégrinations d’Alexandra, nous identifions ainsi aisément l’accent de certains personnages : chinois, européen nordique, anglais. Ici, l’anthropogénie (la genèse de l’être humain) croise une anthropologie (la connaissance des civilisations) faussement naïve. Outre leur origine, la voix porte également quelques traits du caractère des personnages : volontarisme et franchise, candeur (Alexandra), sophistication, masculin/féminin, et même leur pneuma individuel. Chaque voix enfin se caractérise par un timbre particulier, sinon singulier, qui agit comme une signature sonore.


Ce travail sur la voix a demandé une approche particulière. Monk raconte que pour trouver ses chanteurs, elle a n’a pas procédé aux auditions classiques, qui consistent à faire chanter aux candidats, les uns après les autres, quelques airs du livret, pour se forger une opinion ; elle a préféré organiser des sortes de workshops collectifs, qui lui ont permis à la fois d’écouter les voix individuelles des chanteurs, de tester leurs aptitudes à l’improvisation et de voir comment ils communiquaient les uns avec les autres. Ensuite, je crois qu’elle a beaucoup travaillé avec ces chanteurs venus du classique pour leur faire perdre certains automatismes, peut-être un peu de la préciosité ou de l’afféterie parfois attachée au chant classique, afin qu’ils se coulent dans son univers sonore très particulier.


Des voix incantatoires, de l’orgue, du hautbois... on se sent parfois un peu à la messe en écoutant Atlas, mais une messe particulière, laïque, qui déroule une sorte de liturgie cosmique : Atlas, la terre-mère, nous renvoie à l’univers et à ses mystères, dans une communion chorale. Espérons que l’on puisse prochainement écouter à nouveau Atlas à Paris.

Notes

[1Sur Henri Van Lier, voir l’article de Christophe Genin, « L’Anthropogénie de Henri Van Lier : joindre le geste à la parole » ici et l’avis de parution d’Anthropogénie ici.

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