L’Anthropogénie de Henri Van Lier : joindre le geste à la parole

Article publié le 19 janvier 2012
Pour citer cet article : , « L’Anthropogénie de Henri Van Lier : joindre le geste à la parole  », Rhuthmos, 19 janvier 2012 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article494

Cet article a déjà paru sur le blog-revue Mezetulle le 6 juin 2010. Nous remercions Christophe Genin ainsi que Catherine Kintzler de nous avoir autorisé à le reproduire ici. Le lecteur trouvera facilement les références à l’œuvre de Henri Van Lier sur le site Anthropogénie, ainsi que quelques-unes des pages qui y sont consacrées au rythme ici. Anthropogénie a été publié par les éditions Les Impressions nouvelles en 2010.

 Remarque préliminaire

Henri Van Lier est un philosophe belge méconnu en France, quoiqu’il ait rédigé de nombreuses rubriques en français pour l’ Encyclopaedia Universalis, qu’il ait participé pendant treize ans aux Radiophonies sur France Culture, et qu’il ait été un remarquable connaisseur et goûteur de la langue française. La Belgique a ce sort de sembler être le parent pauvre de la France alors même qu’elle a produit parmi les plus grands artistes ou écrivains francophones du XXe siècle.


Anthropogénie, à laquelle Van Lier travailla pendant plus de vingt ans, se donne comme une somme des savoirs actuels sur l’homme. C’est un des rares auteurs des temps présents à pouvoir encore englober et élucider l’ensemble des connaissances et des actes humains dans une vision synthétique, à l’image d’un Michel Serres ou d’un Edgar Morin.


Il me semble qu’un trait fort et commun de sa pensée est d’inscrire les productions humaines, y compris – et peut-être surtout – les productions artistiques, dans le processus d’organisation de la vie, en particulier de la sexualité [1].


Un second trait est son recours fréquent au multilinguisme occasionnel, à l’étymologie des notions, non pas par coquetterie académique ni curiosité gratuite, mais par souci de méthode. Comprendre comment cela se dit dans une autre langue, ou pourquoi cela se dit ainsi et non pas autrement dans la nôtre, est certes un élément de méthode comparative pour élucider un concept, mais surtout une thèse sur le langage. Celui-ci est à la fois une appréhension corporelle du monde, à l’instar du bébé dont les géminées redondantes et mimétiques modulent la tétée de la mamelle maternelle, une désignation du monde comme indexation sonore, et une variation des sons en tons initiés dans « l’inter-vention » sociale et l’accentuation affective, comme le suggérait Rousseau (p. 212).


Est-ce dire pour autant que Van Lier opterait pour un déterminisme du corps ? Tout l’intérêt de l’Anthropogénie est de suspendre ces débats philosophiques sur le primat du corps sur l’esprit, ou l’inverse, parce qu’ils dissocient ce qui fonctionne ensemble. Cet ouvrage me semble intéressant comme type de pensée par couples. A sa façon l’auteur reprend le dualisme occidental, de Persépolis à Stockholm, via Jérusalem, Athènes et Rome, construit sur un jeu d’antithèses (la lumière contre l’ombre du zoroastrisme, l’esprit irréductible au corps du christianisme, la transcendance par-delà l’immanence, etc.), par un dualisme extrême oriental dont le jeu de synthèses suppose le rythme, l’intervalle, l’entre-deux. L’Anthropogénie est ainsi un schème de l’alternance qui dépasse le schéma de l’alternative.


Pourquoi résumer notre lecture à la formule « joindre le geste à la parole » ? Nous exposerons trois motifs qui scanderont notre étude.

 1 - Un rapprochement avec André Leroi-Gourhan : le principe rythmique de l’évolution humaine et la pensée par couples

En premier lieu pour rapprocher Van Lier d’André Leroi-Gourhan, son contemporain, qui écrivit Le Geste et la Parole [2], dont la pensée me semble proche et qu’il cite de nombreuses fois (pp. 267, 269, 309).


« Station debout, face courte, main libre pendant la locomotion et possession d’outils amovibles sont vraiment les critères fondamentaux de l’humanité » écrivait l’archéo-anthropologue [3]. Comment ne pas y retrouver l’inauguration de l’Anthropogénie : stature, main plane, bouche réduite, ustensiles ? En outre, même si Van Lier critique par endroits les thèses de Leroi-Gourhan, comme lui, il voit dans la pensée par « couples » le principe rythmique de l’évolution humaine.


Ces couples sont des alternances de temps fort et faible, de ligne continue ou discrète (yang-yin) , de plein et de vide, de liquide et de solide (oral, anal), d’action et de passion, de don et d’acceptation. Si le geste inaugural d’Homo est bien le redressement, la stature, de sorte que son orientation dans le monde s’altère, alors le « couple initial » est le rythme d’une cadence : temps fort de la thésis et faible de l’arsis par une marche chaloupée qui parcourt le monde. Ces alternances se déclinent donc en compléments solidaires, comme la rencontre mutuelle du yoni et du lingam (du tenon et de la mortaise), ou en opposés contradictoires livrés à la dure frontalité du face à face, voire du dos à dos. Cette logique binaire s’initie dans ce premier geste de la marche, se déployant par la suite en variations sur le principe de l’alternative. En effet, Van Lier retrouve dans « l’allure » les connecteurs logiques élémentaires : l’un et l’autre, ou l’un ou l’autre (p. 18) si l’on pense un même temps, ou l’un puis l’autre si l’on pense deux temps successifs. L’allure donne ainsi le schéma élémentaire de la conjonction, de la disjonction, ou de la série.


Reprenons. La stature libère la main, le thorax qui se déploie et s’ouvre, la vue qui donne tournure au monde jusqu’à en avoir le tournis. La libération de la main devenue plane, caressante, gestuelle, sémiotique, délivre incidemment la mâchoire, disponible à la modulation : « Les mains planes techniciennes, écrit Van Lier, dispensèrent progressivement la bouche d’Homo de la morsure du combat, de la mise à mort de la proie, … » (1C5, p. 33) Il reprend cette idée plus loin : « A mesure que les mains d’Homo devenaient ouvrières, sa mâchoire se libéra des tâches d’attaque et de défense, de dépeçage, de broiement et de mastication lourde. » (10, p. 197)


Ainsi la main et la bouche font couple : ce n’est plus la denture qui déchire et déchiquette, mais la main qui découpe, fragmente. Mais de même que le pied bat la mesure d’une cohésion, de même la main coupe et colle, dispose et compose. En départageant le monde d’un geste sécant, elle le réordonne. Elle articule le monde comme la bouche articule ses paroles. La section va de pair avec l’articulation. D’où la richesse de cette racine *ar (p. 16) qui expose le corps (arthros=articulation, arm=jonction du bras et de l’épaule), le geste (harmoniser, armer, articuler), la juste manière (art), l’artefact (araire), ou la pensée ordonnatrice (harmonie, arithmétique). Des pieds à la tête Homo est harmonisation. Ici encore, la logique élémentaire : alternative de ce qui est disposé de part et d’autre jusqu’à la disjonction irrémédiable, ou conjonction de ce qui peut être réuni, rassemblé.


Dès lors cette cadence du pied – le pied du musicien qui bat la mesure ou celui du poète qui rythme sa parole – fait couple avec une main qui, d’une frappe sécante, partage le monde, ouvre un axe continu/discontinu. Cette main fait jeu avec une colonne d’air, une caisse de résonance, et une bouche dont les modulations sont musiciennes et différentiellement significatives. Van Lier suppose, de façon très judicieuse, que l’origine de la musique ne provient pas d’abord de la zone oto-rhino-laryngologiste, mais de la main qui, à l’occasion, déclenchait par ses manipulations des différences de timbres (10A, p. 198).


Ici un lecteur critique pourrait croire que Van Lier est un usurpateur qui s’érige en archéo-anthropologue pour tirer des conjectures fumeuses sur les débuts de l’humanité. Ce serait un total contresens. Pour le déjouer, encore faut-il bien entendre la perspective de l’Anthropogénie, son vecteur.


S’il est un problème non résolu, récurrent dans l’histoire, c’est bien de se connaître soi-même, comme le notait Rousseau. En termes kantiens : « Qu’est-ce que l’homme ? » Dans cette question Kant voyait l’interrogation finale de tout le savoir humain. À quoi bon penser Dieu, connaître la nature, étudier les us et coutumes, réfléchir sur les arts et techniques si c’est pour s’ignorer soi-même ?
L’Anthropogénie tente de répondre. C’est une somme. Une somme et non pas une encyclopédie ordinaire, même si, on le sait, l’auteur contribua largement à l’Encyclopédie Universalis.


D’abord pourquoi ce terme « anthropogénie » ? Il signifie « naissance de l’homme », engendrement de l’espèce qui se sait mortelle (par opposition aux Immortels). Identifier son origine est un souci constant de l’humanité par l’affabulation ou la science. Les recherches ou significations non-scientifiques n’intéressent pas directement Van Lier. Il ne parle pas de l’Homme, cette hypostase essentialiste des hommes existants après laquelle les penseurs courent sans grand succès, mais de Homo, ces individus, ces espèces observables, attestés par des fouilles, des analyses d’os, des œuvres étudiables (foyers, silex, incisions, etc.). Il ne part pas d’une réflexivité de l’homme actuel qui, par une histoire récursive, pose un premier homme ad hoc, propre à légitimer le porteur actuel de l’animum reflexi  [4], mais d’un état de fait, riche d’abductions.


L’anthropogénie est l’étude et la connaissance de la reproduction humaine, l’étude de l’apparition de l’espèce humaine et de son évolution, ou encore l’histoire de l’évolution humaine, selon Ernest Haeckel (p. 62) qui étudia les principes de l’embryologie et de la phylogenèse humaines (1874) à partir des théories darwiniennes. Van Lier suit son principe de description : l’ontogenèse récapitule la phylogenèse (pp. 816, 938). Mais il ajoute une incidente – récapitule « plus ou moins » (p. 757) – , ce qui donne une définition sensiblement plus nuancée et complexe.


L’Anthropogénie est donc « une macroHistoire darwinienne des équilibres ponctués d’Homo » (p. 1007). Ici chaque mot compte et est riche d’une culture implicite.


La macrohistoire désigne, à la suite de l’École des Annales, les travaux qui intègrent à l’analyse des événements historiques l’environnement géographique, les données économiques, les idéologies et les pratiques culturelles, dans une saisie dialectique des rapports de l’espace et du temps. Ce que Van Lier nomme par là est une vision globalisante de l’homme, à chaque séquence : le rapport entre une morphologie et un milieu, le lien entre un corps et tous ses possibles, les rites et cultures d’une espèce.


Elle est darwinienne non pas tant par le souci de suivre une évolution que par les concepts adjacents que permet la théorie de l’évolution de Darwin. Cette théorie scientifique a le mérite de suspendre toute référence à une origine mythique ou transcendante. Une espèce s’explique par des interactions immanentes à son biotope. Ces interactions sont la sélection et l’adaptation, qui fait que les plus adaptés à l’environnement sont les moins victimes de prédateurs (sélection utilitaire), et que les plus aptes sexuellement sont les plus expansifs (sélection sexuelle). Mais comme le note très tôt Van Lier, la théorie darwinienne est une pensée de la variation et de la variabilité : une « race » varie sous l’effet de circonstances naturelles, variations qui peuvent être héréditaires (inherited). Et L’Anthropogénie concerne donc une seule race, Homo, dont il repère des variations dans le temps. Ou plus exactement Homo est la race des variations, qui fait de la variabilité non pas un mécanisme évolutif, mais un principe éducateur comme « possibilisation » du monde, ouverture et accomplissement de potentialités, ce qu’Aristote définissait sous le terme d’art.


À dire que Homo est l’être « possibilisateur », Van Lier signifie que l’ouverture de tous les possibles est la condition même de l’homme comme être de variations. Autrement dit, Homo est darwiniennement une variation de primate, mais il est, vanlieriennement parlant, indéfiniment variation de lui-même. Il est donc à la fois le thème et la variation. Le même geste de la tête, inclinée de bas en haut, est rendu possible par un rapport entre l’atlas et l’axis, mais peut signifier oui pour les uns ou non pour les autres. Est-ce un hasard si Van Lier cite si souvent des langues à déclinaisons – grec, latin, allemand – et peu l’anglais, pourtant langue de Darwin, et s’il prend un plaisir manifeste à faire de l’étymologie pour montrer les dérivations langagières ? Un même geste se décline en variations sémantiques comme un même étymos dérive en variables phoniques et sémantiques ; d’un même geste dérivent des évolutions culturelles (pagus : planter un pieu, paganisme ou circonscription d’un pays) comme un même mot décline ses variables d’intensités (super-superus-superio-supremus, p. 76).


Ces temps de variations posent donc une autre conception du temps de l’évolution. Elle n’est plus graduelle en une ligne continue, mais discontinue, alternant temps faibles et forts, des périodes ponctuelles d´intense activité évolutive étant séparées par de longues périodes stagnantes [5]. Ce qui expliquerait nos lacunes en fossiles. Le prix intellectuel à payer pour la théorie des « équilibres ponctués » de Gould (p. 700, 977) est qu’ « il n’y a pas de sens à l’Évolution ». Autrement dit, c’en est fini d’une téléologie qui verrait dans l’histoire humaine l’accès à une finalité rédemptrice, salvatrice, régénératrice.


L’évolution de Van Lier procéderait ainsi de façon matérialiste : partir de la nature physiologique de l’homme, en s’appuyant sur la neurologie, pour arriver à la nature culturelle et morale. Posant en principe qu’il faut « s’en tenir à ce qui est constatable » (p. 12), il échappe au cycle de la poule et de l’œuf, et sort de ces querelles indécidables pour identifier le Premier Moteur, pour caler une « Cause première » (p. 180), pour définir le primat de la nature ou de la culture, de l’expérience ou de l’a priori, du relatif ou de l’absolu, de l’immanent ou du transcendant, du faber ou du sapiens.


Il opte pour une pensée de la concomitance, qu’il rapproche d’un occasionnalisme. Le concept d’occasion (6C7, p. 124) est une aubaine de la pensée, car il permet de concilier la causalité, donc l’identification d’un principe actif dans notre recherche des antécédents, avec l’opportunité, soit une décision active dans l’instant ouvert à tous les possibles. Le présent de l’opportunité ne permet donc pas de remonter à une origine hypothétique perdue dans la nuit des temps passés, mais inversement l’occasion permet d’identifier plusieurs facteurs, plusieurs conditions suffisamment convergentes pour générer une variation opératoire le moment venu.


Mais alors que la cause occasionnelle désignait chez Malebranche (p. 185) une réciprocité des modalités de l’esprit et du corps, dans le monde, selon la volonté d’un Dieu extérieur, l’occasionnalisme de Van Lier suppose a minima une résonance de deux éléments en phase. Encore une histoire de couple !


Du geste à la parole, il n’y a donc pas du principe à la conséquence, ni de l’origine à la fin, mais des occasions d’appariements qui nous font la vie belle.

 2 - Indexation, jonction, appariement : une union bio-technico-sémantique

En second lieu, nous reprenons une formule citée par Van Lier lui-même : « Il est rare qu’une fiche technique se suffise sans ‘joindre le geste à la parole’. » (5G1, p. 107)


Il note ainsi que si le langage est foncièrement indexation (pointage, découpe, articulation, cadrage), il est tout autant geste que parole, dans une alternance, une complémentarité ou une substitution des doigts et des sons qui d’ailleurs historiquement sont uniment du corps en acte. Il convient donc de les joindre, non pas par une sorte de pédagogie mimétique qui, faute de pouvoir faire un dessin pour expliquer un long discours, se rabattrait sur des mimiques expressives, mais plutôt pour les rejoindre, pour raccorder la chaîne du corps et la concaténation des mots et des concepts, dissociée par toute une histoire de la métaphysique qui voudrait penser l’arrachement à la corporéité, là où, au contraire, Van Lier réinscrit la métaphysique même dans un statut particulier de la présence, celle qui se pense en regard de l’indescriptible posé en absence.


Union bio-technico-sémantique, pense Van Lier. Vivre, faire, signifier sont tout un chez Homo.


Que ce soit geste ou parole, il recourt à l’étymologie, non pas parce qu’elle aurait en soi quelque valeur probante, mais parce que justement elle porte mémoire de notre provenance une et met ainsi sans arrêt en consonance les concepts de la parole la plus abstraite avec les gestes de l’action la plus terrestre. Cette unité première, primitive, primale même, se dit dans le dire même. Dire (p. 584) c’est uniment donner de la voix ou montrer du doigt pour mettre en évidence, thématiser pour parler comme Van Lier. L’étymologie, puisée cher Ernout et Meillet (p. 1019), donne le « vrai » (etymos) sens des mots par sa « racine » (p. 16). Par cette racine linguistique, la parole savante elle-même garde mémoire dans son savoir de la saveur de cette racine que le paysan suit du regard, cherche du doigt, fouille de la main, et dégage d’un geste sûr.


Le geste et la parole se résument à un même corps de mot : l’index. « Les index sont gestes par lesquels le corps dressé, … » ( 5A, p. 97). De cet index [6], qui pointe du doigt le monde en regard d’Homo, Van Lier en fait une matrice signalétique d’où dérive le langage du corps par l’expressivité de ses postures ou de la danse, et le langage des mots par des indexations ordonnées et théorisées. L’index est intentionnel, conventionnel (immotivé, arbitraire), et vide, i.e. immédiatement vide de corps en acte. Par exemple, la fumée est l’indice du feu, mais l’index d’un signal de communication optique lors de l’élection du Pape.


L’Homo observable est ainsi un « primate redressé devenant un technicien sémiotisant » (p. 92). Le technicien accomplit des gestes quand le sémioticien recueille cela en paroles. C’est pourquoi Van Lier ne distingue pas langage gestuel et langage phonique, signes du corps et signifiés des mots, uniment signifiants.


En effet, outre la stature qui est la bascule décisive de Pithécos à Anthropos, le premier geste d’Homo est de segmentariser et par là même de thématiser. Découper c’est distinguer, donc mettre en retrait cela pour mettre en évidence ceci. Par là même cette segmentation de l’environnement installe une technique, cette découpe du monde par un geste de prélèvement, et pose une sémiotique comme résultat de cette découpe, posé en présence. Le geste d’offrande s’accompagne d’une présentation par la parole. Le sacrifice fait disparaître ce qui a été posé comme présence d’évidence par une formule magique.


D’où cette distinction cruciale entre indice et index (ch. 5). L’indice est une trace qui marque l’empreinte d’un vivant. Elle est présence continuée de l’absent, par une sorte de métonymie (4B3, p. 87) qui fait que l’effet ponctuel permet de remonter à une cause globale. Des crottes tièdes de chevreuil me signalent que le gibier est passé par là il y a peu de temps. L’indice de cette crotte est typique de cette bête qui se présente par ses effets en son absence. En revanche, l’index est une autre sorte de bascule, d’escamotage qui répartit le champ du visible et du faisable en mettant en avant ceci et par là même en plaçant en retrait cela. Le doigt qui montre la lune est bien ce que regarde l’imbécile, même si le sage voulait faire signe vers l’astre de la nuit. L’index qui rend présent produit par la même une forme d’absence par ailleurs puisque le temps de l’indexation segmente l’espace. Par ce jeu de monstration/occultation, « moyennant la rythmique du geste et de la voix » (p. 103) Van Lier pose la bascule de tout jugement : « L’index, avant même de mathématiser, ouvre le champ de la logique, c’est-à-dire de la négation, de l’exclusion, de l’affirmation, du choix et de l’interrogation, avec leurs inférences réciproques. » (p. 103)

 3 - Les dichotomies philosophiques revisitées

D’où, en troisième lieu la possibilité de comprendre que justement joindre le geste à la parole est une façon de reprendre les anciennes dichotomies philosophiques entre pratique et logique, descriptible et indescriptible, physique et métaphysique, corps et âme, monde et conscience.


Là où la rhétorique et la philosophie classiques posaient le primat du logos comme raison d’être du monde, comme catalogues de figures nées de l’esprit même, comme catégories du jugement analysables réflexivement, Van Lier voit un geste qui par indicialité fait naître « le langage parlé et les images » (p. 87), ou un geste qui par indexation constitue les logiques comme formalisation des indexations pures (p. 115, ch. 20). Il écrivait déjà à propos du rapport entre le design et les objets : « Il fait d’abord en sorte qu’ils se désignent eux-mêmes : que la chaise soit repérable comme chaise, qu’elle suggère les gestes appropriés, qu’elle marque sa dépendance ou son indépendance à l’égard de la table. Tels sont les messages dénotés de l’objet, auxquels se joignent souvent des messages connotés : une chaise évoque la sécurité bourgeoise, une autre la simplicité fraternelle ; certains garde-boue d’automobiles s’ouvrent comme des ailes. » [7] L’objet manufacturé provient d’un geste qui en conditionne d’autres pour signifier une image du monde.


Même si Van Lier survole les logiques d’une façon qui pourrait étonner un logicien, en particulier quand il interprète les quantificateurs existentiel et totalisateur, qui reprennent les quantités logiques (particulier/universel), en termes de qualités métaphysiques (existence/essence), il n’en demeure pas moins que sa thèse évolutionniste est recevable. Si la logique cherche à régler le binaire selon le canon de la cohérence, alors elle relève bien d’un geste corporel couper/articuler. Théorie des indexations qui pointent les éléments du jugement et de la proposition, la logique est aussi une théorie de l’ordre qui pense les rapports entre disjonctions (ou), connexions (et), consécutions (puis).
Inscrire la logique dans la dimension totale de l’Homo, et non dans le seul cadre du logos, permet du coup de s’ouvrir aux civilisations du monde dont la grammaire logique n’est pas normée par la langue grecque (p. 580), mais qui procèdent également par bifurcations.


Cela permet également de ramener la logique à son geste effectif, et donc de suivre de concert les logiques syntaxique, sémantique, et pragmatique. Si la syntaxe se préoccupe de l’ordre selon les principes d’identité et du tiers exclu, la sémantique de la pertinence, la pragmatique comme cohésion du raisonnement et de l’opération, comme corrélation entre une action sur le monde et ses paradigmes d’intelligibilité.


Mais Van Lier, conséquent avec lui-même, ne commence pas par la logique d’Aristote. Il entend plutôt la logique dans « son acception la plus vaste » (p. 568), un art de la notation au service de la cohérence estimerait Valéry, ce qui lui permet de relier « les logiques gestuelles et langagières » (p. 569), la logique et la pratique, par le couple massif/détaillé. Est « massif » ce qui ne présente qu’un degré rudimentaire de différenciation (p. 202), entre le brut et le détaillé. À l’image du silex massif, le galet aménagé, opposé au silex détaillé, le biface ou la lame, le langage massif et celui qui présente des différenciations signifiant des oppositions, insuffisamment détaillées pour être mesurables dans le temps et dans l’espace, mais suffisantes pour être opératoires. Soit l’opposition massive entre « ho ! » et « hisse ! ». Chaque son n’est pas un nom ni un adjectif détaillé. « Ho ! hisse ! » ne forme ni une proposition ni un jugement. Mais il s’agit de deux tons nettement distinguables, long-grave vs bref-aigu, qui marquent deux temps du halage, une saisie de préparation pour le temps faible et la traction du soulèvement pour le temps fort. Ces sons valent par leur ordre et comme signaux d’action qui s’articulent entre eux comme agencement d’un geste collectif. Ce langage massif relève donc d’une logique pragmatique comme ordre minimal du langage qui établit une intercérébralité et un rapport manuel aptes à intervenir sur et dans le monde. D’une façon plus « pure » on pourrait parler du « et un et deux ! » du maître de danse qui scande les évolutions des danseurs (p. 210). Ces signaux déterminent moins un autre ordre du monde qu’un ordre du corps valant pour lui-même, le résultat étant inhérent au geste lui-même.


Joindre le geste à la parole, soit l’indexation, n’est donc pas anecdotique, mais constitue toutes les dimensions de la vie humaine, extérieure et intérieure, personnelle et collective. Jusqu’à la vie politique (p. 863) dont les partis reprennent la répartition d’Homo : l’axe devant-derrière définissant l’avant des échecs et l’après des espoirs, opposant le « nous » fraternel aux « ils » du camp d’en face ; l’axe du haut-bas distinguant les grands de la haute aux petits du bas peuple ; l’axe droite-gauche répartissant le conservatisme du continu et le progressisme du discontinu.

 Cauda. Systématique ou systémique ?

L’Anthropogénie est une œuvre systématique et non systémique (15F, 15G3, 15G4, 21B2). La systématique est une systémique thématisée (17G2). Le systémique se boucle sur lui même : c’est un système refermé qui semble être la cause déterminante de ses parties. C’est une culture dans laquelle tout se tient (21C1). Le systématique cherche à se boucler : c’est un système ouvert qui n’arrive pas à atteindre le point ultime (21C1). C’est une philosophie dont l’alpha et l’omega sont inaccessibles, à l’instar du système hégélien qui finit par une citation d’Aristote sur la contemplation ouverte à la divinité. Faire système : faire en sorte que des choses diverses se réunissent en un même corps, forment un ensemble (syn) tenu par une même tresse (stéma). L’ironie, toute vanlieresque, veut qu’en grec stèma désigne tant l’amarre qui relie le bateau au quai que le pénis qui relie l’homme à la femme. Ulysse le marin pleure sa Pénélope [8], lui dont les amarres à vau-l’eau sont la métaphore d’un pénis sans port, comme Henri Van Lier dédie son récit de vie à Micheline Lo, linga et yoni ne pouvant plus faire système que par leurs cendres mêlées (p. 1019).


Le systématique c’est, dans le fond, ce qui fait couple (21C5) : yin et yang, a priori et a posteriori, ombre et lumière, ou encore geste et parole, technique et sémiotique, Henri et Micheline. Le système découpe une phylogenèse en séquences suivies, qui ne se développent pas en système linéaire selon le modèle de l’arbre cartésien partant de racines par un tronc vers des branches, ni selon le more geometrico spinoziste qui se rappelle à chaque étape les acquis des étapes précédentes, mais en système réticulaire à la manière d’un rhizome (24B4e) dont chaque surgeon s’insère dans le filet des intercroissances. Ainsi ce système rhizomique passe-t-il son temps à se signifier sans sa dispersion recollée ou dans son recollement dispersé. 1A1 renvoie à 6A, comme 28 E 2b renvoie à 1B3, en une sorte de mouvement orthonormé de jeu d’échecs où chaque pièce argumentaire avancée retentit sur le maillage des autres pièces tout en leur ouvrant une marge de manœuvre.


J’ai souvent employé le terme de « couple », ce module binaire premier dont l’Anthropogénie est la démultiplication tabulaire et architecturale, à l’instar d’ornements mauresques dont les pleins et les vides s’emboîteraient à l’infini (13L2). Par ce mot, probablement l’un des plus utilisés par Van Lier, il arrivait à unifier diverses dimensions de la vie humaine : la pensée dichotomique, dont les couples de notions peuvent être contradictoires ou complémentaires, la rencontre occasionnelle de deux êtres dans l’accouplement par des organes coaptatifs (p. 153), la vie amoureuse (27D2) qui, troublant les mathématiques, fait que 1+1=1, couple dont les deux éléments se vivent en une indéfectible unité (p. 855) jusque dans le mélange des cendres (p. 1019). Comment ne pas entendre le souvenir de sa femme Micheline Lo dans la phrase suivante : « Chez Homo, la mort d’autrui fut d’autant plus significative qu’elle concluait une maladie plus ou moins longue, thématisée par les soins techniques et sémiotiques dont elle était accompagnée. » (11N, p. 245)


À lire l’Anthropogénie, il me semble que derrière la somme de savoirs, de savoir-faire, de rappels, de tableaux, de descriptions, d’agencements, il y a la vie d’un homme. Tous ces savoirs sont au service d’un savoir-vivre qui fut, apparemment, un savoir-aimer. J’en veux pour preuve la considération qu’il porte au baiser (p. 80) qui, dans l’ordre des rencontres, est un geste d’approche, d’enquête, de communion, effectué par l’organe même de la parole. Par ce geste oral, l’amour fait signe de sorte que la vie amoureuse puisse devenir œuvre en elle-même (p. 855), non comme objet d’un calcul, mais comme pratique d’un geste de foi pour autrui. Des paroles d’amitié ou d’amour s’accompagnent d’une main sur le cœur [9].

Notes

[1Cf. article « Sexualité » dans l’Encyclopædia Universalis.

[2Le Geste et la Parole, Paris, Albin Michel, 1964.

[3Ibid., p. 33.

[4Enéide, II, 741.

[5Il y aurait des transitions rapides entre espèces, sur le mode des « révolutions génétiques ».

[6Ce qui expliquerait pourquoi on ne trouve pas tous les stades de l’évolution lorsque l’on étudie une espèce : il manque les individus intermédiaires. D’après Gould ces stades ont été si rapides (à l’échelle du temps terrestre) que nous n’avons quasiment aucune chance de les trouver.

[7Henri Van Lier voit dans le rôle de l’index un des pas fondamentaux de l’Homo, avec la stature, le couper/lier, le feu.

[8Cf. article « Design ». Nous soulignons. © Encyclopædia Universalis 2007, tous droits réservés.

[9La « biographie intempestive » de Van Lier est dédiée à Pénélope, femme d’Ulysse.

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