Le corps, le rythme et l’esthétique sociale chez André Leroi-Gourhan

Alexandra Bidet
Article publié le 20 octobre 2016
Pour citer cet article : Alexandra Bidet , « Le corps, le rythme et l’esthétique sociale chez André Leroi-Gourhan  », Rhuthmos, 20 octobre 2016 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article173

Cet article a déjà paru dans Techniques & Culture en ligne, 48-49 | 2007


Résumé : L’œuvre d’André Leroi-Gourhan est traversée par une anthropologie du rythme. Celle-ci ne part pas d’une socialité constituée, de rythmes dits « sociaux », mais inscrit au contraire l’analyse de la rythmicité dans une approche de l’homme comme être vivant, comme totalité
indivise. Elle pose en des termes renouvelés le problème classique du groupement des
hommes et des liens entre l’individu et son milieu. Avec la question de la genèse de la socialité,
c’est le lien entre corporéité et socialité, entre affect et symbole, qui est ici au cœur d’une
approche du rythme comme « insertion dans l’existence ».



« L’homme est une création du désir, non pas une création du besoin. » G. Bachelard, La Psychanalyse du feu, cité par A. Leroi-Gourhan (1982 : 180).

« On connaît mieux les échanges de prestige que les échanges quotidiens,
les prestations rituelles que les services banaux, la circulation des monnaies dotales
que celle des légumes, beaucoup mieux la pensée des sociétés que leur corps […]. Alors que
Durkheim et Mauss ont luxueusement défendu le “fait social total”, ils ont supposé
l’infrastructure techno-économique connue. »(Leroi-Gourhan 1964 : 210)

Le rythme serait-il rétif à toute forme de pensée ? On a pu souligner la
polysémie de la notion de rythme, les apories des démarches qui visent à lui
assigner une origine, ou encore l’existence d’un « panrythmisme » spontané
prompt à déceler du rythme en toutes choses (Sauvanet & Wunenburger
1996). Dans l’anthropologie, l’archéologie et l’ethnologie préhistorique
d’André Leroi-Gourhan, une place majeure est accordée à la rythmicité et aux rythmes sans qu’il s’agisse de saisir le rythme comme l’essence même de
l’homme, ou de le dissoudre dans la pluralité de ses manifestations sensibles.
Son œuvre, dont on a souvent noté la valeur proprement philosophique,
dessine bien au contraire une véritable anthropologie du rythme — compris
comme « insertion affective » ou « insertion dans l’existence » (Leroi-Gourhan
1965a : 81-82, 102). Incarnant la continuité de « l’ordre physiologique — technique — social » (Ibid. : 87), il émarge alors d’emblée aux phénomènes
« sociaux ».


À l’initiative d’un profond bouleversement du regard porté par les
recherches préhistoriques sur l’art des premiers anthropiens et sur le
processus d’hominisation lui-même, cette œuvre est pourtant demeurée
longtemps peu fréquentée des sociologues [1]. S’il est commun de rappeler qu’André Leroi-Gourhan fut l’élève de Marcel Mauss, rares sont les
investigations dépassant l’apport strictement ethnologique et technologique
de l’œuvre, principalement perçue comme une vaste entreprise de
recensement et de classification des techniques, appréhendées à partir du
geste humain lui-même, sur un mode emprunté aux sciences naturelles, et
plus particulièrement à la taxinomie. Or sa réévaluation de la notion de
rythme, attentive aux aspects empiriques et corporels de l’existence humaine,
place la réflexion de Leroi-Gourhan au cœur des préoccupations
sociologiques, de plus en plus soucieuses du lien entre corporéité et socialité.


Menant dans Le Geste et la Parole, dont le second tome s’intitule La
Mémoire et les Rythmes
, une réflexion d’ensemble sur son œuvre, André
Leroi-Gourhan ne se donne jamais pour objet de développer une pensée
systématique du rythme. De la « mémoire sociale » aux « symboles de la
société », la notion de rythme traverse néanmoins l’analyse de la genèse de
l’esthétique et du social, qui fait suite à celle de la technicité et du langage,
étudiée dans le premier tome [2]. C’est à une lecture en biais qu’il faut alors procéder pour saisir une conceptualisation qui ne se départit jamais de
considérations empiriques. Dans la lignée du projet maussien d’analyse des « techniques du corps » et de l’« homme total » (Karsenti 1998 : 238) [3], son
anthropologie du rythme ne part pas d’une socialité constituée, celle des
rythmes dits « sociaux », mais reconduit l’analyse de la rythmicité à une
analyse de l’homme comme être vivant, comme totalité biologique indivise.
Elle appréhende les phénomènes rythmiques de façon continue depuis
l’espace du vital et du physiologique, à travers ce qui constitue en propre le
vivant : l’activité par laquelle il ne cesse de se produire dans sa relation
problématique à son milieu de vie.


La référence au vital ne désigne pas ici une essence de l’homme, appelée à
s’actualiser, mais au contraire la façon propre à l’homme de problématiser son
rapport au milieu, donc de s’inventer. Ce style spécifiquement humain émane
tout entier pour André Leroi-Gourhan de la condition naturelle que son
corps fait à l’homme, par sa structure morphologique et ses possibilités
dynamiques. À l’opposé de tout naturalisme, elle « voit émerger le vital
comme spécifiquement humain, et donc social » (Karsenti 1998 : 238).
L’attention à la dynamique du vital ouvre alors, à travers la question du
rythme, sur une genèse du social lui-même, posant en des termes renouvelés la question de « l’insertion dans l’existence » et du « groupement des hommes », ce « tissu de relations entre l’individu et le groupe » (Leroi-Gourhan 1965a : 11, 80, 89). Le statut accordé aux phénomènes rythmiques vient interroger les catégories ordinaires de l’anthropologie et de la sociologie. Mais sur quelle caractérisation de la rythmicité un tel renversement repose-t-il ?

 De la corporéité aux rythmes

L’attention portée à la rythmicité caractérise une anthropologie ancrée dans
l’analyse du corps humain. Considéré par André Leroi-Gourhan comme
analytiquement premier pour toute étude de l’activité humaine, il l’est d’abord
du point de vue de la genèse de l’homme comme espèce, à laquelle l’auteur
consacra la majeure partie de ses travaux en paléontologie humaine. Seule
l’originalité morphologique et fonctionnelle du corps humain, qui spécifie le
type hominien sur l’échelle des espèces, autorise à ses yeux une
compréhension du style original des rapports que l’homme entretient
quotidiennement avec son milieu de vie.
Dans les années 1960, la découverte de l’industrie des australopithèques — jusqu’alors regardés comme anthropoïdes pour leur très faible volume crânien — a introduit une révolution décisive dans le domaine de la
paléontologie. Elle attestait l’antériorité des premières formes de technicité
sur le développement cérébral lui-même, c’est-à-dire l’antériorité de
l’architecture générale du corps humain — caractérisée par la station verticale
et la libération de la main de la locomotion — sur la commande nerveuse et
l’expansion du cortex cérébral. Dans l’histoire du couple main-cerveau, la
libération de la main n’était plus le produit de l’apparition de la pensée, mais
son moteur même : « la main qui libère la parole, c’est exactement ce à quoi
aboutit la paléontologie », même si « nous étions préparés à tout admettre
sauf d’avoir commencé par les pieds » (Leroi-Gourhan 1964 : 33, 40, 71, 97).
Dans le développement cérébral, la main et les outils qu’elle génère sont en
constante interaction avec la face et le langage qui peu à peu s’en libèrent.
Activité motrice et activité verbale sont indissociables.

« Un des résultats de l’étude simultanée de l’homme sous les angles de la biologie et de
l’ethnologie est de montrer le caractère inséparable de l’activité motrice (dont la main est
l’agent le plus parfait) et de l’activité verbale. Il n’existe pas deux faits typiquement
humains dont l’un serait la technique et l’autre le langage, mais un seul phénomène
mental, fondé neurologiquement sur des territoires connexes, et exprimé conjointement
par le corps et par les sons. La prodigieuse accélération du progrès à partir du
déverrouillage des territoires préfrontaux est liée à la fois au déversement du
raisonnement dans les opérations techniques et à l’inféodation de la main au langage dans
le symbolisme graphique qui aboutit à l’écriture » (1965a : 259-260).

L’originalité radicale du type hominien s’ancre ainsi dans la spécificité
morphologique et fonctionnelle du corps humain. Elle se marque par
l’absence de toute spécialisation fonctionnelle : cette indétermination native
contraste radicalement avec l’adaptation efficace et étroite des formes
animales aux caractéristiques déterminées d’un biotope. Susceptible d’une
gamme indéfiniment variée de modes d’interaction avec son milieu, l’homme
n’a pas connu d’évolution spécialisante ; il demeure marqué par la généralité
et la polyvalence — perceptibles dans la seule forme du pied ou de la main.
Or, le caractère indifférencié de cet héritage naturel, cette polyvalence posturale, gestuelle et fonctionnelle, ont pour inévitable contrepartie une
extrême faiblesse native, un dénuement inhérent à l’absence d’une adaptation
préformée à un cadre fonctionnel d’origine naturelle.
Ce double principe de plasticité et d’incomplétude est essentiel. Là
réside pour André Leroi-Gourhan le caractère foncièrement problématique
du rapport de l’homme à son milieu de vie : il n’indique pas des besoins à
satisfaire, ou des fins présidant à son adaptation, mais une puissance d’agir,
trouvant sa propre fin dans sa capacité d’invention infinie de problèmes et de
médiations. La notion de problème ne recouvre donc pas un ensemble donné
de prémisses et de solutions, mais désigne l’incertitude propre au rapport que
l’activité humaine entretient avec son milieu — rapport dont la nature et les
produits sont indéterminés [4]. Rites, règles et outils n’émergent donc pas tels
des pouvoirs préformés, contenus dans la structure corporelle de l’homme,
mais comme des inventions face au défi biologique que constitue pour lui
l’absence de prise « native » sur son milieu [5]. Son inventivité relève alors d’une dynamique vitale, d’une exigence d’appartenance, mais radicalement
affranchie du cadre zoologique : il engage l’invention de déterminations
proprement humaines ; il est création plus que conservation : « l’animal
répète là où l’être humain, parce qu’il n’a pas en lui de schémas de
comportement innés, est obligé d’inventer ».

« Station verticale, polyvalence des membres antérieurs, conservation des traits infantiles,
extrême lenteur de croissance, et donc aussi dépendance prolongée par rapport aux
parents sont des aspects corrélatifs qui définissent les grandes lignes d’une insertion dans
le monde d’une originalité telle qu’elle introduit à une différence d’un autre ordre que
celles qui distinguent les espèces. Défi auquel il conviendra de répondre par la
constitution d’un réseau propre de moyens, et plus encore de normes et de régulations —
ou de disparaître » (Tinland 1977 : 76).

L’attention à la rythmicité découle directement de cette focalisation sur le
corps et la motricité humaine. Elle permet en effet de saisir concrètement, au
ras de l’ordre physiologique, la question centrale pour André Leroi-Gourhan
de « l’insertion dans l’existence ». L’application des premières percussions rythmiques, puis l’apparition des premières représentations rythmiques, sous
la forme de « fragments d’os en pierre marqués d’incisions régulièrement
espacées », marquent bien à ses yeux « l’entrée dans l’humanité des
Australanthropes » [6] (1965a : 135). Du « rythme technique » aux « rythmes
figuratifs », le rapport au milieu voit ici la genèse continuée de médiations :

« Au piétinement qui constitue le cadre rythmique de la marche, s’ajoute chez l’homme
l’animation rythmique du bras ; alors que le premier régit l’intégration spatio-temporelle
et se trouve à la source de l’animation dans le domaine social, le mouvement rythmique du
bras ouvre une autre issue, celle d’une intégration de l’individu dans un dispositif créateur
non plus d’espace et de temps mais de formes. La rythmicité du pas a finalement abouti
au kilomètre et à l’heure, la rythmicité manuelle a conduit vers la capture et
l’immobilisation des volumes, source d’une réanimation purement humaine. Du rythme
musical, tout de temps et de mesures, au rythme du marteau ou de la houe, tout de
procréation de formes, immédiates ou différées, la distance est considérable puisque l’un
est générateur d’un comportement qui trace symboliquement la séparation du monde
naturel et de l’espace humanisé alors que le second transforme matériellement la nature
sauvage en instruments de l’humanisation. L’une et l’autre sont strictement
complémentaires » (Ibid. : 136).

La primauté accordée au corps comme motricité fait donc ici tout le
statut de la rythmicité. C’est par la motricité que s’opère le passage de la
corporéité à la rythmicité. Ce faisant, André Leroi-Gourhan nous introduit
aussi d’emblée à la dimension de l’affect.

 Du rythme comme « insertion affective » : rythme et valeurs

Ainsi posé depuis la motricité la plus élémentaire, le problème de l’« insertion
dans l’existence » peut alors s’énoncer en termes de rythmicité, comme une
« insertion affective ». Dire que « l’équilibre rythmique » est senti dans « toute
l’épaisseur de la vie sensitive », dès « la sensibilité viscérale et musculaire
profonde » signifie en effet qu’il dépasse le seul registre de la sensation pour
désigner un état d’ensemble de la corporéité, soit l’état affectif, entendu
comme ce qui touche et pousse à agir, l’élément déterminant de toute mise en
situation (Leroi-Gourhan 1965a : 99). André Leroi-Gourhan se plaît ainsi à
rappeler que « l’insertion cosmique » part de l’estomac et de la « satisfaction
digestive », tout comme « la désinsertion cosmique débute au niveau du tube
digestif » (Ibid. : 102). De même, la référence à la sensation du « poids du corps » et celle de « l’équilibre spatial », comme aux mouvements les plus
viscéraux du comportement nutritif et de l’affectivité physique —
respectivement fondés sur les rythmes viscéraux et sur la perception du jeu
musculaire (Ibid. : 103) — noue ici « insertion dans l’existence », rythmes et
affectivité : la médiation s’opère dans l’élément de l’affect, la rythmicité
produisant cette « insertion affective ».
Mais le rythme a deux visages chez André Leroi-Gourhan : il désigne
autant les chaînes rythmiques propres à nos gestes « stéréotypés », que toute
soustraction à cette « ambiance rythmique ». D’un côté, « la répétition assure
l’équilibre normal du sujet dans le milieu social et son propre confort
psychique à l’intérieur du groupe », elle « accroche l’homme dans son univers
concret » (Ibid. : 29, 103) ; de l’autre, « l’acrobatie, les exercices d’équilibre, la
danse matérialisent dans une large mesure l’effort de soustraction aux chaînes
opératoires normales » (Ibid. : 103). Le rythme renvoie donc autant à la
régularisation qu’à la rupture de « chaînes opératoires machinales », dans leur
« durée propre ». Dans les deux cas, il n’est ni répétition ni identité, mais
médiation entre deux ordres de grandeur hétérogènes, production d’un
certain rapport de mouvements entre milieux.
Ainsi saisie dans sa dynamique la plus élémentaire, comme établissement
d’une harmonie entre des rythmes qui s’accordent, l’« insertion dans
l’existence » a d’emblée pour André Leroi-Gourhan une valeur esthétique. Il
étend en effet le champ de l’esthétique, par-delà les créations proprement
artistiques, à « l’ensemble du vécu » susceptible de « création rythmique »
(Bromberger 1988 : 158). De cette redéfinition de l’esthétique, témoigne la
considération de « l’esthétique physiologique » : notre auteur souligne les
« implications esthétiques » du comportement nutritif, de l’affectivité
physique et de l’équilibre spatial. Si « la conquête de l’esthétique est aussi
importante que celle de l’outil et du langage », c’est que « le fait de ressentir
les valeurs esthétiques de la nature est un fait paléontologique » (Leroi-
Gourhan 1965a : 86 ; 1982 : 182). Activité proprement humaine, à l’égal de la
technicité et du langage, l’esthétique englobe alors le domaine de ce qui
prend valeur, en étant apprécié comme « bon », « beau », « bien », « mieux »,
etc. [7] Dès lors, toute valeur est d’ordre esthétique et recouvre une production
rythmique, celle d’un milieu relativement unifié. La « sensation d’équilibre » vaut ainsi par elle-même ; la « saveur » de l’équilibre rythmique est celle d’une
« proximité » conquise entre des corps, des gestes, des formes. Les
« jugements physiologiques de valeur », manifestant la qualité affective d’une
convenance intime, saisie « dans toute l’épaisseur de la vie sensitive »,
témoignent du caractère éminemment créateur des « fonds physiologiques et
fonctionnels » sans pour autant que cette « appréciation esthétique des
formes » ne conduise vers une « symbolisation figurative ». L’esthétique ne
commence pas avec la figuration : dès l’ordre physiologique et fonctionnel,
« des jugements de valeur sont possibles et conditionnent des normes qui ne
sont ni totalement techniques, ni morales, mais esthétiques » (Ibid. : 84-85).

« L’esthétique repose sur la conscience des formes et du mouvement (ou des valeurs et
des rythmes) propre à l’homme parce qu’il est le seul à pouvoir formuler un jugement de
valeur » (Ibid. : 95).

« Une part importante de l’esthétique se rattache à l’humanisation de comportements
communs à l’homme et aux animaux, comme le sentiment de confort ou d’inconfort, le
conditionnement visuel, auditif, olfactif, et à l’intellectualisation, à travers les symboles,
des faits biologiques de cohésion avec le milieu naturel et social […]. Les références de la
sensibilité esthétique, chez l’homme, prennent leurs sources dans la sensibilité viscérale et
musculaire profonde, dans la sensibilité dermique, dans les sens olfacto-gustatifs, auditif
et visuel, enfin dans l’image intellectuelle, reflet symbolique de l’ensemble des tissus de la
sensibilité » (Ibid. : 83).

Confort physique et cohésion : l’appréciation esthétique recouvre ainsi
une production rythmique. Et ce, de l’esthétique physiologique jusqu’aux
formes les plus élaborées de symbolisation esthétique.
C’est en effet également à partir du champ de la motricité humaine
qu’André Leroi-Gourhan saisit la genèse des formes de symbolisation. Si « l’intellectualisation progressive des sensations » lui semble avoir ici
« dépouillé les formes réelles de leur contenu pour n’en conserver que les
signes », c’est en conservant toujours la même source rythmique : se joue là
l’extériorisation du mouvement dans des symboles rythmiques. La figuration
est en ce sens une figuration motrice, et le symbole celui d’un « déroulement
moteur » ; il « ne puise pas ses références dans la mécanique digestive,
imperméable à la figuration, mais dans la dynamique musculaire, base
commune au comportement affectif et à l’intégration spatiale ». Ce que
l’homme — comme être agissant — réfléchit dans un réseau de symboles, est
avant tout la trame de mouvements « issus de l’extérieur ou de sa propre
machine » dans laquelle il est pris.

« Si l’homme a un merveilleux appareil à transformer les sensations en symboles [...] il n’en
reste pas moins qu’il vit toute l’épaisseur de la vie sensitive » (Ibid. : 95).

« L’art le plus pur plonge toujours dans les profondeurs, il émerge tout juste par la pointe,
du socle de chair et d’os sans lequel il ne serait pas » (Ibid. : 88).

« Les manifestations physiologiques trouvent une place prépondérante dans les
opérations quotidiennes et figurent à la fois le substrat paléontologique le plus profond et
le domaine le plus fréquenté par les sujets vivants » (Ibid. : 92).

De « la satisfaction digestive au bel outil, à la musique dansée, à la danse
regardée dans un fauteuil, il y aurait le même phénomène d’extériorisation »
(Ibid. : 89) : c’est la rythmicité, la plus concrète comme la plus figurée, qui
nourrit et suscite l’appréciation esthétique. Une dimension esthétique est
ainsi inhérente à la genèse continuée par l’homme de médiations assurant son
insertion dans son milieu de vie : la rythmicité est la matière même de ces
médiations. On ne saurait donc se méprendre sur la nécessité de « chercher
dans la perception et la création de symboles rythmiques une source enfouie
dans le monde animal ». Il s’agit seulement là de considérer la valeur
immédiatement sensible et affective du mouvement : l’insertion, à même
l’intégration motrice, s’élabore de façon de plus en plus médiate jusqu’aux
symboles rythmiques, image d’une insertion possible. À travers eux, on ne fait
plus, on s’imagine faire : l’insertion n’est plus immédiate, elle ne passe plus
seulement par une « participation réflexe aux rythmes et une réaction aux
variations dans les valeurs », mais par la « perception et la production
réfléchie des rythmes et des valeurs », à laquelle aboutit chez l’homme
« l’intellectualisation progressive des sensations » (1965a : 82).


Ainsi, nous pouvons comprendre la centralité de la question du rythme
dans son étude de l’art pariétal préhistorique (1965b, 1992), ou du « rythme
statuaire » [8] (1970), abordant les figurations artistiques à travers leurs
« dispositifs rythmiques ». De même, nous comprenons que son abord des
religions de la préhistoire (2001) — pour citer une autre œuvre contemporaine
du Geste et la Parole — se tienne à égale distance des thèses de « l’art pour
l’art » et de l’« envoûtement de chasse », pratique magique devant assurer la possession des animaux figurés (1965b : 101, 119 ; 1982 : 187, 360).
Appréhendée à travers son « sommet figuratif », la religion paléolithique livre
avant tout « une certaine image de l’ordre universel » (2001 : 152), renvoyant
au « besoin à la fois physique et psychique d’assurer une prise de l’individu et
du groupe social sur l’univers, de réaliser l’insertion de l’homme, à travers
l’appareil symbolique, dans le mouvant et l’aléatoire qui l’entourent » (2001 :
80). De sorte que « le comportement religieux, sur un autre plan, est aussi
pratique que le comportement technique, il assure comme celui-ci
l’intégration de l’homme dans un monde qui le surpasse et avec lequel il
négocie physiquement ou métaphysiquement » (2001 : 6).

 Leroi-Gourhan et Lévi-Strauss : rythmicité et théorie du symbolisme

Par sa « paléontologie des symboles », attentive aux « fondements corporels
des valeurs et des rythmes », aux « reliefs profonds du jugement
physiologique », André Leroi-Gourhan développe ainsi une conception
pragmatique du symbolisme. Relativement à l’anthropologie sociale, qui
poursuit depuis Émile Durkheim et Marcel Mauss une théorie sociologique
du symbolique, son approche entretient alors une parenté avec celle de
Claude Lévi-Strauss : leur commune critique d’un sociologisme qui fait du
collectif la source et la cause des attitudes et des représentations
individuelles, les mène vers une genèse symbolique du social. Ce faisant,
s’observe un glissement d’une topique de la contrainte à une topique de
l’attachement dans l’abord du « social » : le caractère opératoire et performatif
du symbole, qu’ils situent tous deux dans l’élément de l’affect, consiste en une
mise en ordre du monde, un « enracinement », ou encore une « insertion »
ayant une valence esthétique [9].


Mais André Leroi-Gourhan fait en ce sens un pas supplémentaire.
Claude Lévi-Strauss tient le symbolisme pour une pure activité de l’« esprit
humain », s’éprouvant lui-même dans le jeu de ses facultés. En l’instituant en
véritable a priori, il prévient efficacement le réductionnisme ordinaire, qui
subordonne les faits symboliques à une « fonction pratique évidente », ou qui les explique par les données du psychisme individuel : « la sociologie ne peut
pas expliquer la genèse de la pensée symbolique, elle doit la prendre comme
donnée » écrit-il (cf. Hénaff 1991 : 179). Mais, du même mouvement, il
s’interdit de comprendre l’exigence de « mise en ordre » qui anime le
symbolisme — véritable énigme, comme la nature même de l’efficacité
symbolique, alors fondue dans celle des faits de culture. Or, pour André
Leroi-Gourhan, le symbolisme est bien lui-même justiciable d’une genèse,
historique et logique, et sa « paléontologie des symboles » est aussi une
compréhension de leur efficience. Que le symbolisme engage la dimension de
l’affect et de l’esthétique n’implique pas que la pensée doive se limiter à en
décrire la cohérence interne en s’arrêtant au seuil de sa genèse et de son
efficience. Cela exige au contraire qu’elle réintègre la dimension de l’affect
pour se faire pensée du sensible, pensée sensible [10].


La « paléontologie des symboles » développée par André Leroi-Gourhan,
dans son constant souci d’une continuité entre base et sommet, profondeurs
et affleurements, source et pointe, esquisse une telle pensée, dont la
rythmicité est l’opérateur même. Si Claude Lévi-Strauss n’affranchit peut-être
pas l’anthropologie des apories du sociologisme et du psychologisme,
c’est a contrario faute de conférer un véritable statut conceptuel à l’affect [11]. La vive critique durkheimienne d’une genèse affective du social le garde de
tout écart à l’égard des traditionnelles dichotomies du sensible et de
l’intelligible, du psychique et du social, du physiologique et du social, du
corps et de la pensée, etc. [12] On sait pourtant la place majeure qu’accorde le
Durkheim des Formes élémentaires de la vie religieuse aux manifestations
affectives dans la description du phénomène rituel. L’« efficacité réelle » du
rite réside dans la production d’intenses moments d’ « effervescence », qui
« dépendent du fait même que le groupe est assemblé, non des raisons
spéciales pour lesquelles il est assemblé » ; le caractère sérieux et vital des
rites tient dans cette seule proximité et ce mouvement des corps assemblés :
« leur premier effet est donc de rapprocher les individus, de multiplier entre eux les contacts et de les rendre plus intimes. Par cela même, le contenu des
consciences change » (Durkheim 1990 : 552, 497).


Par sa filiation maussienne, André Leroi-Gourhan rejoint bien ce second
Durkheim, qui ne rabat pas l’affect sur le psychisme individuel. Sa filiation la
plus profonde est toutefois probablement bergsonienne. Manifeste dans sa
posture critique à l’égard de tout intellectualisme, comme de tout
substantialisme de l’individu ou du social, elle sous-tend son parti pris d’une
pensée du vivant humain, comme à la fois pensée de la genèse et pensée de la
relation, dans laquelle la catégorie du problème remplace celle du besoin
(Douçot 2008). Plus fondamentalement encore, elle éclaire le statut nodal
qu’il accorde à la motricité — et à la rythmicité comme « insertion dans
l’existence ». La philosophie d’Henri Bergson entend en effet opérer une
genèse de l’expérience à partir du mouvement. Si notre présent est
fondamentalement « sensoriel et moteur », pris dans les « nécessités de
l’action », si « tout vivant est un centre d’action et tout état de conscience une
question posée à l’activité motrice », si donc « nous sommes ce que nous
faisons et nous nous créons continuellement nous-mêmes », le meilleur critère
de précision de la pensée consiste pour le philosophe à partir de la corporéité
et du mouvement en tant qu’il se constitue (Bergson 1991 : 370, 624, 717, 500).


La façon dont André Leroi-Gourhan situe la notion de « tendance » au
coeur de son analyse des techniques (1943 : 27, 1945 : 396) renvoie
précisément à cette expansion du mouvement par laquelle l’individu devient
sujet de son milieu. Le caractère problématique de la relation au milieu
découle en effet de la tendance au mouvement, confrontée à la matière. De
même que la notion est introduite « pour exprimer ce qui se situe en deçà de
l’acte technique matérialisé dans les gestes et les instruments » (Ibid. : 326),
de même, la recherche d’un contact efficace est au principe de l’« ethnologie
de la civilisation industrielle » ou « paléontologie du geste » : « il y a dans la
presque totalité des actes techniques la recherche du contact, du toucher »
(1945 : 384-387). Milieu et techniques déploie cette pragmatique du contact,
de l’alliance industrieuse entre la main et le milieu, où le « contact efficace »
engage avant tout la possibilité d’une expansion du mouvement lui-même :
« amplification de notre être moteur », selon la belle expression de Maurice
Merleau-Ponty (1993 : 245). Le souci d’efficacité n’implique ainsi par lui-même
aucun utilitarisme : il s’ordonne au renouvellement et à
l’indétermination de notre puissance d’agir. Le statut de la routine chez André Leroi-Gourhan en témoigne : bien qu’elle permette d’agir
efficacement sur le milieu, elle « existe pour céder », elle n’est jamais qu’un
« fonds précaire » pour une « activité créatrice » (Leroi-Gourhan 1945 : 395,
426). La notion de tendance désigne cette dynamique motrice. Prenons
l’exemple du rouet, dont l’invention marque l’accès au mouvement circulaire
continu. Il ne préexiste pas dans le fuseau, ni n’est préformé dans la tendance
à tordre du fil : « c’est par une illusion commode que nous prêtons à la
tendance l’intention de créer le rouet ». La seule tendance permanente est
celle de l’activité motrice : « tordre du fil plus vite et plus commodément »
(1943 : 252). Et ce désir n’occasionne la production d’une série de médiations
que par autant d’« actes volontaires de création » qui, procédant du désir de
mouvement, en autorisent de nouvelles libérations [13].


Ce statut de la motricité résume le hiatus séparant l’anthropologie de
Claude Lévi-Strauss de celle d’André Leroi-Gourhan : elle autorise au
second la conception pragmatique du symbolisme qui manque au premier
pour se défaire de l’aporie d’une opposition entre utilité et gratuité.
L’opération de « mise en ordre » a bien une valence pragmatique : seule cette
liaison intrinsèque du symbolisme à la motricité et à la rythmicité permet de
saisir la genèse et l’efficacité du symbolique. Il est significatif que Claude
Lévi-Strauss n’approche cette hypothèse que de façon réductrice : le
symbolisme pourrait avoir pour « fonction » de parer à une anxiété de la
pensée devant la réalité. Or nous avons vu que la « paléontologie des
symboles » développée par André Leroi-Gourhan, loin de tout
psychologisme, part au contraire de la formule hominienne ; d’emblée
ouverte sur la socialité, elle n’est pas un besoin intellectuel à parer, mais une
relation au milieu, vitale et problématique, par laquelle l’homme ne cesse de se construire comme « homme global » (1982 : 18). La différence est de taille.
Elle permet de comprendre qu’il n’y ait « d’autre art qu’utilitaire » sans
convoquer le cadre utilitariste d’une orientation en finalité ni un
fonctionnalisme soumettant la figuration à un ordre donné [14]. La
« signification pragmatique » des symboles est, pour André Leroi-Gourhan,
celle de ce « langage émotionnel dont une part des valeurs est d’origine
biologique très générale et dont le cadre de symboles est au contraire
fortement spécifié » (1965a). C’est sur cette efficacité du symbolisme qu’il
nous faut à présent nous pencher pour saisir la conception pragmatique de la
socialité qui oppose si fortement la pensée d’André Leroi-Gourhan à l’analyse
lévi-straussienne de l’origine symbolique du social : la socialité va s’éprouver
dans l’ordre de la motricité — comme celle d’individus en mouvement, en
deçà d’un monde achevé, ou figé par le « conditionnement ».

 De l’efficacité de l’esthétique sociale : une pensée pragmatique

L’efficacité du symbolisme s’énonce chez André Leroi-Gourhan sur un mode
générique. Vecteurs d’une mise en ordre du monde et d’une « sécurité
opératoire », les symboles participent de plain-pied à l’insertion de l’homme
« dans l’existence ». Si leur genèse nous les a présentés comme l’image et
l’extériorisation du mouvement, leur efficience est pour André Leroi-
Gourhan d’ordre « pratique » [15] : ils offrent autant d’appuis à l’activité
humaine dans son souci intrinsèque de création d’un milieu, d’une
« enveloppe rythmique » (1965a : 135). C’est ainsi à la rythmicité du pas, qui
préside à la fois à l’intégration spatio-temporelle et à l’animation de la vie
sociale, qu’André Leroi-Gourhan réfère aussi bien les dispositifs symboliques
assurant la domestication du temps et de l’espace que ceux relatifs
aux rapports d’identification interindividuels, ce vaste espace symbolique de
la reconnaissance :

« Le sceptre, symbole de la puissance royale, la crosse, houlette symbolique de l’évêque, la
chanson d’amour, l’hymne patriotique, la statue matérialisant le pouvoir des dieux, la fresque remémorant les horreurs de l’enfer répondent à des nécessités pratiques
indiscutables. La gratuité n’est pas dans les mobiles mais dans la floraison du langage des
formes » (Ibid. : 207).

La valence pragmatique de l’esthétique sociale, cette pointe symbolique
de la socialité, innerve alors toute la description des symboles de la société :
l’horizon d’une « sécurité opératoire » trace une continuité entre la
« domestication du temps et de l’espace » et les « rapports d’identification
interindividuels ». Abordons successivement ces deux domaines.
La « domestication du temps et de l’espace » est essentiellement une
affaire de rythmes : « les rythmes sont créateurs de l’espace et du temps, du
moins pour le sujet » (Ibid. : 135). Elle désigne le passage d’une rythmicité
naturelle à une rythmicité « régulièrement conditionnée dans le réseau des
symboles calendériques, horaires, métriques » : « À ces rythmes donnés se
superpose l’image dynamique du rythme que l’homme crée et façonne dans
ses gestes et dans ses émissions vocales, puis finalement la trace graphique
fixée par la main sur la pierre ou l’os » (Ibid. : 139, 144). Ancrée dans la
« perception tout animale du périmètre de sécurité, du refuge clos, ou des
rythmes socialisants », elle se déploie à partir du Paléolithique supérieur dans
un dispositif proprement symbolique, substituant à la rythmicité chaotique
du monde naturel celle des cadences et des intervalles régularisés. Créant,
dans l’espace habité et à partir de lui, « un espace et un temps maîtrisables »,
elle est alors pour André Leroi-Gourhan « l’élément principal de la
socialisation humaine, l’image même de l’insertion sociale » (Ibid. : 140, 142).

« Vu par les animaux, l’homme apparaîtrait comme obsédé par le temps et l’espace qui
dominent ses préoccupations sous toutes les formes de sa pensée depuis l’apparition de la
civilisation. Conquête de l’espace, grignotage du temps tissent sa vie pratique, bercent
son rêve philosophique, alimentent son rêve spirituel. Son grand jeu depuis des
millénaires est celui d’organisateur du temps et de l’espace dans le rythme, le calendrier,
l’architecture » (Ibid. : 106-107).

C’est ainsi dans l’élément de la motricité que s’éprouve l’insertion sociale,
donc aussi l’efficacité du symbolisme : « le sujet est inséré socialement dans la
mesure où il déroule ses chaînes opératoires sans heurts, au fil des moments
normaux de l’existence » (Ibid. : 29). De l’exigence proprement vitale d’une
organisation systématique de l’espace habité au réseau rythmique rigoureux
propre à un système social et à une centralisation urbaine développée, le
souci de la rythmicité apparaît au cœur des préoccupations proprement
humaines et des formes de symbolisation. La propriété fondamentale des
villes est ainsi de donner, via le géométrisme et la mesure du temps et de l’espace, « une vision ordonnée de l’univers ». Dès la pensée cosmologique, la
recherche d’une continuité ordonnée entre l’espace urbanisé et le monde qui
l’entoure tend vers ce point où, nous dit André Leroi-Gourhan, « la sécurité
de l’homme est devenue totale puisque tout est expliqué, saisi, fixé » (Ibid. :
166). C’est en ce sens aussi qu’il établit « le caractère hautement symbolique »
de l’art pariétal, attestant au Paléolithique supérieur une « métaphysique
véritable » (1982 : 156). Les grottes ornées sont de véritables « sanctuaires
organisés » pour celui qui étudie, à partir des données tirées de l’intégration
spatiale (proportions, symétrie, perspective) et de l’intégration temporelle
(animation), « l’équilibre régnant entre la majorité des figures », dans leurs
« compositions répétées » et leurs « qualités rythmiques » [16] (1992 : 225, 230,
246).

« Créer une surface artificielle qui isole l’homme comme un cercle magique n’est pas
séparable du fait de pouvoir y faire entrer, matériellement ou symboliquement, les
éléments maîtrisés de l’univers extérieur
, et il n’y a pas une grande distance entre
l’intégration du grenier, réserve de nourriture, et celle du temple, symbole de l’univers
contrôlé […]. Si le tissu de symboles qui recouvre la réalité fonctionnelle des institutions
humaines offre d’une civilisation à l’autre d’aussi extraordinaires coïncidences, c’est
précisément parce qu’il se moule sur des reliefs profonds […]. Ce n’est pas par une sorte de
raffinement intellectuel gratuit qu’une cité est l’image du monde » (1965a : 168, 183).

Il n’est pas en effet de thème plus constant chez André Leroi-Gourhan
que celui de l’« équilibre dynamique entre la sécurité et la liberté », entre les
deux faces de « l’assurance matérielle ou métaphysique » et de « la lancée dans
une exploration efficace » (Ibid. : 171). L’« échappée libératrice », « l’activité
créatrice », supposent « le confort d’une parfaite insertion » (Ibid. : 177, 208).
Les deux visages du rythme sont bien liés : s’arracher à la rythmicité propre à
un milieu, c’est commencer, avec son appui, à organiser la rythmicité d’un
autre. À travers le symbolisme, l’élaboration d’une image cohérente du
monde est alors un trait du comportement humain aussi fondamental que
l’activité manuelle ou le langage. Cette exigence de « confort dans l’activité
créatrice » fait même la continuité du social, entendue comme convention
rythmique, avec ce qu’André Leroi-Gourhan regarde comme le fait le plus
fondamental de l’existence biologique : « l’intégration dans un milieu dont il faut vivre et dans lequel il faut survivre ». Le symbolisme social sous-tend en
effet, avec le déploiement de mouvements rythmiquement adéquats, la
créativité propre à la motricité et l’activité humaine :

« La sécurité opposée à la liberté, c’est aussi l’opposition entre l’ordre et le chaos qui n’est
pas désordre mais promesse d’organisation efficace, c’est l’opposition entre la rythmicité
des opérations quotidiennes et l’évasion dans les opérations exceptionnelles […]. C’est le
même cycle qui joint l’immobilité au mouvement, la sécurité à la liberté, le confort à
l’acquisition, le refuge au territoire » (Ibid. : 172).

C’est sur le même mode qu’André Leroi-Gourhan envisage les « rapports
d’identification interindividuels » : les processus de reconnaissance sociale
qui s’opèrent essentiellement à travers la parure, les attitudes et le langage.
Permettant de situer et d’identifier chacun, autorisant « la prise de contact et
l’usage approprié des attitudes et du langage », la parure et le vêtement ont à
ses yeux une valeur plus pragmatique que protectrice, au sein même des
espèces animales [17] : l’espèce humaine se singularise par le raffinement
intellectuel qui lui permet « d’accumuler les symboles de séduction ou
d’effroi ». En ce sens, la parure constitue pour André Leroi-Gourhan « une
tendance » (1943 : 27). Les attitudes et le langage viennent alors compléter la
reconnaissance et organiser le comportement de relation.


C’est cette dimension pragmatique de l’uniforme de gestes, de formules
et de traits vestimentaires que chacun endosse en tant qu’il appartient à un
groupe, à une culture déterminée, qui intéresse André Leroi-Gourhan et le
prévient de tout sociologisme. La valeur pragmatique des normes sociales et
des traits culturels prévaut — d’un point de vue à la fois analytique et
génétique — sur leur valeur contraignante : c’est en permettant des contacts
effectifs d’une part, en représentant l’unité du groupe de l’autre, qu’ils sont
décisifs pour « l’insertion » de chacun et la « saveur de la proximité » (1965a :
61) qui fait la substance même de la « survie ethnique ». Inaccessibles aux
formes langagières, les harmonies propres à la réalité de l’ethnie ne se prêtent
qu’à une « perception identificatrice » [18]. Si André Leroi-Gourhan définit bien le style ethnique comme « la manière propre à une collectivité d’assumer et de
marquer les formes, les valeurs et les rythmes », cette socialité instituée n’est
donc jamais appréhendée pour elle-même, mais bien toujours en sa qualité
d’appui pragmatique, en son lien intrinsèque à la motricité et à l’activité
humaine. La valeur pragmatique des symboles sociaux et des « attitudes
collectives très caractéristiques » est donc du même ordre que celle du
rassemblement des corps et de l’effervescence durkheimienne : ils autorisent,
au ras de l’esthétique physiologique ou fonctionnelle, un sentiment
d’« insertion dans l’existence », et avec elle le déploiement « sans heurts »
d’une activité créatrice.

 Le social comme « charnière »

S’étendant de la rythmicité physiologique aux « symboles » de l’esthétique
sociale, le « social » revêt donc chez André Leroi-Gourhan le statut d’une
« charnière ». La formule est explicite :

« Le social occupe la situation de charnière à un double titre. D’une part les opérations
sociales offrent toute la gamme des fréquences de pratique et une stylisation qui va du
geste machinal de boutonner son vêtement pour avoir une tenue correcte jusqu’au
cérémonial des réceptions de chefs d’État ; d’autre part elles offrent une gradation des
niveaux de machinalisation qui s’étend du physiologique dans les attitudes du corps par
exemple jusqu’au symbolisme abstrait dans le maniement des chiffres ou du calendrier »
(1965a : 93).

Le statut accordé à la rythmicité, au-delà des dichotomies classiques
nature/culture, individu/société, physiologique/social, s’étaye sur la valeur
sociale de l’affect. André Leroi-Gourhan se rapproche ici de Gilbert
Simondon, écrivant — dans une même critique du psychologisme et du
sociologisme —, qu’il y a « du collectif quand une émotion se structure » et
que la stabilité affective est « un caractère de l’être individuel qui est déjà du
social » [19]. L’« insertion affective » de chacun s’appuie ainsi autant sur le
« réseau artificiel » qui englobe les jours et les distances en une trame spatiotemporelle,
que sur les artifices de la séduction. De même, si la guerre, la
prise de position hiérarchique et l’amour suffisent à conditionner « le décor vestimentaire de tous les peuples », c’est que le vêtement participe de
l’insertion de chacun, plus qu’il n’est contraint par une appartenance. La
socialité ne s’autonomise en ce sens jamais chez André Leroi-Gourhan de la
créativité des « fonds physiologiques et fonctionnels ». Ce serait risquer de
perdre la perspective paléontologique :

« Il pourrait suffire de considérer la figuration comme base de l’esthétique, et d’admettre
que, par exemple, si la notion de confort physique est différente au Japon et en Chine, ce
n’est pas pour des causes physiologiques, mais parce que les normes sociales et artistiques
impriment aux individus des attitudes dans lesquelles l’accoutumance se traduit par des
sensations de confort. On pourrait de même considérer que l’esthétique du geste de
politesse n’a pas pour fondement la cohésion sociale, mais qu’elle est le reflet d’une
certaine imagination du comportement éduqué, imagination qui trouve son modèle dans
l’art cérémoniel, l’individu jouant son rôle d’homme poli. On perdrait, à procéder ainsi, la
perspective paléontologique » (1965a : 84).

La confrontation avec Claude Lévi-Strauss s’opère ici terme à terme. Ce
dernier écrit en effet :

« Chaque homme ressent en fonction de la manière dont il est permis ou prescrit de se
conduire. Les coutumes sont données comme normes externes, avant d’engendrer des
sentiments internes, et ces normes insensibles déterminent les sentiments individuels,
ainsi que les circonstances où ils pourront, ou devront, se manifester » (Lévi-Strauss
1962 : 105).

« La formulation psychologique n’est qu’une traduction, sur le plan du psychisme
individuel, d’une structure proprement sociologique » (Lévi-Strauss 1950 : XVI).

Si sa réévaluation de la rythmicité conduit André Leroi-Gourhan à
penser le social comme une « charnière », c’est bien une autre
conceptualisation de la socialité, et de l’action elle-même, qui est engagée.
Pragmatique, elle se donne en une co-genèse de la socialité et de la motricité humaine.



Par sa réévaluation de la rythmicité, André Leroi-Gourhan reconduit
l’anthropologie aux dimensions de l’affect et de la corporéité, avant celles du
pouvoir et des normes sociales. Considérant les problèmes classiquement
durkheimiens du « groupement des hommes » et de « l’insertion dans
l’existence », il les saisit depuis une esthétique du mouvement : loin de référer
l’activité humaine aux normes et aux façons d’agir propres à un collectif
institué, exerçant une contrainte déterminante sur l’agir individuel, il part de son déploiement incarné [20] et opère une genèse du social dans la motricité. Si
du commun affleure, c’est à partir de la « mémoire motrice » et de la rencontre
entre des individus en mouvement. Saisir dans la création et l’équilibre
rythmique l’étoffe même de la socialité engage ainsi les théories du « social » à
passer d’une topique de la contrainte à une topique de l’attachement. C’est en
comptant la relation incarnée de l’homme à son milieu au nombre des
« activités relationnelles humaines » que l’anthropologie peut penser la genèse
de la socialité [21].


Appréhendée depuis la rythmicité, la socialité se présente alors comme
une « insertion dans l’existence » qui, de ses formes éruptives aux plus
symboliques, trame l’appui pragmatique de toute exploration efficace, de
toute activité créatrice. La pensée d’André Leroi-Gourhan ouvrirait-elle alors
sur un cercle ? La motricité nourrirait l’insertion sociale, laquelle s’offrirait en
retour comme son nécessaire appui. Ce n’est pas le cas car c’est au niveau de
la motricité que se nouent attachement et création. Cette conceptualisation
de la socialité engage alors un retour sur l’activité elle-même. Si les valeurs
s’entendent chez André Leroi-Gourhan comme des préférences générales
fondées sur l’émotion, celle-ci est toujours émotion de créer. Plutôt que
simplement choisies, délibérées, ou même apprises, elles apparaissent
comme le produit d’une relation incarnée et créative à un domaine de réalité :
« le sens de la valeur est celui de l’auto-constitution du sujet par sa propre
action » (Simondon 1989 : 255-256). Tout le propos d’André Leroi-Gourhan
s’ordonne à ce souci d’une création rythmique regardée comme le lieu même
de la « libération individuelle ».


Sa réflexion sur la centralité du rythme dans la genèse des valeurs et des
modes d’existence humains ouvre aussi sur une analyse du devenir
contemporain des formes de rythmicité. André Leroi-Gourhan fait ici
montre d’un certain pessimisme. Il pointe un « danger » : la disparition de
toute création rythmique, annihilée par un « conditionnement social
pratiquement total » et l’assujettissement des individus à une « grille dans
laquelle ils seraient bloqués » (Leroi-Gourhan 1965a : 201). Cette
« extériorisation du symbolisme social » (Ibid. : 200) poursuivrait le processus par lequel l’homme a peu à peu extériorisé ses facultés dans des organes
artificiels, en une série de libérations successives (Ibid. : 50-52). Quand
l’Homo sapiens, ayant fini de s’extérioriser, se trouvera « embarrassé par cet
appareil ostéo-musculaire désuet, hérité du Paléolithique », il sera alors « près
de la fin de sa carrière » : « comment ce mammifère désuet, avec les besoins
archaïques qui ont été le moteur de toute son ascension, continuera-t-il de
pousser son rocher sur la pente s’il ne lui reste un jour que l’image de sa
réalité ? » (Ibid. : 266). L’homme qui serait radicalement coupé de toute
« réalité », réduit à recevoir passivement « sa part de vie collective » et sa
« ration émotionnelle », à satisfaire son exigence d’appartenance à travers les
« boîtes magiques » — la « fenêtre de la télévision », les « lèvres du
transistor » — qui lui présentent « le jeu de quelques représentants
conventionnels » [22], perdrait en effet l’un de ses attributs spécifiques : « le
privilège individuel de la création matérielle et symbolique » (1965a : 202-205). Cet appauvrissement corrélatif du symbolisme et de la création rythmique
rejoint le lien étroit établi entre le devenir de la motricité humaine et celui des
formes de symbolisation [23].


Mais cette inquiétude ne doit-elle pas se lire plutôt comme un
raisonnement par l’absurde ? Elle montrerait alors qu’une « vie sociale
purement figurée » et venant sans à-coups se substituer à « une vie sociale
réelle » n’est qu’une vue de l’esprit. Sauf mutation de l’espèce, l’incarnation
humaine est là en effet, qui rend aussi inconcevable un symbolisme social
coupé de sa source vivifiante qu’une extinction de toute création rythmique
« personnelle ». La rythmicité connaîtrait plutôt des déplacements. André
Leroi-Gourhan prend le parti d’un individu « socialisable à l’infini », quel que soit le caractère artificiel ou technicisé de son environnement : « il vaut mieux
jouer sur l’homme » (Ibid. : 267).
La sociologie et l’anthropologie du travail montrent l’actualité de cette
interrogation. Confrontées à des activités de plus en plus équipées en
« technologies intellectuelles », loin des figures classiques du travail
mécanique et du métier artisanal (Pillon & Vatin 2007, Bidet 2006) ou de la
« motricité industrielle » (Leroi-Gourhan 1965a : 59), elles ré-ouvrent
aujourd’hui la question de la technicité, après celle du langage [24]. Les apports
de la tradition française d’anthropologie technique ne sont pas ici sans
parenté avec ceux de la tradition pragmatiste américaine. Si les liens entre la
philosophie pragmatiste et l’anthropologie culturelle ont connu un
éclaircissement récent, ceux qu’elle entretient avec l’anthropologie technique
restent à explorer.



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Notes

[1Cette œuvre, et plus généralement la tradition française d’anthropologie technique (notamment Marcel Mauss et Gilbert Simondon), constituent depuis une dizaine d’années l’une des principales références du
renouveau des théories sociologiques de l’action et des approches de l’activité (Schwartz 1988, 2001 ; Latour 1991 ; Breviglieri 1993 ; Thévenot 1994 ; Dodier 1995 ; Clot 1995 ; Kaufmann 1997, 2001 ; Bidet 2001).

[2Dans ce volume, des titres de chapitres ou sections font explicitement référence à la question du rythme : « Les
fondements corporels des valeurs et des rythmes », « Les rythmes », « Le rythme figuré » (1964 : 95, 135, 216).

[3B. Karsenti souligne combien la conceptualisation développée par A. Leroi-Gourhan ne peut se comprendre
hors de « l’inversion méthodologique accomplie dans le cadre inaugural de la sociologie de M. Mauss » et son
parti pris d’adopter pour centre « l’espace corporel », « l’élément du physiologique » et les « montages physiopsycho-
sociologiques » qui trament l’existence concrète de l’homme (1998 : 228). Par « homme total », Mauss
entend en effet le caractère indissociable chez l’homme du physiologique, du psychologique et du social. Par
l’expression de « techniques du corps », il désigne le corps comme le premier et le plus naturel instrument de
l’homme, un instrument dont les usages ne sont toutefois pas naturels mais bien l’objet d’un apprentissage.

[4Comme chez G. Simondon, et en une même filiation bergsonienne, il s’agit moins de penser une
« morphologie » qu’une « énergétique humaine », moins du social substantifié que la dynamique même de la
formation et de la transformation des groupes humains (Simondon 1989). Ce qui fonde cette pensée de la
genèse est une attention fondamentale au caractère problématique du vivant – soit à la catégorie de problème,
qui remplace à partir de H. Bergson celle du « besoin » dans la pensée du vivant (Douçot 2008).

[5Elle anime « l’axiomatique ouverte des problèmes vitaux », selon la formulation de G. Simondon (1989) : le vivant, défini comme « être problématique », se caractérise par sa capacité d’ « individuation permanente ».

[6A. Leroi-Gourhan regroupe dans la catégorie des australanthropes les premiers anthropiens. Identifiés en
Afrique entre la fin du tertiaire et le début du quaternaire, ils sont les premiers à présenter la forme qu’il
caractérise comme proprement hominienne.

[7Ce sens de la notion de valeur est celui couramment utilisé par les épistémologues de la biologie
(Canguilhem 1988).

[8Comme celle des grottes ornées, l’esthétique des statuettes paléolithiques est rapportée à « une intégration
rythmique relativement heureuse ». Le chercheur s’emploie à expliciter les « formules rythmiques » et les
mécanismes de cette « suggestion rythmique » : sur quoi repose le sentiment d’« équilibre », de « cohérence »,
« l’impression d’harmonie » éveillé par ces figurines, donc leur « valeur esthétique » ? Si le statisme des figures
le conduit ici à « limiter le problème du rythme aux lignes de construction principales et aux proportions », il
voit dans le cadrage et les intervalles isométriques les deux principaux « éléments rythmiques de la statuaire
primitive » — probablement inexplicites mais essentiels (Leroi-Gourhan 1970 : 661, 672).

[9C. Lévi-Strauss s’est peu à peu démarqué du modèle linguistique auquel il avait initialement souscrit pour lui
préférer le modèle musical, seul à même d’offrir une compréhension de cette action immédiatement sensible
qui fait l’efficace et la jouissance des mythes (Hénaff 1991 : 240).

[10Là réside une condition de toute pensée de la rythmicité et des rythmes (Duflo 1996).

[11Le problème peut être formulé en ces termes : si l’élément du symbolique est celui de l’affect, s’il est une
genèse symbolique du social, comment refuser de penser la dimension proprement affective du social ?

[12J. Goody a livré une profonde critique des nombreuses dichotomies qui structurent l’oeuvre de C. Lévi-
Strauss. Nous ne pouvons qu’y renvoyer le lecteur. Rappelons que C. Lévi-Strauss définit le symbolisme comme
une opération intelligible réalisée à même le donné sensible (Goody 1979).

[13Les notions d’invention et d’activité créatrice sont omniprésentes chez A. Leroi-Gourhan (ainsi 1945 : 395-
401). Contrairement à la critique menée par B. Latour, son ambivalence est patente à l’égard de la notion
d’invention technique : souhaitant « éviter tout ce qui peut prendre une couleur de théorie d’évolution
technique », A. Leroi-Gourhan insiste, entre le rouet et le fuseau, sur « la place d’une invention, c’est-à-dire d’un
acte volontaire de création ». Mais, affirme-t-il simultanément, « on ne connaît le nom d’aucun des inventeurs ».
Par la notion de « milieu technique », il fait valoir le caractère distribué des schèmes techniques et
corrélativement « la pauvreté relative » en formes techniques originales : de ce second point de vue, la vérité
est alors à rechercher dans la continuité de l’effort technique et les influences réciproques qui caractérisent ce
milieu : « on n’invente le rouet ou on ne l’emprunte que si l’on est en l’état de l’utiliser ». Ainsi par exemple, « 
la roue de voiture est une révolution technique inaccessible d’emblée, c’est un élément dans l’ensemble auquel
participent aussi bien le rouleau à faire glisser des pierres que le tour de potier, le rouet, la roue hydraulique et
il est peu vraisemblable que sans aucun de ces derniers appareils un char surgisse du plus ingénieux des
cerveaux. L’invention du char s’est faite dans un monde déjà bien préparé » (1943 : 40, 253, 103, 320, 140).

[14A. Leroi-Gourhan se défend d’ailleurs de tout fonctionnalisme (1982 : 17).

[15Nous préférons pour notre part l’adjectif « pragmatique » (également utilisé comme synonyme par A. Leroi-
Gourhan [1965a : 208]), qui s’oppose mieux à la tendance ordinaire, que A. Leroi-Gourhan ne cesse lui-même
de repousser, à référer immédiatement l’adjectif « pratique » à l’ordre « matériel » ou « utilitaire » des « besoins
de la survie matérielle » (2001 : 5).

[16Une attention toute particulière est portée au pictogramme : « figure ou groupe de figurées coordonnées
dans un réseau spatial et évoquant le temps et l’action par la figuration de mouvements significatifs » (1992 :
275). Dans le mythogramme, plus largement représenté, les éléments sont en effet simplement juxtaposés,
sans référence au temps et à l’espace ; dans l’idéogramme, les figures sont réduites à quelques traits ou à un
tracé géométrique.

[17« Ce qui fait la valeur humaine des insignes et des attitudes est leur lien avec la spéciation ethnique et non
leur nature » ; « La reconnaissance sociale tient fort près des codes qui permettent aux oiseaux d’établir leurs
rapports sur des signes de plumage. Mais déjà la frontière est tracée entre l’espace vécu du blaireau et l’espace
construit symboliquement par l’homme, entre la parure du coq de bruyère et l’uniforme symbolique de
l’officier supérieur, entre le chant du rossignol et la mélodie sentimentale. Pour l’homme il s’agit de
comportements vécus à travers le filtre des images et s’il est nécessaire de sentir qu’ils naissent aux niveaux
profonds, il deviendrait inutilement paradoxal de les y maintenir » (1965a : 197, 119).

[18Sur ce statut du langage, cf. aussi « Ethnologie et esthétique » (Leroi-Gourhan 1982).

[19« C’est au niveau des thèmes affectivo-émotifs, mixtes de représentations et d’action, que se constituent les
groupements collectifs. Les véhicules de cette communauté affective sont alors les éléments non seulement
symboliques mais efficaces de la vie des groupes : régime des sanctions et des récompenses, symboles, arts,
objets collectivement valorisés ou dévalorisés » (Simondon 1989 : 100).

[20Des deux figures de la pratique présentes chez M. Mauss, A. Leroi-Gourhan n’en reprend qu’une (Thévenot 1999).

[21Selon l’expression de G. Simondon, estimant que c’est « l’être comme relation qui est premier et qui doit
être pris comme principe » de toute étude de l’homme (Simondon 1989).

[22L’ironie et l’outrance ne préviennent pas complètement le passéisme porté par la vivacité de son
inquiétude : ces hommes « assistent non pas à une cérémonie villageoise mais aux réceptions des grands de ce
monde, ils assistent non plus au mariage de la fille du boulanger, mais à celui des princesses ; les équipes de
football sont les meilleures du continent et ils disposent du meilleur angle de vision. Les neiges du Canada, les
sables du désert, les danses papoues, les orchestres du meilleur jazz ruissellent sur eux par les ouvertures de
boîtes magiques […]. La multitude, elle, ne chantera plus aux noces, ne suivra plus la retraite aux flambeaux :
dans ses courtes promenades, elle peut déjà éviter le contact direct avec le chant des oiseaux en forçant un peu
le ton du transistor ». Et d’imaginer dans dix générations les « stages de renaturation dans un parc » où le
« créateur de fictions sociales » sera placé pour s’essayer à « retourner un coin de terre », à « jouer une noce », à
« vendre des choux à d’autres stagiaires sur un petit marché », à « organiser des visites de voisinage », ou pour
réapprendre « à confronter les très vieux écrits de Flaubert à la réalité maigrement reconstruite » (1965a : 202-
203).

[23« L’imagination est la propriété fondamentale de l’intelligence et une société où la propriété de forger des
symboles s’affaiblirait perdrait conjointement sa propriété d’agir » (Leroi-Gourhan 1964 : 296).

[24Nous faisons ici référence aux travaux menés depuis plus d’une quinzaine d’années par le réseau « Langage
et travail ». Sur la question de la technicité, voir notamment l’ouvrage collectif (Bidet 2006 ; et 2007).

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