Synchronisations, désynchronisations : nouvelles temporalités des territoires

Article publié le 8 juillet 2019
Pour citer cet article : , « Synchronisations, désynchronisations : nouvelles temporalités des territoires  », Rhuthmos, 8 juillet 2019 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article2411

Ce texte est l’introduction du nouveau numéro de la revue Espace, Populations, Sociétés – 2019-1. Nous remercions Dominique Royoux de nous l’avoir signalé.


Depuis le début des années 2000, la fragmentation des rythmes sociaux s’impose comme un phénomène affectant en profondeur les modes de vie des populations occidentales. Du point de vue des temporalités sociales, les appareils, les individus, les institutions semblent fonctionner de façon plus en plus autonome [Taylor, 1989 ; Gergen, 2000] et selon un rythme de plus en plus « personnalisé » [Rosa, 2018]. On assisterait à un phénomène de désynchronisation généralisée des temporalités quotidiennes et hebdomadaires : développement de l’ouverture des commerces le dimanche et la nuit [Boulin & Lesnard, 2018], diversification des ARTT [Faivre, 2005], horaires de travail atypiques [Algava, 2014], raccourcissement de la pause-déjeuner [Hubert et al., 2012], allongement du temps de déplacement quotidien [Zilloniz, 2015]… La synchronisation des rythmes sociaux qui segmentaient assez spontanément le quotidien à l’ère industrielle seraient aujourd’hui en train de se disloquer au profit d’une diversification accrue des pratiques.


Cependant lorsqu’on regarde les situations d’un point de vue territorialisé, les constats sont beaucoup moins univoques que ce que laissent apparaître les statistiques moyennes observées à l’échelle nationale et les grands récits qui peuvent y être associés [Korsu, 2017]. A titre d’exemple, on observe en Île-de-France que l’accroissement de la part de salariés pouvant choisir leur horaire de prise de poste – c’est-à-dire l’autonomisation des horaires de travail – s’est accompagné d’une synchronisation accrue des arrivées au travail au moment de l’heure de pointe [Munch, 2019].


Si des lectures si dissemblables du présent peuvent être suggérées, c’est que les évolutions en cours sont complexes, emmêlées, entretenant nombre d’ambivalences et de paradoxes [Bouffartigue, 2012]. Dans ce présent composite, le démantèlement juridique incontestable des 35 heures, la flexibilisation grandissante des horaires de travail, sont autant d’assouplissements de rythmes collectifs qui sont aussi bien mobilisés pour s’offrir sporadiquement des marges de manœuvre individuelles que pour recréer avec parfois plus d’intensité des mécanismes de synchronisation permettant la vie en société. L’intérêt scientifique de ce numéro spécial se positionne précisément à cet endroit : il s’agit de rendre compte de façon nuancée et territorialisée des mécanismes de synchronisation, désynchronisation et resynchronisation des pratiques des populations.


Aujourd’hui, s’il reste périlleux d’avancer que la synchronisation des activités s’est complètement disloquée, on peut certainement considérer qu’elle s’opère de façon différente, à un niveau plus désagrégée. Les individus ne sont plus forcément receveurs d’ordres temporels préalablement segmentés et notamment matérialisés par les sonneries (d’usine, d’église, d’école…). Ils deviennent eux-mêmes gestionnaires de la coordination des activités à de leur vie quotidienne. Populations et territoires sont affectés, traversés, bouleversés par l’équilibre balbutiant entre maîtrise individuelle et collective des temps de vie et de travail, des temps d’études, des temps de consommation et de loisirs, des temps de ressourcement de soi.


Pour tenter d’y répondre, sans doute de manière partielle, les quinze dernières années ont été marquées par l’essor plus vigoureux des politiques publiques du temps dans le champ institutionnel des collectivités territoriales. Si les analyses et les actions attribuées aux bureaux des temps sont aujourd’hui nombreuses [Royoux et al., 2013 ; Mallet, 2014], elles pourront néanmoins, avec le recul, trouver un intérêt opérationnel dans ce numéro investiguant à sa manière le chemin des possibles entre la conciliation collective et la coordination individuelle des temps quotidiens.


Les articles sont regroupés selon quatre entrées permettant d’observer des mécanismes de synchronisation/désynchronisation appliqués à différents objets de recherche en aménagement :


  • Les mobilités quotidiennes ;
  • Les pratiques de la ville dans les espaces touristiques ;
  • Les espaces de vie et les emplois du temps de travailleurs migrants ;
  • Le partage des places piétonnes et leur politique d’aménagement.


La première entrée rassemble trois communications. Au sein de la première, Patricia Lejoux et Pascal Pochet montrent, à partir de l’exploitation des données mobilisées sur l’ex-région Rhône-Alpes, le caractère de plus en plus individuelle des pratiques de mobilité, lié notamment à la multiplication des ancrages professionnels (20 % des actifs de la région ne travaillent pas dans un lieu fixe et régulier). L’auteure et l’auteur montrent, par ailleurs, la double dissociation, au sein du monde du salariat : d’un côté, les navetteurs de longue distance entre leur lieu de travail et leur domicile, aux revenus aisés, privilégient leurs déplacements en train tandis que de l’autre côté, les actifs ancrés dans la proximité sont tributaires de leurs automobiles. Mais cet aspect cache une autre différenciation : la désynchronisation du temps de travail freine l’investissement des hommes dans les activités hors-travail, rejetant, de fait, cette responsabilité à l’autre sexe, pour qui la conciliation des temps sociaux se fait par l’usage permanent de la voiture de la famille.


A l’inverse, en Île-de-France, Emmanuel Munch fait le constat d’une synchronisation accrue des déplacements durant l’heure de pointe du matin alors que les horaires de travail se flexibilisent. Pour expliquer la persistance du phénomène d’heure de pointe dans un contexte d’individualisation des horaires de travail, l’auteur met en avant le poids des contraintes des couplages (horaires des écoles, horaires de la première réunion) et des préférences individuelles (synchronisation familiale et amicale en fin d’après-midi). Mais l’apport le plus original de l’article est certainement celui concernant le poids du contrôle social au travail qui dissuade les salariés d’adopter des horaires de prise de poste considérés comme tardifs. Sur le plan théorique, à mi-chemin entre la géographie et la sociologie du temps, ce résultat plaide pour un décloisonnement disciplinaire et un assemblage des modèles décrivant les phénomènes d’heure de pointe. Sur le plan opérationnel, en dévoilant les entrelacs organiques de la synchronisation au travail, Emmanuel Munch ouvre également des pistes opérationnelles pour désaturer les transports à l’heure de pointe du matin.


Et c’est bien le même débat sur la recherche de « marges de manœuvre » au sein d’emplois du temps contraints qu’étudie Julie Chrétien auprès d’actifs occupés et étudiants. Elle montre comment leurs pratiques d’achats et de loisirs nécessaires à la vie quotidienne, se « glissent » dans leurs agendas, pour préserver la vie de famille. Elle différencie les profils de familles qui habitent près de leur lieu de travail et qui privilégient l’improvisation pour faire des achats à horaires irréguliers et celles qui gèrent ce type de tâches de manière très planifiée intégrant les temps plus longs de déplacement.


Une deuxième entrée s’attache à analyser la co-présence des habitants d’une ville ou d’un territoire local avec des touristes : Annie Ouellet a choisi la ville de Sarlat et Elsa Martin, celle d’Albi, pour évoquer les modalités de « partage » de l’espace public dans les villes touristiques. Les deux auteures aboutissent à un constat de dissociation spatiale plutôt qu’à un partage des espaces-temps entre les deux catégories de populations. Dans le cas de Sarlat, Annie Ouellet montre une appropriation différenciée, pendant la saison touristique, entre une partie occidentale de la ville que fréquentent les touristes et la partie orientale investie par les habitants permanents qui s’y retrouvent régulièrement même s’ils n’y résident pas. Par contre, les travailleurs saisonniers ne peuvent pas faire ce choix et cohabitent avec les touristes en journée tout en occupant les campings et les locations de la périphérie.


La distance spatiale, sociale, temporelle relevée par Elsa Martin à Albi va dans le même sens. C’est bien d’évitements dont il est question, ou plutôt d’une « acceptation raisonnée » entre les touristes et les habitants, plutôt que de véritables conflits d’usages. Mais pour que l’usage spatial de la Cité Episcopale d’Albi soit aussi possible pour les habitants locaux, il a fallu réduire le temps de visite des touristes, au risque d’en donner un contenu plus superficiel.


La troisième thématique abordée dans ce numéro a trait aux pratiques spatio-temporelles des migrants : des professionnels pratiquant de grandes distances dans le cas analysé par Martin Simard au Québec, des actifs partageant le temps et l’espace domestique d’un foyer de migrants en région parisienne dans l’analyse proposée par Laura Guérin. Martin Simard met en avant les effets déstabilisants pour la vie de famille de cette forme singulière de désynchronisation temporelle même si elle s’accompagne d’avantages financiers. Il souligne aussi la persistance des représentations distantes qu’expriment toujours ces « navetteurs blancs » à l’égard des populations autochtones du nord du Québec où ils viennent travailler.


En prenant appui sur les transformations à l’œuvre au sein d’un foyer de migrants, Laura Guérin s’attache à analyser le modèle de co-présence de cet espace-temps de la vie collective où cohabitent des personnes originaires d’Afrique sub-saharienne et dont l’espace collectif de résidence a été transformé en studios individuels. Elle montre les effets de ce changement spatial et social vis-à-vis de travailleurs aux horaires décalés. Laura Guérin insiste notamment sur les « tactiques » des résidents pour préserver leur temps personnel, ce que la nouvelle organisation ne permet pas car elle n’a pas intégré les us et coutumes des habitués du lieu.


La quatrième entrée de ce numéro est consacrée aux formes d’appropriation qu’exercent les habitants des villes sur leurs cadres de vie et les modes d’organisation saisis par les autorités publiques locales pour les favoriser. Emmanuele Giordano et son équipe, à l’appui d’exemples localisés à Montpellier et à Bologne, analysent les pratiques urbaines nocturnes et les régulations de l’espace public qui en découlent. Les auteurs considèrent que la réduction des conflits passe par un aménagement plus réfléchi des espaces publics dont les dimensions physique, sociale, culturelle, influencent les pratiques nocturnes, plutôt que par une réponse coercitive des pouvoirs publics, en matière de contrôle et de réduction de l’accès au public.


De son côté, Dounia Cherfaoui, en détaillant précisément les formes d’appropriation des populations sur différentes places d’Alger, révèle les différences d’approche entre celles et ceux qui utilisent quotidiennement ces espaces et les aménageurs. L’auteure préconise de prendre en compte des critères de distinction des populations pour répondre à leurs souhaits d’un aménagement des places plus conformes à leurs pratiques : le genre, l’âge, les modes de déplacements, les modes de déambulation, lente ou rapide. Elle préconise un aménagement volontairement genré de l’espace public comme réel principe de mixité, pour assurer la sécurité et le confort des femmes et aussi des jeunes, pour leur permettre de faire du sport sur les places publiques. D’une manière générale, elle regrette des logiques d’aménagement plus orientées sur la valorisation esthétique des places plutôt que de favoriser des aménagements incrémentaux correspondants à des usages reconnus par les populations.


D’autres publications devront suivre pour continuer d’approfondir le thème des effets socio-spatiaux des formes contemporaines de (re-)synchronisation. En particulier, elles pourront s’attacher aux rôles des acteurs qui les subissent, ou qui agissent face à ce marqueur d’inégalités croissantes en inventant de nouvelles formes de concertation collective.


BIBLIOGRAPHIE


ALGAVA Élisabeth, 2014, « Conditions de travail. Reprise de l’intensification du travail chez les salariés », DARES ANALYSES, Juillet 2014, n° 49.


BOUFFARTIGUE Paul, Temps de travail et temps de vie. Les nouveaux visages de la disponibilité temporelle, Paris, PUF, coll. « Le travail humain », 240 p.


BOULIN Jean-Yves, LESNARD Laurent, 2017, Les batailles du dimanche, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 267 p.


FAIVRE Emmanuel, 2005, « Réduction du temps de travail et nouvelles temporalités de mobilités en France : un nouveau défi pour l’organisation des modes de transport », Mobilités et temporalités : colloque de l’AISLF – mobilités spatiales et fluidités sociales, mars 2004, Bruxelles.


GERGEN, K., 2000, The Saturated Self. Dilemnas of Identity in Contemporary Life, New York, Basic Books, 320 p.


HUBERT Jean-Paul, MADRE Jean-Loup, MEISSONNIER Joël, ROUX Sophie, 2012, « La pause méridienne : un facteur clé de l’évolution de la mobilité en France depuis 35 ans », Economie et statistique, n°457-458, pp. 35-55.


KORSU Emre, 2017, La ville a hétérogénéité diffuse. Manières de vivre plurielles, tendances socio-urbaines composites et marginales, Mémoire d’habilitation à diriger des recherches, Université Paris-Est, 322 p.


MALLET Sandra, 2013, « Aménager les rythmes : politiques temporelles et urbanisme », EspacesTemps.net.


MUNCH Emmanuel, PROULHAC Laurent, 2019, « Le paradoxe de l’heure de pointe et des horaires de travail flexibles », Territoires en Mouvement, n°42 – 2019.


TAYLOR Charles, 1989, Sources of the Self, Harvard, Harvard University Press, 624 p.


ROSA Hartmut, 2018, Résonance : une sociologie de la relation au monde, Paris, La Découverte, 536 p.


ROYOUX Dominique, VASSALO Patrick, 2013, Urgences temporelles, Paris, Syllepses, 300 p.


ZILLONIZ Sandra, 2015, « Les temps de déplacement entre domicile et travail », DARES ANALYSES, Novembre 2015, n° 81.

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