- Vie et catégorie
- Le caractère rythmique du vivant
- De la catégorialité à la modalité. La vie comme intensité : Spinoza
- Repenser le social par l’intermédiaire du végétal : Jean-Jacques Rousseau
- Vitalité et socialité
- La vie du terrain. Des faits sociaux au faire social
- Anthropologie structurale et anthropologie modale
Ce texte a déjà paru dans Le Social et le Sensible, Paris, Éd. Téraèdre, 2005. Nous remercions François Laplantine de nous avoir autorisé à le reproduire ici.
Nous nous proposons dans cet article d’esquisser une confrontation entre une pensée de la vie et une pensée du social. Une telle confrontation s’avère problématique et délicate. Assez souvent soit elle risque de tourner court parce que l’on estime qu’il y a une incompatibilité de paradigmes, soit à l’inverse on croit pouvoir parvenir, mais de manière athéorique ou insuffisamment théorique, à une réconciliation pure et simple entre les deux horizons de connaissance.
Pour nous engager dans cette confrontation, il convient au préalable de s’entendre sur les mots et particulièrement sur le mot vie, « mot à tout faire » ainsi que le notait en 1978 Roland Barthes dans un de ses cours au Collègue de France [1]. Nous allons par souci de clarté, procéder à un certain nombre de distinctions : la vie et le vivant, le vivant et le vécu, l’expérimentation et l’expérience, la catégorie et l’énergie.
1. Les Grecs anciens n’avaient pas un seul terme mais deux pour désigner la vie : zoé et bios. Zoé signifie le fait de vivre commun à tous les vivants : les végétaux, les animaux, les hommes mais aussi les dieux. Bios, quant à lui, s’attache à définir les manières de vivre, les modes de vie, les formes de vie et notamment les formes de vie sociale. Zoé (la vie) est une notion beaucoup plus unitaire et aussi beaucoup plus universelle que bios qui désigne le vivant, mais à travers le vivant, les vivants. Bios, me semble-t-il, davantage que zoé, introduit du multiple et du divers dans l’idée de vie.
2. Une seconde distinction est susceptible de nous aider et elle nous est fournie cette fois par la langue allemande qui différencie das leben et das erleben. Das leben signifie la vie, mais la vie sans conscience : les animaux vivent, mais ne pensent pas ce qu’ils vivent, du moins le suppose-t-on. Das erleben est utilisé, quant à lui, pour désigner le vécu, c’est-à-dire selon l’expression de Dilthey « la vie qui saisit la vie », qui est susceptible non seulement de la penser mais de l’éprouver par opposition à l’entendement, lequel, selon l’auteur de l’Introduction à l’étude des sciences humaines, n’écoute pas la vie, se détourne de l’énergie au profit de la catégorie.
3. C’est cette dernière distinction qui va retenir maintenant, et beaucoup plus longuement, notre attention. La pensée de la catégorie – dans laquelle s’est formée l’anthropologie – différencie la vie végétale, la vie animale et la vie humaine. Elle procède à la décomposition de « règnes » et dans le règne animal distingue les bipèdes, les quadrupèdes, les oiseaux, les poissons et les reptiles, ce qui ne va pas, notons-le, sans poser la question des autruches qui depuis le début des systèmes classificatoires européens, répugnent toujours à entrer dans l’une de ces classes.
Vie et catégorie
Les mérites de la pensée catégorielle ne sont pas à démontrer. Elle nous permet de nous repérer et de nous orienter dans l’étude du vivant. Mais néanmoins elle ne parvient à rendre compte que de la vie organique au sens défini par Bichat dans ses Recherches physiologiques sur la vie et la mort (1800). Plus on se déplace vers ce qui n’est pas (ou pas exclusivement) organique, vers la vie psychologique et la vie sociale, plus les frontières sont mobiles ou en d’autres termes vivantes.
Afin de comprendre le sens et les limites de la pensée de la catégorie lorsqu’elle se trouve confrontée à l’énergie de la vie, il convient de revenir au premier traité de logique d’Aristote, L’Organon, dans lequel ce dernier définit ce qu’est une catégorie. Nous nous trouvons en présence d’un dispositif de détermination, de distinction et de répartition de tout ce qui existe en classes séparées dotées de ce que le philosophe grec appelle des « attributs purs ». La catégorie, en fait le processus de catégorisation, est un processus à la fois logique, ontologique et linguistique qui consiste à dire quelque chose à propos de quelque chose ou de quelqu’un en lui attribuant des propriétés. C’est un processus qui est éminemment tributaire de la langue (en l’occurrence de la langue grecque). Il nous renseigne autant sur la langue de celui qui procède à ces opérations qu’aux objets qu’il cherche à désigner. Et, à travers la langue, il est tributaire de la métaphysique grecque de l’être dans sa permanence c’est-à-dire de la logique de l’identité et du tiers-exclu.
C’est ainsi que la première de toutes les catégories définies par Aristote est celle d’essence (ousia), excluant a priori une quelconque mutation, un événement, un accident ou ne serait-ce qu’un incident pouvant venir la perturber. Cette catégorie première et pour ainsi dire fondatrice des neuf autres fait l’objet d’un traitement approfondi et même réapprofondi ensuite dans la Métaphysique (qui signifie au sens strict après la physique). La neuvième et la dixième et dernière catégorie en revanche – appelées respectivement l’agir et le pâtir et pour lesquelles se pose nécessairement la question de ce qui vit, c’est-à-dire croit, mûrît, dépérit – n’ont pas aux yeux de l’auteur de L’Organon la même légitimité.
Aristote postule que, contrairement à une approche intuitive, une approche discursive (dianoia), caractéristique de la science, « connaît et pense par repos et arrêt » (Physique, VIII, 3). Cette notion aristotélicienne de « stabilisation » du mouvement et par conséquent du vivant est au cœur de la Physique puis du traité De anima. L’auteur (et, à partir de lui, une grande partie de la pensée médiévale tant arabe que latine) établit une liaison nécessaire entre la connaissance exacte de la science (épistémè) et le fait d’arrêter ou de s’arrêter (stènai). À travers les catégories qui sont ce que les philosophes scolastiques appellent des « universaux », la vie est saisie, ainsi que l’écrit Aristote, « au repos ». La question qui dans ces conditions ne manque pas de se poser est celle de la légitimité du rapport entre la démarche et la particularité de son objet. Une connaissance précise et rigoureuse peut-elle fixer son objet dans des catégories lorsque cet objet (le vivant) n’a lui-même rien de fixe, mais est évolution, transformation, variation ?
Or, l’univers-langage de la catégorie en tant qu’il procède à une stabilisation du vivant et a fortiori du vécu apparaît réfractaire à cette question. Fini, défini et définitif, il répartit tout ce qui existe dans des particularités physiques, biologiques, psychologiques, mais aussi chromatiques, musicales, indépassables. Pour dire les choses autrement, le temps, le tempo, la tension du rythme qui commence avec la respiration, cette pulsation de la vie humaine et animale, ne sont pas envisageables dans la pensée catégorielle et classificatoire qui est celle du signe, seulement du signe. Pour cette pensée, il existe seulement un ensemble de traits caractéristiques d’une classe, d’une famille, d’un genre, d’une espèce, jamais des processus de retrait. On ne peut concevoir et d’abord percevoir ce qui se forme, se déforme, se transforme entre l’apparaître et le disparaître, la présence et l’absence, l’opacité et la transparence, l’obscurité et la lumière, le solide et le liquide, le contracté et le dilaté, l’impassible et le cruel, l’agir et le pâtir, le génie et l’idiotie, la démence et le coma.
Ce à quoi la pensée de la catégorie répugne, c’est ce qui s’élabore dans les passages, les transitions, les mouvements d’oscillation instables et éphémères. Elle opte d’une manière drastique pour la fixation du temps, du mouvement et du multiple et elle s’oppose, ce faisant, à la tension de l’entre et de l’entre-deux. Pourtant ce dernier existe. Entre la présence et l’absence, il y a la mélancolie et sa flexion lusitanienne qui a pour nom saudade. Entre l’obscurité et la lumière, il y a le clair-obscur. Entre le rétracté et le déployé, il y a le mouvement de la détente. Entre la veille et le rêve, il y a la rêverie. Entre l’attendu et l’imprévu, il y a le pressenti. Entre la confiance et la méfiance, il y a le léger soupçon. Entre la certitude de ce qui est nommé et désigné (la définition) et le renoncement à parler, il y a ce qui peut être suggéré (Mallarmé) ou montré (Wittgenstein). Entre la vie et la mort, il y a du spectral : des fantômes ou, comme ont dit à Haïti, des zombis, des revenants ainsi que des survivants.
Si toute une partie de la culture grecque relayée à partir du XVIIe siècle par le cartésianisme (avec notamment l’invention par Descartes du « corps-machine » devenu « l’homme-machine » de La Mettrie en 1748) constitue à notre avis un obstacle épistémologique à la compréhension du vivant dans sa temporalité, un grand nombre d’auteurs appartenant pourtant à la même aire de civilisation sont susceptibles de nous venir en aide. Deux d’entre eux vont particulièrement retenir notre attention : Spinoza et Rousseau, véritables précurseurs d’une anthropologie de la vie et du vivant, deux termes impliquant pour eux un troisième terme et même un quatrième : le vital – à partir duquel va se poser la question du rapport de ce qui vit à ce qui vaut, c’est-à-dire la question des valeurs – et du social.
Mais avant d’examiner l’apport, pour nous considérable, de la réflexion de Spinoza et de Rousseau dans l’élaboration de cette anthropologie, il convient de rappeler que ce ne sont pas seulement les « modernes » qui ont ouvert une perspective dynamique dans la pensée philosophique et scientifique.
Le caractère rythmique du vivant
Le mérite de plusieurs philosophes que l’on appelle présocratiques qui, bien avant Aristote (384-322 av. J.C.), portèrent une extrême attention à la vie des phénomènes naturels, a été d’introduire la notion de rythmicité dans la connaissance de l’univers. Le rythme (rhuthmos), tel qu’il a été notamment appréhendé par Héraclite (né vers 500 av. J.C.) puis combattu par Platon (429-347 av. J.C.), c’est la forme (morphè) en tant qu’elle est transformée par le temps c’est-à-dire le travail du mouvement ininterrompu. Pour le philosophe ionien, il n’y a rien de stable, « tout s’écoule » (« panta rhei », du verbe rhéo, à partir duquel s’est formé le terme rythme, signifiant couler). Vivre, c’est devenir ou plutôt revenir, car l’élément premier, le feu, se transforme en air, qui lui-même devient élément humide avant de faire retour au feu. Le rythme dans sa phosphorescence mais aussi sa fluidité et sa plasticité engagent la question du rapport au sensible (aistêsis) c’est-à-dire à ce qui échappe en partie à l’intelligibilité (noêsis) de la raison.
Tels sont les termes de l’un des débats majeurs qui traversent la pensée grecque antique, dans laquelle s’opposent la conception ionienne et héraclitéenne qui est celle du changement (métabolè) et la conception attique et platonicienne qui vise, pour comprendre ce dernier, à le stabiliser dans une forme cette fois suprasensible qui est de l’ordre de la raison (logos). Dans ce débat, plusieurs philosophes présocratiques, loin d’épouser la conception parménidienne de l’être qui a toujours existé et existera toujours de la même manière [2], introduisent une double distinction : a) celle du rythme (rhuthmos) et du schéma (skhêma), b) celle du mouvement comme kinésis et du mouvement comme métabolé.
a) Démocrite (né vers 458 av. J.C) oppose le rythme et le schéma. Alors que le schéma selon lui est le résultat d’une opération mentale visant à fixer la trajectoire des atomes, à les soustraire à leur mouvement dans une configuration arrêtée, le rythme est un processus. La première forme des figures, mais le second est susceptible de les transformer.
b) Les présocratiques disposaient de deux termes pour désigner le mouvement : kinésis et métabolè. Ils utilisaient kinésis pour définir le trajet ou la trajectoire se situant entre deux extrémités de l’espace et étaient conscients de ne rendre compte ainsi que d’une partie de l’expérience du temps et de la vie. Kinésis est un simple déplacement moteur qui ne modifie pas profondément celui qui effectue un parcours. Ainsi pouvons-nous arriver (presque) identique à ce que l’on était d’un point à un autre. La transformation (métabolè), c’est autre chose. Elle n’est plus assignable à un lieu. C’est un processus au travers duquel tout ce qui vit devient autre que ce qu’il était.
La difficulté créée par Platon, philosophe du sujet envisagé en particulier dans son mouvement d’ascension vers le monde des « Idées » suprasensibles c’est-à-dire de conversion vers le « haut » et non plus penseur présocratique du « bas » (par exemple des vibrations géologiques et des fluctuations marines), vient du présupposé qui conduit à dévaloriser ce qui vit et par conséquent se transforme (métabolè). L’auteur du Phédon n’envisage que le mouvement (kinésis). Et il n’envisage ce dernier qu’à partir de l’ordre (taxis) de même qu’il ne conçoit la forme (morphè) qu’à partir de sa mise en forme par l’essence (ousia). La forme, dans son aptitude à se transformer, se trouve ainsi essentialisée. Il accepte bien l’existence du rythme mais seulement dans la mesure où il se soumet précisément à la mesure (métron). À la mobilité héraclitéenne, le philosophe athénien oppose la stabilité de ce qui ne peut être envisagé que comme détermination et délimitation, et, par là même, il ouvre la voie à la recherche de récurrences, de régularités, de périodicités et de lois. Procédant à la stabilisation de la rythmicité au sens ionien, il lui substitue la mesure du mouvement (métron kinèseos), sa résorption dans un ordre métrique ainsi que la détermination de justes proportions (rhusmos) qui doivent organiser aussi bien l’équilibre de l’ordre psychique que de l’ordre de la cité. Ainsi le rythme du vivant devient-il passif. Il est objectivé et analysé dans le cadre de formes fixes (skhêma) et il est finalement nié, car tout, estime Platon, est loin d’être en mouvement. Au-dessus du mouvement et du vivant, il y a la raison (logos) qui est un autre nom pour désigner l’être. C’est à ce logos et à lui seul que revient l’aptitude de dire le tout, à en rendre compte, à avoir raison.
On voit à travers ce débat qu’une tendance de la philosophie grecque ancienne nous fournit un certain nombre d’instruments pour penser le vivant dans son processus rythmique, alors qu’une autre tendance s’y oppose résolument comme la philosophie inspirée jusqu’à nos jours par le platonisme qui entretient une compréhension arythmique du monde. Si un grand nombre de philosophes présocratiques (ceux en particulier, tel Démocrite, que l’on qualifie d’atomistes) ont surtout pensé l’eurythmie, c’est-à-dire le bon rythme (conception qui sera reprise au XXe siècle dans la théosophie de Rudolf Steiner), et n’ont guère envisagé qu’il puisse y avoir du conflit, de la discordance et de la dissonance, il n’empêche que ce qu’ils apportent à la construction d’une théorie du vivant est décisif. C’est la pensée du rythme en tant que pensée de ce qui se forme, se déforme, se transforme et appelle par conséquent un mode de connaissance qui est celui du devenir. Dans ce mode de connaissance, les mouvements de flexion, de courbure, de tournure (tropè) sont plus pertinents que l’arrêt sur une position (thésis) affirmative ou négative et a fortiori la référence à un fondement dont la Grèce antique a été très souvent créditée.
De la catégorialité à la modalité. La vie comme intensité : Spinoza
Avec Spinoza, nous entrons dans un tout autre horizon de connaissance – celui du rationalisme classique – et nous allons voir comment la question de la vie et du vivant va être radicalement réactivée. Rappelons d’abord que Spinoza (1632-1677) n’est pas moins rationaliste que Descartes. Il est même, en disciple (infidèle) de Descartes, un rationaliste intransigeant qui construit sa pensée à partir d’enchaînements logiques (concatenatio), mais il élabore une pensée de la vie inséparable du langage. Alors que la pensée cartésienne qui est aujourd’hui encore dominante et est dès l’origine une pensée conquérante, procède à la séparation de l’âme et du corps, du concept et de l’affect, découpe des catégories qui auront notamment pour effet la constitution de champs disciplinaires et sous disciplinaires, Spinoza en plein siècle classique élabore une pensée de la continuité dans laquelle l’affection inaugure une pensée de la continuité où l’affection, la réflexion, le langage, la théorie de la connaissance, l’éthique et le politique ne peuvent plus être envisagés comme des champs distincts. Pour comprendre ce que peut apporter cette pensée aux questions dans lesquelles nous nous débattons aujourd’hui dans la constitution si difficile d’une anthropologie de la vie et du vivant et notamment d’une anthropologie du corps et des émotions, il convient donc de l’examiner en tant que pensée critique du cartésianisme ou du moins du cartésianisme orthodoxe.
La force et la richesse de ce dernier sont d’avoir libéré la connaissance de l’occultisme. Mais son revers est d’avoir crée deux univers étrangers l’un à l’autre : le corps incapable de penser, l’esprit (que Descartes appelle l’« âme ») incapable de sentir. Ce qui caractérise le premier est qu’il est exclusivement de l’« étendu », de la spatialité, de la masse (redevable d’une opération de mesure) alors que l’esprit, lui, est purement intellectuel mais aussi spirituel, car, ne l’oublions pas, dans le cartésianisme, c’est Dieu qui soutient la totalité de l’édifice.
C’est cette épistémologie de la pureté, que l’on peut aussi qualifier d’épistémologie de la disjonction (d’un corps passif sans rapport à la pensée et d’une pensée active mais immatérielle et ne se mélangeant pas à l’affectivité), qui crée l’impossibilité ou du moins la difficulté qui est encore souvent la nôtre aujourd’hui de percevoir une continuité entre les différentes dimensions du vivant : la vie organique (réduite chez Descartes à une mécanique), la vie psychologique, la vie en société.
Spinoza, le premier, combat, mais en utilisant la démarche du rationalisme, cette conception dualiste, intellectualiste et idéaliste (au sens philosophique précis du terme) de l’être humain. Ce dernier est pour lui ce qu’il appelle conatus, c’est-à-dire désir, mouvement, énergie, engageant la totalité de l’intelligence et de la sensibilité. Le conatus met en action « tous les efforts, impulsions, appétits et volitions » [3]. Il est l’« effort pour lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être » (op. cit., p. 143). L’auteur de l’Éthique critique, ce faisant, non seulement la séparation de l’esprit et du corps (et par conséquent l’idée d’une interaction entre deux instances initialement séparées), mais aussi la division de l’être humain en facultés distinctes (l’entendement (intellectus), la sensibilité, l’imagination, la mémoire). Il estime que la vie ne peut être appréhendée en termes de catégorialité, mais d’intensité et de modalité. Aux « facultés » de la philosophie de Descartes, il oppose ce qu’il appelle dans l’Éthique des « modes » (op. cit., p. 143) et dans le Traité politique des « manières d’être » [4]. Toute la troisième partie de l’Éthique (intitulée De l’origine et de la nature des affections) est consacrée à l’étude de ce que nous nommons depuis Darwin [5] la vie des émotions.
Or, le propre de ces dernières est qu’elles sont susceptibles de se transformer. La joie est la transformation libre et volontaire du pâtir en agir, de la passion en raison. Elles « accroît » le désir alors que la tristesse le diminue.
Tout dans la réflexion de Spinoza sur le vivant est affaire non pas tant de modèles que de modalités, de modulations et de « fluctuations » entre des termes, qui ne sont jamais postulés comme des données originelles, ainsi qu’entre des temps, c’est-à-dire des verbes. Ce que nous comprenons en le lisant, c’est l’importance de la notion de passage et de transition pour appréhender le vivant dont la caractéristique est la germination, la maturation, le vieillissement, le déclin, la mort. Ainsi qu’il l’écrit dans le Traité politique (op. cit., p. 124), « l’entendement humain, naturellement porté à l’abstraction, prend pour des propriétés immuables ce qui n’est que manière d’être passagère ».
Spinoza, contre la théologie, pose les bases d’une anthropologie, et c’est pour la première fois une anthropologie resituée dans la vie au sens biologique du terme ainsi que dans la vie du langage et qui a des implications éthiques et politiques. C’est une anthropologie qui se déploie dans un plan d’immanence pour laquelle il n’y a plus d’arrière-monde, de principe antérieur, extérieur ou supérieur [6] à ce que l’auteur de l’Éthique appelle la nature Dans cette nature, l’homme n’est doté, contrairement au cartésianisme (les « animaux-machines ») puis au kantisme (les « animaux-pommes de terre »), d’aucune prééminence. Il n’occupe aucune position anthropocentrique. Il est « une partie de la nature » (op. cit., 1966, p. 16) avec les « vivants que l’on dit privés de raison » (op. cit., 1965, p. 193).
Si cette anthropologie accorde une prééminence, c’est à l’activité et non à la choséité. Avec Spinoza nous abandonnons une pensée mécaniste de la chose, de la substance et nous nous engageons dans une pensée résolument moderne dans laquelle le sujet est indissociablement individuel et collectif, affection et réflexion, acte de penser et de sentir. Cette solidarité de ce que l’on ne peut pas appeler des catégories ou des instances ne va pas néanmoins sans conflits, Spinoza en sait lui-même quelque chose dans la situation marginale de marrane qui était la sienne aux Pays-Bas au XVIIe siècle.
Dans la construction d’une anthropologie de la vie et du vivant, Spinoza, on le voit, est susceptible de nous fournir des éléments de réflexion extrêmement précieux. Il n’empêche qu’aujourd’hui encore à bien des égards nous sommes restés cartésiens, nous ne sommes pas devenus spinozistes, terme longtemps tenu pour une insulte pour désigner les athées.
Repenser le social par l’intermédiaire du végétal : Jean-Jacques Rousseau
Avec Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), nous franchissons un pas de plus dans l’élaboration de cette anthropologie et ce pas est, nous allons le voir, décisif. Rousseau, plus encore que Spinoza, cherche à réintégrer la vie et le vivant dans le social. Et, pensant le social à partir du vivant, il est aussi le premier auteur qui a non seulement annoncé l’ethnologie (distincte de l’anthropologie philosophique) mais a commencé à la constituer [7].
La révolution rousseauiste, qui était déjà en germe chez Spinoza, consiste à ne plus étudier le social indépendamment du vivant et a fortiori contre le vivant. Pour analyser la société, mais aussi pour la réformer voir la révolutionner, il convient, estime Rousseau, de cesser de séparer la culture et la nature et notamment l’humanité et l’animalité. Dans une épistémologie pré-rousseauiste, en dehors de Spinoza, dès que la notion de nature est posée, elle est opposée à la culture. Pour Jean-Jacques Rousseau au contraire, qui se proclame à la fois « homme de la nature » et « citoyen de Genève », nous ne sommes pas des êtres dominant la nature et susceptibles par conséquent de discours sur la nature. Nous sommes dans la nature. La nature est en nous.
Pour l’auteur du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, la civilisation policée du XVIIIe siècle et en particulier celle qui exalte l’art qui n’est en fait qu’artifice [8] consiste dans une négation de la nature. Au fait de cette négation, il oppose le droit de la négation de la négation du social comme anti-nature.
Ce que Jean-Jacques Rousseau appelle l’« état de nature » – qui est pour lui une expérience vécue – ne peut être retrouvé ni spéculativement, ni préhistoriquement, ni spirituellement (car il réfute toute révélation et s’en tient à ce qu’il appelle une « religion naturelle »). Cet « état de nature » peut néanmoins être reconnu puis recueilli dans les émotions, les sensations, les sentiments et plus précisément l’expérience de la solitude dans la forêt en laissant s’exprimer ce qui nous lie au vivant et en particulier au végétal.
C’est tout particulièrement dans les Rêveries du promeneur solitaire que l’écrivain effectue cette expérience. Rousseau a soixante-quatre ans. Il renonce à son projet initial d’une connaissance complète de lui-même et se montre plus réservé que dans les Confessions. Il abandonne également sa tendance à la dilatation extrême de sa personnalité dans la nature. C’est un texte plus discret, plus concis, plus précis aussi, que les Confessions, un texte dans lequel les idées, délaissant « paperasses » et « bouquinerie » [9], sont devenues sensations. Ce qui préoccupe d’abord Rousseau dans cet ouvrage, c’est l’infiniment petit du règne végétal, ce qu’il appelle « la petitesse » (op. cit., p. 117) des parties constitutives des plantes. À l’instar d’un botaniste allemand qui « a fait un livre sur un zeste de citron » (p. 82-83), il entreprend d’écrire « sur chaque gramen des prés, sur chaque mousse des bois, sur chaque lichen qui tapisse les roches » (p. 83). Il part dans la forêt « une loupe à la main », ne voulant « pas laisser un poil d’herbe, pas un atome végétal qui ne fût amplement décrit » (p. 83).
Ce travail de collecte qui lui permet de faire, de défaire et de refaire jour après jour son herbier en commençant toujours « par le mouron, le cerfeuil, la bourrache et le sévegon » (p. 106) exige une extrême attention : d’une part à la particularité de chaque espèce, mais surtout à la continuité du vivant ainsi que du vécu. Ces derniers sont faits de « degrés » imperceptibles entre lesquels « je ne pourrais marquer le point de séparation » (p. 90). « Tout, écrit encore Rousseau, est dans un flux continuel sur terre : rien n’y garde une forme constante et arrêtée, et nos affections qui s’attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé qui n’est plus ou préviennent l’avenir qui souvent ne doit pas être ; il n’y a rien de solide à quoi le cœur se puisse attacher » (p. 87).
Ce qu’il y a d’extrêmement original dans l’entreprise rousseauiste est qu’elle consiste à réexaminer le social par la médiation de la botanique. Autrement dit le projet qui vise à réintégrer l’« énergie » [10]du vivant dans le social en proposant un nouveau contrat (Le Contrat social), Jean-Jacques Rousseau le construit en allant non pas vers l’Église mais vers la forêt. Pour dire les choses autrement, c’est en se détournant de la société qu’il cherche à transformer la société.
Vitalité et socialité
Chaque époque peut être caractérisée par une tendance dominante, un courant de pensée crédité d’une plus grande légitimité, qui n’exclut pas néanmoins l’existence de contre-courants. La Grèce classique pose la question de l’être (ou de la substance), le Moyen Age la question de Dieu, la Renaissance celle de la nature et le XIXe siècle est traversé par deux préoccupations majeures : le social (avec Balzac, Saint-Simon, Auguste Comte), mais aussi la vie (avec le romantisme).
La pensée du XXe siècle peut être caractérisée en France par deux grandes lignes de force : l’une va de Durkheim à Bourdieu, l’autre de Bergson à Deleuze en passant par Foucault. Manifestement en France dans les sciences sociales, c’est la tendance durkheimienne qui paraît au XXe siècle avoir triomphé. Mais c’est aussi, depuis les années 1970, le durkheimisme (dans son principe d’objectivité par objectivation) ainsi que le structuralisme (dans sa théorie formaliste des systèmes d’opposition et de relation entre des invariants) qui se trouve remis en question. Durkheim, comme Lévi-Strauss – mais aussi comme Sartre dans la Critique de la raison dialectique – sont des logiciens. Les questions qu’ils se posent et les instruments méthodologiques qu’ils construisent n’ont nullement pour but de penser la vie et le vivant dans ses modulations, c’est-à-dire ses processus de genèse, de germination, de maturation, de transformations de ce qui progressivement (et non structurellement ou catégoriellement) décline, se fane, se flétrit et disparaît. Pour dire les choses autrement, une anthropologie de la vie peut difficilement être menée dans les cadres d’une démarche qui tend à réduire le mouvement, qui est changement graduel et souvent presque imperceptible, dans l’ordre de la structure ou de la culture et n’accorde pratiquement aucune attention au corps et aux émotions.
C’est donc, en grande partie, à l’extérieur de la tendance dominante de l’anthropologie sociale et culturelle qu’il convient de rechercher les jalons nous permettant de construire une anthropologie du vivant : d’une part dans un dialogue avec les sciences biologiques (en prenant garde aux dérives de la sociobiologie), d’autre part dans une pensée souvent qualifiée de vitalisme qui, de Schopenhauer à Foucault et Deleuze, est jalonnée notamment par la réflexion de Nietzsche, ainsi qu’une partie de l’expérience du mouvement surréaliste. Au tournant du XIXe et du XXe siècle trois découvertes – qui sont rigoureusement contemporaines – contribuent à introduire la vie dans la pensée : l’invention du cinéma, la psychanalyse et la philosophie de Bergson.
Le cinéma procède d’une transformation technique : l’invention en 1985 d’une machine semblable à une machine à coudre permettant d’entraîner la pellicule, ce que ne pouvait réaliser l’appareil d’Edison, le kinéscope qui ne permettait que de visionner des images.
La découverte de la psychanalyse [11] s’effectue à partir de la notion de pulsion (trieb) que Freud appelle « pulsion de vie » à laquelle viendra s’opposer dans l’élaboration théorique de la nouvelle méthode d’investigation de l’inconscient la pulsion « de mort ». Faisant éclater la fiction d’un sujet homogène, transparent et identique à lui-même dans le temps, Freud distingue trois instances (le moi, le Ça et le surmoi) ainsi que trois niveaux d’interprétation (topique, économique et énergique). Et il montre que la vie psychique n’est pas réductible à un système de relation entre des pôles préexistants. Pour lui, il existe une flexibilité de la vie relationnelle. Cette dernière est malléable, modelable, ductile et apte à de multiples métamorphoses.
Bergson (1859-1941), dès sa thèse de doctorat [12], se propose d’étudier les rapports entre ce qu’il appelle « la théorie de la connaissance et la théorie de la vie » (op. cit., p. 492) dont il estime qu’elles sont « inséparables ». Connaître le vivant consiste pour lui à saisir des intensités, des mouvements d’oscillation entre la contraction et la dilatation, la rapidité extrême et la plus grande lenteur en jeu dans les processus de genèse, de maturation mais aussi de vieillissement. Or ces mouvements sont « absolument indivisibles » (op. cit., p. 75). Il convient dans « l’attention à la vie » (p. 312) de ne plus appréhender le temps ou plus précisément le devenir – que Bergson appelle la durée – de la même manière que nous concevons l’espace, lequel est juxtaposition d’éléments mais non pas graduation. Il faut pour cela, écrit Bergson, renoncer à la « confusion de la durée avec l’étendue, de la succession avec la simultanéité » (p. 9). Estimant dans L’Évolution créatrice (1907) que « notre logique est surtout une logique des solides », il en vient à distinguer ce qu’il appelle les concepts solides (qu’il compare à des vêtements de confection) et des concepts fluides (qu’il compare à des vêtements sur mesure). Et il suggère, d’une manière qui pourrait être rétroactivement qualifiée de bastidienne, que les concepts solides ne conviennent pas à l’étude de toutes les situations et de toutes les sociétés.
Les idées développées par Bergson (et aussi par Proust qui commence à écrire le premier volume d’À la recherche du temps perdu en 1908) sont extrêmement éloignées des recherches effectuées à la même époque dans le champ des sciences sociales. Il y a néanmoins un sociologue qui le premier introduit la notion de « vie sociale », c’est Georg Simmel (1858-1918) mais c’est un sociologue qui se réclame explicitement de Bergson. Dans la perspective de l’« élan vital » bergsonien, Simmel distingue les catégories du vivant et le dynamisme du vécu. Ce que l’auteur des Études sur les formes de la socialisation appelle « la fluidité de la vie » ou encore « l’expérience concrète du vécu » met en question la séparation kantienne (kantienne, durkheimienne puis gurvitchienne) des contenus matériels et des cadres formels de la connaissance, lesquels sont tenus pour intemporels, immuables et résolument universels. Avec la vie, estime Simmel, ces formes sont susceptibles de se fluidifier, de se déformer et de se transformer.
La vie du terrain. Des faits sociaux au faire social
Élaborée (comme la sociologie) dans une pensée de la catégorie, l’anthropologie éprouve une très grande réticence à adopter une pensée de l’énergie dans laquelle elle voit une dérive irrationaliste possible. C’est néanmoins par la médiation du vécu et plus précisément de l’expérience vécue sur le terrain que tout anthropologue se trouve confronté au dynamisme du vivant. Sans doute beaucoup plus que la sociologie (du moins à l’époque de sa formation dans la triple matrice weberienne, durkheimienne et marxiste), elle est amenée non pas exactement à opposer, mais à distinguer l’expérimentation (telle qu’elle est issue de la démarche biologique de Claude Bernard) et l’expérience (proprement ethnographique). Pour dire les choses autrement, l’expérience ethnographique est bien une forme d’expérimentation, mais c’est une expérimentation in vivo et non pas in vitro.
C’est notamment cette expérience concrète et chaque fois singulière (expérience, du latin experiri, qui à la même racine que periculum, terme signifiant péril, danger) qui conduit l’ethnographe (plus que l’ethnologue et a fortiori l’anthropologue), à partir de la vie du terrain et des événements pouvant s’y produire, à s’interroger sur le vivant. Dans cette expérience qui est celle d’une interaction en mouvement dont Georges Devereux a montré le premier en 1951 [13] qu’à travers le jeu du transfert et du contre-transfert elle transformait autant l’observateur que l’observé, les faits sociaux ne peuvent plus être considérés de manière durkheimienne comme des « choses », mais comme des processus. Je n’ai personnellement jamais rencontré sur le terrain ce que l’on continue d’appeler des « phénomènes sociaux » ou des « faits-sociaux », mais du faire social, du social ou plus précisément des bribes de social en train de se faire et de se défaire. Il y a de l’agir et donc de l’énergie dans le faire social de même que dans celui qui l’étudie, de l’énergie, terme de la même famille que chirurgie, allergie, démiurgie, … qui signifie vitalité, vigueur, force en action.
Au point où nous sommes parvenus, trois séries de difficultés se présentent néanmoins à nous qu’il convient maintenant d’expliciter.
1. La première que nous n’avons fait qu’évoquer concerne les notions même d’énergie ou d’élan vital, notions qui appellent à être en permanence questionnées car elles font partie des mots et des expressions « à surveiller » ainsi que le dit Roland Barthes. Le fait que le sensible ait été et soit encore considéré comme un résidu pouvant être ramené à l’ordre de l’intelligible ne conduit pas inéluctablement à troquer la pensée pour la sensation, à refluer de manière tout aussi transcendante vers les mythologies de l’ineffable, de l’indicible, du mystère de la vie. Or, la crise (la crise, l’essoufflement, l’usure) du paradigme formaliste (sémiologie, structuralisme, …) a ouvert le champ à un irrationalisme qui n’a qu’une très faible potentialité critique.
Nous nous trouvons ici en présence d’un contre-modèle (pouvant même prendre, comme ce fut le cas au cours des années 1970-1980, la consistance d’une contre-culture) qui entend revaloriser le mouvement de la vie, le flux, le flottement, la fluctuation sans fin. Ce contre-modèle anti-rationaliste préconise l’osmose dans la perception d’un univers sans couture, sans frontière, sans limite. Il revendique, avec une certaine tendance de la phénoménologie, un rapport immédiat au réel. À la pensée (cartésienne, kantienne, durkheimienne) de la discontinuité, il oppose, mais de manière souvent réactive, l’apologie de la continuité généralisée entre l’homme, la nature et la culture.
Ce qui doit être mis en question, c’est l’intuitionnisme bergsonien postulant des « données immédiates de la conscience » et conduisant à l’abandon d’une démarche discursive ayant recours à des médiations. Mais c’est plus encore une certaine fascination contemporaine provoquée par le mouvement, ce que Peter Sloterdijk dans son ouvrage La mobilisation infinie appelle l’« utopie cinétique » [14]. Une telle fascination pour une pure mobilité sans fond et sans fin, sans distance critique aussi pour l’analyser, peut conduire à une régression : à la toute puissance intra-utérine, au retour au non verbal, bref à une position d’avant le langage (ou au-delà du langage comme chez Saint Jean de la Croix). Dans la recherche d’une « intelligibilité » supérieure (qui se qualifie elle-même d’« holistique ») non plus par le concept mais par l’affect, non plus par la catégorie mais par l’énergie, on assiste aujourd’hui à une asiatisation de la pensée (mais qui n’est souvent que désir occidentalisant d’un Orient disparu), on se tourne par exemple du côté des rives du Gange, porté par un reflux vers un état pré-adamique, là où il n’y aurait plus de séparation et notamment la séparation entre les langues. À travers le désir parfois bêtifiant mais presque toujours anhistoricisant de réintégration du cosmique dans l’expérience individuelle pouvant aller jusqu’au fantasme du « corps cosmique » doté d’un statut transcendant, ce n’est nullement le corps qui est revalorisé, mais encore et toujours le pur esprit.
C’est en grande partie l’anthropocentrisme et le logocentrisme d’un certain rationalisme qui provoque la réaction exacerbée de sa négation. Ce mouvement de balancier entre Charybde et Scylla peut aussi être observé dans un tout autre contexte, dans un véritable horizon de pensée critique cette fois dans laquelle aucune transcendance n’est appelée à la rescousse. Il trouve deux de ses formulations dans les positions rivales qui ont été à un certain moment de leurs réflexions celles de Claude Lévi-Strauss et de Roland Barthes. Lévi-Strauss : « Le meilleur des ordres vaut mieux que le désordre ». Barthes : « L’incohérence me paraît préférable à l’ordre qui déforme ».
Si une anthropologie du vivant attentive à l’expérience du vécu n’est pas réductible à la logique du concept ou de la catégorie, elle ne saurait se construire dans la réhabilitation non problématisée de l’affect ou de l’énergie. Or, c’est cette problématisation qui fait singulièrement défaut dans ce retour du refoulé au travers duquel on croit revaloriser le vécu, l’émotion, le corps, … en procédant, contre les modèles de fixité, à l’éloge de la fluctuation et de la turbulence généralisée. Cette attitude est illusoire : elle nourrit, dans une rhétorique confuse pour laquelle il n’y a plus de conflits et donc plus d’histoire, l’illusion de « sortir » (de la raison, de l’histoire) pour goûter une fraîcheur printanière immédiate dans une relation simple au « monde » et à la nature dans laquelle on pourrait se fondre.
Il y a tout lieu de se méfier de cette simplicité et de cette simplification du vivant (lequel est aussi combat, lutte pour la vie) comme il y a tout lieu de se méfier de la spontanéité et des comportements qualifiés de « naturels » qui ne sont souvent qu’habitude et conformisme. Ce n’est pas d’un infra-langage visant en dépassant les limites et les frontières (même si celles-ci ont été rigidifiées) à nous réconcilier avec nous-mêmes dont l’anthropologie contemporaine a besoin pour penser la vie et le sensible, mais d’une plus grande exigence de rigueur et de précision qui ne peut faire l’économie du langage, lequel est articulation et médiation.
2. La seconde difficulté à laquelle se trouve confrontée une étude anthropologique du vivant vient de la tension qui existe au cœur même de notre discipline entre deux paradigmes différents. L’anthropologie est-elle avec la biologie et la zoologie une science de la nature, ainsi que le conçoivent Radcliffe-Brown et Lévi-Strauss [15], ou est-elle, avec l’histoire et la sociologie, une science de la culture ou, comme l’on dit plus fréquemment, une science humaine, expression qui apparaît pour la première fois au XVIIe siècle sous la plume de Malebranche ?
Il ne fait aucun doute que la démarche dans laquelle sont engagés les chercheurs en anthropologie sociale et culturelle se forme dans une matrice épistémologique qui est celle des savoirs naturalistes héritiers de Jussieu, de Tournefort et de Cuvier. Lorsqu’en 1787, aux savoirs zoologiques, botaniques et minéralogiques, Chavannes propose d’ajouter une nouvelle discipline qu’il appelle l’ethnologie, celle-ci est bien conçue comme la science naturelle des coutumes humaines. C’est beaucoup plus tard, avec la réflexion sur la double question du sens et des valeurs telle qu’elle commence a être posée par Dilthey et Rickert à la fin du XIXe siècle, mais surtout par Max Weber en 1919 dans son ouvrage Le Savant et le Politique, que se creuse une véritable fracture entre l’objectivité du savoir et la subjectivité des valeurs. On réalise alors qu’une conception physicaliste du vivant issue du modèle des sciences de la nature risque de conduire à une naturalisation du social et de l’individu.
Nous ne pouvons dans le cadre de cet article que poser les termes d’un débat autrement plus complexe que sa simplification binaire : d’un côté la nature, de l’autre la culture ; d’un côté la vie organique, de l’autre celle de l’esprit (mind), de l’intelligence ou de la conscience. Aujourd’hui la confrontation entre les sciences du vivant et les sciences de l’homme et de la société se trouve réactivée par la question de l’eugénisme, du clonage et des manipulations génétiques. Elle appelle une réflexion éthique ou plus précisément bioéthique qui est une réflexion non seulement sur les faits mais sur le droit. Or, cette réflexion fait apparaître des antagonismes entre la science conçue de manière instrumentale et le droit (de la personne mais aussi des animaux et de leur environnement). Dans une optique anthropologique attentive au patrimoine (culturel, animal, végétal), ce n’est évidemment pas le vivant qu’il convient de changer, mais la démarche qui vise à le connaître et, pour le connaître, à le respecter et à le défendre.
3. Enfin, une partie des difficultés théoriques auxquelles nous nous sommes confrontés ne me semble pas seulement épistémologique mais syntaxique. Elles viennent notamment des constructions le plus souvent non gérondives [16] de la langue qui tendent à la stabilisation du langage. D’où la nécessité de distinguer deux formes d’énergie. La vitalité de la recherche sur le terrain vient du fait qu’elle n’est pas seulement ergon (produit constitué, résultat de la recherche aboutissant à une « œuvre ») mais energeia c’est-à-dire activité en train de se réaliser avec des interlocuteurs et qui n’est à proprement parler jamais achevée.
Dans la vie du terrain, nous ne sommes pas confrontés à des objets mais à des sujets avec lesquels peuvent se produire (ou non, car toute recherche est susceptible de tourner court) des événements. Nous n’avons jamais affaire à de l’être « en général », mais à des manières d’être, ce que les premiers ethnologues appelaient des coutumes. Le processus de la dévitalisation (notamment par déchromatisation et insonorisation) commence quant à lui à travers ce que Wittgenstein appelle les mauvais tours qu’est susceptible de nous jouer le langage. C’est un processus de substantialisation et de réification qui se produit lorsque des substantifs ou des attributs ne sont plus entraînés par des verbes. Seul le verbe, en effet, animant un récit (en l’occurrence ce que l’on a appelé récit ethnologique) paraît en mesure de remettre en mouvement des concepts qui ne seraient pas aussi des affects. Norbert Elias nous en donne un exemple à propos du vent et du fleuve. Il est préférable, nous dit-il, d’utiliser le verbe souffler que le mot vent qui fixe et chosifie ; le verbe couler que le substantif fleuve. Nous n’avons, on le voit, aucun accès direct à la vie « en général », mais seulement à travers des modalités singulières pour l’observer, des méthodes diversifiées pour l’analyser et des manières de parler et d’en parler. Parmi ces manières, il y a les discours scientifiques, mais ils ne sont nullement exclusifs à notre avis de la littérature dans son exigence de très grande précision qui consiste à faire vivre le langage.
Anthropologie structurale et anthropologie modale
Dans la confrontation que nous venons d’esquisser entre un mode de connaissance qui privilégie l’énergie et un mode de connaissance qui privilégie la catégorie, il y a, nous nous en sommes aperçu, des positions irréconciliables et j’estime personnellement que dans la construction d’une anthropologie du vivant il convient plutôt de revivifier les antithèses que de trouver des synthèses ou, pire encore, d’accepter des compromis qui feraient l’économie de la question de l’éthique ainsi que de la négativité qui est le propre de l’acte de penser.
Ce que je propose d’appeler une anthropologie modale est très éloigné d’une anthropologie structurale. C’est une démarche permettant d’appréhender les modes de vie, d’action et de connaissance, les manières d’être et plus précisément encore les modulations des comportements, y compris les plus apparemment anodins, dans la dimension du temps ou plutôt de la durée. Alors qu’une logique structurale est une logique combinatoire de la composition ou de l’assemblage présupposant la discontinuité de signes invariants susceptibles de se disposer et de se redisposer dans un ensemble fini, une approche modale est beaucoup plus attentive aux processus de transition et de transformation rythmique. Ce qui l’intéresse est moins la nature des relations des éléments à la totalité que la question de la tonalité et de l’intensité c’est-à-dire des graduations oscillant entre l’accélération et le ralentissement, le corps en mouvement et le corps au repos, la contraction et la détente.
Une approche structurale du vivant ne rend compte que d’une infime partie de la vie. Elle considère surtout celle-ci sous l’angle de l’espace (les systèmes de relation d’opposition ou de correspondance entre des classes, des genres et des espèces vivantes), plus difficilement sous l’angle du temps (qui est alors divisé entre l’enfance, l’adolescence, l’age adulte, la vieillesse ou encore le printemps, l’été, l’automne, l’hiver) mais jamais dans la texture de la durée (au sens latin de duratio qui n’est pas équivalent à tempus). Alors que le temps est susceptible d’être « constitué », « organisé », « composé », à l’instar de la langue, en éléments discontinus, la durée, à l’instar de la vie du langage, avance, revient en arrière, dit mais aussi se contredit, bref évolue par mouvements continus et discontinus.
Or la singularité d’un être vivant, lequel ne peut être séparé de son rapport à un environnement dans des situations chaque fois différentes ne peut être décomposable en la somme de ses parties (ce qui serait de l’anatomisme) ou de ses fonctions (physiologisme). Il ne peut pas être davantage réductible, en ce qui concerne les êtres humains, à une culture donnée (culturalisme) ni même aux relations formelles entretenues avec une totalité dans laquelle il se situe (structuralisme). Cette singularité n’est pas seulement structurale mais modale et historique. Elle ne concerne pas des états (à un moment donné d’un « système » arrêté) encore moins des substantialités, mais des intensités ; non pas de l’être (fût-ce dans son acception cinétique du verbe espagnol et portugais estar), mais des manières d’être. Autrement dit la singularité d’un être vivant, ce sont les manières qui sont les siennes d’être affecté – au sens de Spinoza – et de réagir à ce qui l’affecte dans la durée, laquelle est le contraire de l’éternité. Une anthropologie modale qui est une anthropologie des modes, des modifications et des modulations implique un mode de connaissance susceptible de rendre compte du caractère ductile et flexible du vivant, par exemple de la capacité qu’a le corps à s’étirer ou à se rétracter.
Considérer l’existence sociale comme une existence modale suppose une interrogation sur les paradigmes dans lesquels s’est constituée notre discipline. Marcel Mauss, à mon avis, a eu l’intuition de cet horizon de connaissance – il parle même d’une sorte de « révélation » [17] – lorsqu’hospitalisé à New-York il prête une attention particulière à la démarche des infirmières américaines. De retour à Paris, ce sont ces « modes de marches américaines », diffusés par l’intermédiaire du cinéma, qu’il observe également chez les jeunes françaises. Plus largement, « il y a lieu, estime Mauss, d’étudier tous les modes de dressage, d’imitation et tout particulièrement ces façons fondamentales que l’on peut appeler le mode de vie, le modus, le tonus, la « matière, les « manières », la « façon » (op. cit., p. 375).
La divergence de paradigmes dont il vient d’être question tient à la différence des approches pouvant coexister chez un même auteur. Ainsi Aristote qui peut être considéré comme le fondateur de la pensée catégorielle et classificatoire européenne. Mais il insiste aussi par ailleurs (dans son traité De Anima) sur le caractère potentiel (et non seulement catégoriel) de la vie. Le réel, estime-t-il, ne saurait se réduire à de l’actuel car il est susceptible de virtuel : ce qui dans le vivant n’est pas encore, mais existe néanmoins, nous dit-il, « en puissance ». Enfin en disciple encore plus infidèle de Platon, il accorde dans la Poétique la plus grande attention à la plasticité du logos, aux flexions modales des verbes c’est-à-dire des temps ainsi qu’aux inflexions des adverbes.
Un second exemple concerne Claude Lévi-Strauss. Il n’y a pas plus catégorielle et classificatoire que la démarche de l’anthropologie structurale, il n’y a pas plus rebelle aux modulations du vivant que cette méthode soucieuse avant tout de comprendre les fluctuations du sensible à partir de l’ordre immuable de l’intelligibilité. Et pourtant le fondateur du structuralisme français n’a jamais cessé de se réclamer de Jean-Jacques Rousseau, et beaucoup plus, rappelons-le, du Rousseau des Confessions et des Rêveries du promeneur solitaire que de l’auteur du Contrat social.
Un grand nombre d’auteurs dont il a été question est susceptible aujourd’hui de nous aider pour introduire ou réintroduire de la vie, de la temporalité, du mouvement et du multiple dans la pensée et à cheminer en dehors de ce que Roland Barthes appelle « la grande opposition mythique du vécu (du vivant) et de l’intelligible » [18]. Mais il ne s’agit pas pour autant de retour aux présocratiques (contre Platon), à Spinoza (contre le cartésianisme orthodoxe), à Freud (contre le pragmatisme thérapeutique qui est actuellement sur le point de triompher). Héraclite et Démocrite par rapport à Platon, Spinoza et Rousseau par rapport au positivisme du XIXe siècle, Freud par rapport aux thérapies comportementales actuelles ne sont pas en arrière, mais en avant.