Le point sur la puissance hégémonique des États-Unis

Article publié le 24 février 2012
Pour citer cet article : , « Le point sur la puissance hégémonique des États-Unis  », Rhuthmos, 24 février 2012 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article527

Cet article a paru dans La Libre Belgique et a été mis en ligne le 06/05/2004.


Selon la théorie des cycles hégémoniques, les États-Unis, sans être entrés dans une phase de déclin, paraissent fragilisés.


La théorie de la puissance et des cycles hégémoniques a été inaugurée par Braudel et par Goldstein. Les cycles hégémoniques ont une durée de 150 à 250 ans et sont caractérisés par l’émergence d’une puissance (militaire, politique et économique) qui domine le monde. On pourrait distinguer 4 phases dans un cycle hégémonique : phase de retournement à la hausse (période de 20 à 30 ans de guerres de conquête du leadership), hégémonie de la puissance qui sort victorieuse de ses guerres, retournement à la baisse, déclin de l’hégémonie (contestation graduelle du leadership). Venise (1350-1648), Provinces-Unies (1648-1815), Grande-Bretagne (1815-1945), États-Unis (1945- ?) se sont succédé comme puissance hégémonique. Où en sont aujourd’hui les États-Unis ? Faut-il parler, comme Luigi Scandella, du déclin américain (Bulletin financier ING Belgique, n° 2395) ?


À ce jour, la puissance économique américaine reste considérable. Ni l’Europe ni le Japon ne sont encore en mesure de concurrencer les États-Unis, tandis que la Chine et l’Inde viennent seulement d’entrer dans l’économie-monde. La puissance politique est tout aussi redoutable. Certes, en ne cautionnant pas la guerre en Irak, certains pays européens ont contesté la politique du président Bush. Mais tout est rentré dans l’ordre. Et la puissance militaire américaine, in globo, est toujours effective. Toutefois, des signes, tant économiques que politiques ou militaires, ne peuvent être négligés. Ils témoignent moins d’un déclin que de la confirmation, largement entamée, du retournement à la baisse du cycle hégémonique américain. Quels sont ces signes ?

  • L’endettement colossal des entreprises, des particuliers et de l’État américain, caractéristique des puissances hégémoniques, dénoncées par Kant en 1796 (Vers la paix perpétuelle), dans le retournement à la hausse au profit de l’Angleterre : « Un système de crédit et de dettes croissant à perte de vue mais toujours à l’abri d’un remboursement immédiat (parce que les créanciers ne se présentent pas tous à la fois) - invention judicieuse d’un peuple commerçant de ce siècle - constitue une dangereuse puissance d’argent, à savoir un trésor de guerre qui dépasse les trésors de tous les États pris ensemble, mais qui peut s’épuiser si on supprime un jour les taxes (épuisement que l’animation du commerce et ses répercussions sur l’industrie et les gains peuvent cependant différer encore longtemps) ». L’endettement des États-Unis est beaucoup plus important avec, circonstances aggravantes, un créancier majeur (le Japon), la baisse des impôts et un déficit budgétaire qui grandit.

  • Le poids nouveau de la Chine dans la vie économique ne peut être occulté. La Chine est devenue non seulement le nouvel « atelier du monde ». Elle impose ses prix largement concurrentiels au point de mettre en péril les vieux secteurs industriels du monde occidental. Sa croissance rapide augmente ses besoins en matières premières. Ils pèsent lourdement sur les cours et notamment sur ceux des marchés pétroliers, ce qui est tout à fait nouveau. La montée en puissance de la Chine est incontestable, mais fragile, compte tenu du système bancaire qui doit être assaini, du surinvestissement, des risques d’implosion sociale, d’un État de droit encore précaire et d’élites urbaines « plus soucieuses d’économisme que de démocratie », comme le note Luigi Scandella (Bulletin financier ING-Belgique, n° 2377).

  • En privilégiant la seule globalisation, les États-Unis sous-estiment largement les « fragmentations ethno-civilisationnelles » chères à Luigi Scandella (Bulletin financier ING-Belgique, n°2347). On assure davantage son hégémonie en favorisant la coexistence de langues, de religions, de singularités, de rythmes et de modes de vie (L’Empire austro-hongrois a longtemps subsisté grâce à une telle politique). En les ignorant ou, plus précisément en les brimant, le triomphe apparent de l’économie libérale, des marchés financiers et de l’American Way of Life, présenté comme fin de l’histoire, est menacé par des particularismes qui, en toute légitimité, se réveillent.

  • Les États-Unis ne maîtrisent plus la situation en Irak. Et en attaquant l’Irak sous les prétextes qui peuvent être aujourd’hui qualifiés de fallacieux, ils ont transgressé le rôle dévolu à la puissance hégémonique. Être le Gendarme du monde, c’est exercer, avec des mots de Kant (Vers la paix perpétuelle), « une disposition combative, qui n’est pas encore la guerre » mais doit « empêcher d’autant mieux la guerre », c’est mettre en place une stratégie dissuasive et non, comme c’est le cas ici, une stratégie agressive visant à protéger des intérêts industriels et privés. Que pèse encore, à long terme, face au poids grandissant de l’opinion publique, la volonté d’une minorité de faire une « guerre absolue », avec « un seul objectif final définitif », selon les mots de Karl Clausewitz (De la guerre), fixé unilatéralement par le Pouvoir en place ? Clausewitz définit cet objectif final, comme des « grandeurs morales », soit « l’esprit qui imprègne la guerre tout entière », qui dépasse largement « le fait de n’accepter que les rapports de force purement physiques ». Et Clausewitz précise que « tous les objectifs particuliers ont été fondus » dans cet objectif final. C’était bien le cas lors de la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est pas celui de la guerre d’Irak. Les valeurs du bien, mises en avant, ne représentent pas la somme des objectifs particuliers mais bien ceux, limités, du Pouvoir et des pseudo-élites, libérales et conservatrices, qui le soutiennent : la toute puissance des marchés, le libre-échange, la baisse des impôts et des prestations sociales, la flexibilité généralisée des travailleurs, les seules religions chrétiennes...


Déclin, selon l’analyse de Luigi Scandella ou phase de retournement du cycle hégémonique largement entamée comme je le suggère ? Peu importe, la nuance est, tout compte fait, infime. La puissance hégémonique des États-Unis n’est plus ce qu’elle était.

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