Notes pour une rythmologie politique

Pascal Michon
Article publié le 3 avril 2012
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Notes pour une rythmologie politique  », Rhuthmos, 3 avril 2012 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article534

Contribution présentée au Forum Le Monde-Le Mans « Où est passé le temps ? », le 5 novembre 2011. Voir également sur le même sujet.


On fait beaucoup de cas, depuis quelques années, de ce que l’on appelle « l’accélération de la vie ». On souligne, tour à tour, l’accélération du tempo des existences singulières, l’accélération du changement technique, l’accélération de la mutation des structures sociales. Ces phénomènes sont incontestables mais il n’en est pas de même, me semble-t-il, des conclusions qu’on en tire : le délitement irrémédiable de la vie quotidienne, l’opportunisme de l’action et le blocage des systèmes. Tout en pointant des évolutions importantes, la sociologie du temps aboutit à une impasse éthique et politique, qui appelle une autre approche fondée sur le rythme.


Cet exposé se déploiera ainsi en deux mouvements. Tout d’abord, j’essaierai de montrer pourquoi les conclusions que l’on tire du thème de l’accélération sont, pour la plupart, irrecevables. Puis, je proposerai quelques éléments d’une conception alternative de ce qui est en train de nous arriver et de ce que nous pouvons faire dans ce nouvel environnement.

 Sur la vogue actuelle du thème de l’accélération

La thématique de l’accélération est aujourd’hui à la mode. En quoi consiste-t-elle ? On nous dit, tout d’abord, que ces différentes formes d’accélération ont des effets délétères sur nos existences. Que nous sommes soumis à des sollicitations d’agir de plus en plus rapprochées, souvent même simultanées, et que nous nous épuisons à suivre, au travail comme dans la sphère privée, des tempos de plus en plus en frénétiques.


On nous dit, ensuite, que, du fait de l’accélération des changements social et technique, les individus singuliers, aussi bien d’ailleurs que les individus collectifs, adopteraient désormais des formes d’identité « opportunistes ». Ils ne se détermineraient plus par rapport à des projets, dont la probabilité qu’ils se réalisent serait suffisamment assurée par une évolution lente des conditions structurelles de la vie. À cause de la vitesse désormais intra-générationnelle des transformations sociales, ils se recentreraient sur le court terme, voire sur le seul présent, de manière à maintenir ouvert le plus d’options possibles, en jouant sur plusieurs terrains simultanément. Nous serions entrés dans une nouvelle ère dominée par une éthique et une politique profondément opportunistes.


On nous dit, enfin, que du fait même de cette diminution drastique des capacités de projection des individus singuliers et collectifs vers l’avenir, et de cet opportunisme forcé, la modernité avancée se caractériserait désormais par la conjugaison d’une accélération permanente des changements techniques, sociaux et individuels, et d’une pétrification des systèmes, qui se seraient autonomisés et échapperaient à tout contrôle. Tout irait toujours plus vite superficiellement, alors que les structures du monde seraient de plus en plus figées et difficiles à transformer. Comme Anthony Giddens, qui comparait, il y a déjà une vingtaine d’années, la modernité avancée à « un camion fou » (a juggernaut), ou Zygmunt Bauman qui la voyait pour sa part comme « un avion sans pilote », Hartmut Rosa termine ainsi le livre qu’il a consacré aux phénomènes d’accélération (1re éd. 2005) sur un constat très sombre : nous serions déjà dans une post-histoire qui se déroulerait sans que nous puissions l’orienter ou même l’infléchir d’une quelconque manière.

 Principales limites des sociologies de l’accélération

Dans chacun de ces cas, on passe, me semble-t-il, d’une manière un peu accélérée – si je puis me permettre –, d’analyses factuelles tout à fait recevables à des conclusions beaucoup plus contestables. Reprenons point par point.


La critique des tempos de la vie quotidienne semble justifiée, au moins jusqu’à un certain point. Richard Sennett a montré, dans Le Travail sans qualités (1re éd. 1998), les effets dramatiques de l’accélération et de la flexibilité accrue du monde du travail – ce qu’il appelait « la corrosion du caractère ». Et nous ne cessons de nous confronter à leurs conséquences pratiques, sociales et politiques. Il y a là, à l’évidence, un véritable problème, au moins pour les sociétés les plus ouvertes au capitalisme mondialisé.


Mais d’abord cette accélération n’est pas si nouvelle. Elle a fait l’objet de très nombreux travaux entre la fin du XIXe siècle et les années 1960. Tarde, Simmel, Benjamin, Friedmann, Naville, entre autres, ont montré les conséquences négatives, mais aussi parfois positives, du développement des médias, de la grande ville et des nouvelles formes d’organisation du travail.


Ensuite, beaucoup des travaux concernant ce premier aspect de l’accélération sont menés sur le mode de la simple déploration : autrefois, le temps passait lentement, on avait le temps du temps ; aujourd’hui, tout va trop vite et nous sommes constamment débordés… Or, ce genre de plainte oublie que des vitesses lentes peuvent être la cause d’une désindividuation ou de troubles pathologiques – comme on le voit fréquemment chez les prisonniers, les personnes âgées ou en marge des réseaux. À l’inverse, des vitesses rapides peuvent tout à fait permettre des individuations de bonnes qualités – si les conditions techniques et sociales sont réunies. Tout est une question d’équilibre entre la vitesse permise par les techniques, la vitesse exigée par le néo-capitalisme et l’organisation collective de notre usage du temps.


Deuxième problème évoqué : la disparition de l’avenir, le recentrement sur le présent et l’opportunisme des acteurs qui en découlerait.


À cet égard, on peut noter, tout d’abord, que ces phénomènes sont largement absents des pays émergents, comme la Chine, l’Inde, le Brésil, et maintenant des pays arabes. Les événements qui se sont produits cette année dans ces pays montrent, s’il fallait encore le montrer, que l’avenir n’a pas disparu et que le présent peut encore être porté par un projet social, politique et économique. De plus, ces pays connaissent des transformations sociales et démographiques aussi rapides, voire plus rapides, que les nôtres. Il n’y a donc pas de raison non plus d’attribuer le manque de projet censé caractériser nos sociétés à la seule vitesse des mutations intra-générationnelles.


En ce qui concerne maintenant les sociétés les plus développées, ces phénomènes sont à la fois moins profonds et beaucoup moins étendus que nous le disent les sociologues.


Certes, la vitesse des mutations sociales entraînées par la mondialisation néo-capitaliste a rendu plus difficile de se projeter à longue échéance ; certes, l’avenir semble moins clairement dessiné qu’il ne paraissait l’être il y a encore une trentaine d’années.


Mais, tout d’abord, cette perte du sens du projet et surtout ses conséquences sont largement exagérées. Il existe dans nos sociétés, quant à l’action et au temps, une pluralité de valeurs, dont certaines misent sur une survalorisation de l’instant et de l’éphémère, d’autres sur un rapport privilégié au passé, d’autres sur un futur, d’autres encore sur une attitude ferme et digne quant au présent, proche de ce qu’Orwell appelait la common decency, cette qualité qui permet de conserver au jour le jour une attitude éthique et politique ferme sans s’adosser à un absolu. Tout le monde, que cela soit au niveau individuel ou au niveau collectif, n’adopte pas un comportement nomade et opportuniste. Outre que la sociologie systémiste ignore qu’il est possible de vivre au présent dignement, elle sous-estime aussi grandement les capacités de résistance, de réaction et surtout d’invention des individus singuliers et collectifs. Que ce soit dans l’action tournée vers le présent ou celle qui se pense en fonction d’un futur, il ne semble pas du tout que nos capacités soient inférieures à celles de nos prédécesseurs. Si l’avenir semble aujourd’hui en partie bouché, c’est bien plus du fait de la jeunesse des nouveaux mouvements sociaux, d’un côté, et de la conversion des partis social-démocrates au néo-libéralisme, de l’autre, que de l’accélération des changements des structures sociales. Le problème est donc beaucoup moins sociologique que politique et éthique.


Ensuite, il est loin d’être certain que cette accélération dure éternellement. Si l’on en juge par ce qui s’est passé lors de la première mondialisation, à la fin du XIXe siècle et au début du suivant, après une période de fluidification et de mutations rapides, qui comporte de nombreuses analogies avec celle que nous venons de traverser, le monde s’est réorganisé et a fini par trouver une nouvelle forme d’équilibre. On peut donc s’attendre à ce que, après une période de mutations accélérées, où tous les systèmes existants ont été mis à mal, le monde se réorganise, trouve d’autres arrangements, d’autres modes de répartition des pouvoirs, et retrouve ainsi un régime d’évolution sociale moins rapide. La question est plutôt de savoir comment il va retrouver cet équilibre et s’il aura besoin de nouveau d’une ou plusieurs crises violentes pour y arriver, ou s’il pourra le faire de manière souple et négociée.


Venons-en au dernier problème évoqué par les sociologues et penseurs de l’accélération : la conjugaison d’une accélération des changements techniques, sociaux et individuels, et d’une pétrification des systèmes, qui se seraient autonomisés, fonctionneraient désormais d’eux-mêmes et échapperaient à tout contrôle politique.


Cette représentation couronne la série des critiques énoncées par ces sociologues et penseurs à l’égard du monde contemporain et elle en montre, plus que toute autre, la faiblesse.


D’un point de vue factuel, il est vrai que la mondialisation s’est traduite par une autonomisation accrue des sphères financière, médiatique et même industrielle dans le cas des Firmes Multi-Nationales. Mais, d’abord, cette autonomisation ne concerne pas tous les pays de la même manière. Les émergents et même les États-Unis conservent, par exemple, jalousement le contrôle de leur monnaie et de leurs taux d’intérêt. Les uns en profitent pour exporter et les autres pour emprunter à bas prix. Le problème est beaucoup plus accentué en Europe dont les dirigeants ont employé les trente dernières années à se priver eux-mêmes de tous les pouvoirs qu’ils avaient sur l’économie, et c’est du reste pourquoi ces pays, à quelques exceptions près, n’arrivent plus aujourd’hui ni à exporter ni à emprunter. Ensuite, les médias globalisés servent tous des intérêts sinon nationaux, du moins régionaux, et les FMN sont loin d’être des entités flottant sur l’océan mondial, indifférentes au devenir de leur état d’origine, car elles ne disposent d’aucun moyen de protection propre. Enfin, là où elle s’est produite, cette autonomisation n’a pas eu grand-chose à voir avec l’accélération des changements techniques et sociaux. Elle a été le résultat des décisions politiques et géo-politiques prises dans les sphères dirigeantes publiques et privées pendant ces trente dernières années. Il n’existe – pas plus aujourd’hui qu’hier – aucun déterminisme des techniques et la plupart des usages qui sont faits de celles-ci sont inspirés par des intérêts économiques ou des objectifs idéologiques.


Quel que soit le côté empirique par lequel on l’approche, l’idée d’une autonomisation complète du capitalisme, c’est-à-dire d’une déconnexion totale entre l’économique et le politique, semble donc plus de l’ordre du fantasme que de la réalité.


D’un point de vue théorique, on peut, du reste, se demander si le paradigme systémique est encore adapté au siècle dans lequel nous venons d’entrer. La question se pose en effet de savoir si le concept de système – qui s’est imposé dans les sciences sociales au début de la période de relative stabilité que nous avons connue du milieu des années 1940 au milieu des années 1970 – peut encore nous permettre de comprendre et critiquer un monde, où précisément tous les anciens systèmes ont été ouverts, amaigris, fluidifiés, et dans lequel, en tout cas pour le moment, c’est la mutation qui l’emporte sur l’organisation. Autrement dit, on peut se demander si la crainte d’une « pétrification des systèmes » n’est pas, tout simplement, un artefact produit par l’application d’un paradigme dépassé sur une réalité nouvelle que l’on n’arrive pas à comprendre.

 Éléments de rythmologie politique

C’est la thèse que je voudrais défendre maintenant. Tous les aspects contestables des différentes pensées de l’accélération, leur côté pleurnichard, leurs accusations infondées d’opportunisme, leur pessimisme foncier – et finalement très conservateur – qui pense que plus aucun changement d’envergure n’est possible, parfois même leurs imprécations contre la modernité qu’elles confondent avec le monde moderne, tout cela relève en fait de la domination d’un paradigme scientifique dépassé, dont l’application ne permet pas de mettre en lumière ce qui bouge vraiment, ce qui s’invente.


Ce qu’il nous faut comprendre aujourd’hui, ce ne sont pas tant les causes et les conséquences de l’accélération du tempo de nos vies, que la qualité très variable des différentes manières de s’individuer singulièrement et collectivement qui existent dans nos sociétés. Et cela passe par une étude de leurs rythmes. Comme le faisait remarquer Barthes dans son premier Cours au collège de France : « Il existe un lien consubstantiel entre pouvoir et rythme. Ce que le pouvoir impose avant tout, c’est un rythme (de toutes choses : de vie, de temps, de pensée, de discours). »


Un deleuzisme accéléré, que l’on trouve depuis longtemps chez Paul Virilio et que l’on voit réapparaître aujourd’hui, en sociologie chez Hartmut Rosa et dans certaines branches des études littéraires, chez Marielle Macé, réduit le rythme à des questions de variations de vitesse. Toute la théorie de l’accélération est fondée sur cette prémisse. Mais le rythme comprend bien d’autres aspects qu’il est indispensable de repérer, si l’on veut pouvoir juger de l’organisation des processus d’individuation – et donc de leurs diverses qualités éthiques et politiques.


Les principales composantes des rythmes de l’individuation sont les rythmes corporels, les rythmes langagiers et les rythmes sociaux. Ce qui rend difficile leur saisie, c’est, premièrement, que tous ces rythmes sont entrelacés ; deuxièmement qu’ils impliquent toujours les deux niveaux, singulier et collectif ; troisièmement que la plupart d’entre eux relève moins de la conception métrique plus ou moins aménagée, que nous avons héritée de Platon, que d’une autre conception, beaucoup plus intéressante, qui existait en Grèce ancienne avant Platon et qui faisait du rhuthmos une « manière de fluer ». La tâche est donc complexe, mais je vais quand même tenter de les distinguer analytiquement à travers quelques exemples.


Depuis longtemps on sait, grâce à Mauss, que la corporéité humaine n’est pas naturelle mais organisée par des techniques partagées socialement. Il existe, suivant les groupes dans lesquels on vit, suivant les moments, et parfois même suivant les singuliers observés, des manières différentes de dormir, de manger, de marcher, d’avoir une activité sexuelle, etc. Ces manières, on le voit, n’impliquent pas simplement des tempos différents, mais bien des organisations différentes de l’usage des corps. Aujourd’hui, on connaît par exemple la manière jogging, la manière salle de musculation, la manière chirurgie esthétique ; ou bien, la manière manifestation, la manière procession, la manière pèlerinage ; ou bien encore, la manière transports en commun et la manière assise derrière le volant d’une automobile, etc. Michel Alhadeff-Jones a publié récemment sur le site RHUTHMOS, tout un ensemble de vidéos qui interrogent, d’un point de vue artistique, ces diverses manières corporelles.


Il en est de même au niveau de l’activité du langage. Cette activité n’est pas déterminée par des structures linguistiques ou sémiotiques, qui en formeraient le cadre a priori ; ni, du reste, par des flux de vitesses différentes ; elle est, elle aussi, organisée par des techniques qui sont autant de manières d’avancer dans le discours : la manière totalitaire, par exemple, analysée par Klemperer dans LTI ; la manière communicationnelle qui domine de nos jours les médias et la politique, et qui réduit tout à l’information et nous coupe de l’expérience ; la manière intégriste qui croit que le langage ne doit servir qu’à la répétition d’une parole déjà dite ; la manière poétique qui rouvre, au contraire, le discours sur l’inconnu et l’aventure de la subjectivation, etc.


C’est encore la même chose au niveau des interactions et des institutions sociales. Evans-Pritchard est l’un des tout premiers à l’avoir montré, les unes et les autres n’existent pas en soi, comme des cadres formels de l’action ; elles ne se présentent par non plus simplement comme des activités fuguées de tempos variables ; elles aussi sont organisées par des techniques d’interaction qui nouent et dénouent en permanence les singuliers mais aussi les collectifs les uns avec les autres. Comme dans les cas précédents, il existe des manières différentes d’avancer dans le social, qui dépendent essentiellement de la façon dont sont organisés le conflit et l’alliance. L’une des manières les plus communes aujourd’hui est la manière marché, mais une manière également très répandue est la manière don ; il y aussi la manière service public, la manière électorale, la manière grève, la manière manifestation, la manière boycott, la manière action armée, la manière terroriste, etc. ; il y a enfin des manières qui sont très rarement prises en compte par la sociologie, la philosophie et les sciences politiques : les manières poétique et artistique.


Or, toutes ces techniques sont loin de produire des individuations de qualités égales. Certaines, celles que j’appellerai de faible rythmicité, ont tendance à produire des individus singuliers mais aussi collectifs très labiles, indépendants certes mais peu autonomes. Des individus à faible capacité d’expérience et de vivre. C’est le cas des corporéités de synthèse branchées sur le marché, des discursivités réduites à l’information et coupées de l’expérience vécue, des socialités qui noient le conflit dans l’échange économique ou la bipolarisation partisane – ou de celles qui en font, à l’inverse, l’unique critère de l’éthique et du politique.


D’autres, au contraire, celles que j’appellerai à forte rythmicité, permettent de produire et d’entretenir des individus singuliers et collectifs dotés d’une forte puissance d’agir et d’exister. Du côté des corps, ce sont toutes les manières qui augmentent leurs capacités d’action et d’expérience. Du côté du langage, toutes celles qui accentuent ses capacités pragmatiques et poétiques, sa puissance à prendre en charge les conflits et les désirs, à faire circuler les transsujets qui en sont issus, et finalement à faire accéder les individus singuliers ou collectifs à la subjectivation. Enfin, du côté du social, toutes les manières qui organisent une alternance suffisamment régulière, voire la possibilité d’une simultanéité, du conflit et de l’alliance.

 Le problème principal aujourd’hui n’est pas l’accélération mais la faible rythmicité de beaucoup des processus d’individuation

Pour saisir ce qui se passe aujourd’hui, les sciences sociales doivent partir de ce qui constitue véritablement le « milieu », c’est-à-dire non pas du cadre temporel de l’action, non pas même de l’action elle-même, mais de l’action et de son organisation, c’est-à-dire de la manière dont se déroulent les activités corporelles, langagières et sociales au cours desquelles les individus singuliers et collectifs apparaissent, se densifient, se défont et éventuellement disparaissent. Le temps est évidemment une donnée importante pour ces activités, mais la vitesse de son écoulement n’est pas en elle-même déterminante. Ce qui compte, c’est bien plutôt comment sont organisés les fluements corporels, langagiers et sociaux, ce sont leurs manières spécifiques de fluer, ce sont leurs rythmes – et ce sont les qualités très variables des individuations singulière et collective qui en découlent.


De ce point de vue, le monde contemporain n’apparaît pas comme traversé ou déterminé par une accélération générale – ce diagnostic relève d’une conception historiciste, qui, à la fois, réduit l’histoire à un facteur d’évolution unique et voit le passé comme séparé radicalement du présent par une coupure, un basculement qui nous aurait fait entrer dans une autre histoire, voire, pour les plus extrêmes, dans une post-histoire.


Le monde contemporain est composé – comme tous ceux qui l’ont précédé – d’une mosaïque de rythmes, de manières corporelles, langagières et sociales, qui interagissent en permanence les unes avec les autres, et dont l’évolution globale reste ouverte.


La question qui se pose à nous n’est donc pas du tout de créer – on ne sait par quels moyens – des oasis, des îles, des capsules de décélération au sein d’un monde, qui resterait identique par ailleurs. Cette solution révèle, par son seul énoncé, son caractère non seulement chimérique mais aussi foncièrement défaitiste.


La question est bien plutôt : 1. de comprendre l’immense diversité des rythmes d’individuation ; 2. d’évaluer leurs différentes qualités éthiques et politiques ; 3. de lutter contre les rythmes à faible rythmicité, qui réduisent les individus à de simples dispositifs de production et de consommation ; 4. de promouvoir les rythmes les plus encapacitants pour les singuliers et les collectifs.


Pour le dire autrement – et ce serait mon 5. –, la question est de repérer et de développer parmi ces rythmes tous ceux qui produisent du sujet, c’est-à-dire tous ceux qui, en développant la puissance des corps et en leur offrant les formes langagières qui donnent sens et valeur aux actes qu’ils accomplissent, leur permettent de s’associer, de conjoindre leur puissance de vie et de se transformer finalement en agents de leur propre vie.

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