Une jeunesse féminine face au temps marchand

Contraintes du travail à temps partiel et évolutions du rapport à une disponibilité temporelle flexible

Article publié le 26 novembre 2013
Pour citer cet article : , « Une jeunesse féminine face au temps marchand , Contraintes du travail à temps partiel et évolutions du rapport à une disponibilité temporelle flexible », Rhuthmos, 26 novembre 2013 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article1041

Ce texte a déjà paru dans un dossier de la revue SociologieS en novembre 2013 où il est disponible. Nous remercions Rachid Bouchareb de nous avoir autorisé à la reproduire sur RHUTHMOS.


Résumé : Le travail à temps partiel constitue une modalité d’emploi typique d’une jeunesse féminine travaillant dans les boutiques de chaîne (enseignes de prêt-à-porter). Dans ce secteur, la flexibilité au service du marché (flux de clients) impose une disponibilité temporelle flexible : temps partiel et variabilité. Cet article s’intéresse aux relations entre cette disponibilité temporelle exigée et la disponibilité de jeunes femmes pour ce type d’emploi. Il questionne les facteurs biographiques et professionnels qui les conduisent à accepter, supporter ou s’opposer à cette norme de disponibilité.


Abstract : Part-time work constitutes a typical method of use of a female youth working in chain shops. In this sector, flexibility with the service of the market (flow of customers) imposes a flexible temporal availability : part time and variability. This article is interested in the relations between this required temporal availability and the availability of young women for this type of employment. It questions the biographical and professionals factors who lead them to accept, support, or to be opposed to this standard of availability.

 Introduction

L’extension d’un temps marchand dans de nombreux secteurs d’activités depuis les années 1980, notamment dans les services, a modifié en profondeur les temporalités professionnelles et renforcé la division sexuée du temps de travail avec la norme féminine d’emploi à temps partiel. L’organisation du travail et la gestion de l’emploi dans les entreprises deviennent plus flexibles car elles sont à présent davantage gouvernées par les rythmes du marché et des clients. Dans le commerce de détail, l’intensité des activités de distribution et de consommation des marchandises produit ainsi des rythmes imprévisibles d’emploi et de travail en rupture avec un temps industriel unificateur [1] qui favorisait une norme principale de temps de travail et la synchronie des temps sociaux (Bouffartigue, 2012).


Le secteur du commerce a historiquement contribué à produire des normes temporelles sexuées de travail et d’emploi comme le temps partiel (Kergoat, 1984 ; Maruani, 2000 ; Beau, 2004). Les temps d’ouverture des commerces sur des périodes plus atypiques (soirée, week-end) déterminent aujourd’hui fortement un temps salarial – de subordination à l’entreprise – plus flexible. Soutenues par les politiques publiques de promotion du temps partiel durant les années 1980 et 1990, les entreprises de ce secteur ont massivement développé le temps partiel afin de composer avec la discontinuité des rythmes de consommation. Ce processus a conduit à façonner une disponibilité temporelle contrainte. François-Xavier Devetter définit le concept de disponibilité temporelle au travail par trois dimensions du temps de travail : la durée, la localisation des horaires et leur variabilité-prévisibilité (Devetter, 2002). Dans cet article nous cherchons à articuler ce concept avec les conditions sociales qui rendent possible cette disponibilité, notamment le rôle de la division sexuelle du marché du travail et des emplois de service dans la disponibilité de groupes de main-d’œuvre (jeunes femmes de moins de 30 ans).


Nous présentons les situations de vendeuses en boutiques de prêt-à-porter connues pour une disponibilité contrainte (temps partiel) et/ou flexible (variabilité) attendue et exigée par l’encadrement. Tant en France qu’en Belgique (Vendramin, 2007 ; Valenduc, 2012), de jeunes femmes peu diplômées, majoritaires dans les boutiques de chaîne, expérimentent le travail à temps partiel avec des horaires atypiques (Masson, 1999 ; Lesnard, 2006) et parfois variables selon les flux de clients. À l’échelle du commerce de détail, comme cela peut l’être dans l’hôtellerie-restauration, il devient au fil de l’âge difficile d’articuler travail à temps partiel – du fait de sa variabilité – et vie familiale (Letablier, 2006), notamment dans les grandes surfaces (hyper et supermarchés, supérettes discount) qui concentrent des femmes moins jeunes [2]. Dans les boutiques étudiées, les jeunes femmes ne travaillent pas à temps partiel pour « concilier vie professionnelle et vie familiale », mais connaissent une « précarité d’intégration » [3] qui explique leur disponibilité temporelle pour ce temps de travail.


Cet article interroge la rencontre entre une demande de disponibilité temporelle flexible de la part des boutiques de réseaux et la disponibilité de jeunes femmes pour ce type d’emploi au cours de leur parcours de vie. Il cherche à comprendre comment ces jeunes salariées acceptent, supportent et résistent à cette norme de disponibilité au fil de l’âge. Nous développerons dans un premier temps l’ajustement entre une organisation temporelle flexible des boutiques et la disponibilité d’une jeunesse féminine, pour examiner dans un second temps comment se différencie le rapport à cette disponibilité temporelle selon l’expérience professionnelle et le parcours de vie des jeunes femmes.


Méthodes


Notre enquête de terrain dans le « monde des boutiques » a eu lieu en France (région parisienne) et en Belgique (Bruxelles, Namur) entre 2004 et 2007. Elle s’appuie sur différentes données qualitatives (entretiens semi-directifs et approfondis, entretiens collectifs, observations d’interactions en boutique) et quantitatives [4] (exploitation d’enquêtes : Génération du Cereq, Eurostat, Observatoire bruxellois de l’emploi). Le choix d’observer ces deux pays s’explique par certains traits communs : réseaux internationaux de boutique, organisation du travail et gestion de l’emploi, féminisation de l’emploi dans le commerce, croissance du travail à temps partiel, et des politiques de soutien du temps partiel dans les années 1980-1990, plus développées en Belgique (temps partiel des femmes en Belgique : 41.5 % ; en France : 29.8 %, source Eurostat, 2009).


Sur le plan qualitatif, les entretiens ont été menés avec 35 femmes âgées de 18 à 42 ans ; la plupart ont moins de 30 ans. Elles sont pour la plupart issues de milieux populaires du point de vue de la profession des parents (ouvriers qualifiés et non qualifiés, employées dans les services, père au chômage, mère sans emploi) et de l’habitat (cités populaires, éloignement du centre-ville). Leur niveau scolaire varie de la sortie de 3e au BEP et Baccalauréat professionnel (niveau secondaire en Belgique) au niveau universitaire pour les étudiantes (Licence en sciences humaines et sociales). Certaines vivent chez leurs parents, étant étudiantes ou en recherche d’emploi, d’autres vivent seules et doivent assumer un logement. La plupart des vendeuses interrogées ne sont pas étudiantes et certaines ne le sont plus, la majorité est en CDI à temps partiel (10 à 30 h). Les informations recueillies portent sur leur trajectoire d’emploi, l’expérience et les conditions de travail en boutique : statut, temps de travail, relations de travail. Les situations professionnelles sont instables, la vente n’étant qu’un secteur d’embauche parmi d’autres (restauration, téléprospection, missions d’intérim…).


Malgré les difficultés d’accès à ce terrain (refus des enseignes et de l’encadrement), nous avons pu mener une monographie en interrogeant à la fois l’encadrement et des employées d’une petite boutique de réseau (MOD, 4 salariées) en France (boutique d’un grand centre commercial de la région parisienne) ; d’autres entretiens ont été réalisés avec des vendeuses de différentes enseignes (voir tableau ci-après).


L’ordre des statuts d’emploi en boutique est structuré par une division des temps de travail – temps plein/temps partiel – qui renvoie à une division hiérarchique et morale du travail, managers et adjoints plus gestionnaires d’un côté, vendeuses uniquement exécutantes de l’autre. Le noyau d’employés « stables » (marché interne), de fait limité et souvent réduit à l’encadrement, se définit par la norme du CDI à temps complet. Seul le personnel d’encadrement (un-e responsable parfois secondé-e d’un-e ou plusieurs adjoint-e-s) travaille à temps plein ; les vendeuses à temps partiel y accèdent plus difficilement. Dans l’une des boutiques enquêtées à Bruxelles, seules trois vendeuses parmi les trente que compte la boutique sont à temps plein. Les autres sont à temps partiel, comprenant à la fois du temps « choisi » (étudiantes) et du temps contraint. Dans une autre boutique à Paris (Boutique MOD, quatre salariées dont trois interrogées), seules la responsable (42 ans) et son adjointe (28 ans) sont à temps plein, les deux autres vendeuses ont un temps partiel imposé (20h). L’encadrement (âgé de 30 à 45 ans) sous statut salarié possède en général un diplôme bac +2 avec une expérience dans le commerce.


Des entretiens (n=3) avec des responsables de boutique de trois réseaux d’enseigne (nommés manager par leurs directions) informent des représentations du temps marchand et du contenu de la norme de disponibilité temporelle flexible.


D’autres entretiens (n=10) ont été menés avec des délégués et des responsables syndicaux (France : CGT, Belgique : FGTB-Setca et CSC-CNE). Ces entretiens informent des pratiques de flexibilité de l’emploi et du temps de travail dans les deux pays et permettent de dégager certaines représentations à l’égard de « jeunes » qui seraient peu enclins à contester les normes temporelles flexibles.



 Une norme d’emploi à temps partiel ajustée à la disponibilité d’une main-d’œuvre féminine

Le monde des boutiques est un lieu de travail où l’âge et le sexe sont au premier plan des normes d’embauche et de flexibilité à temps partiel. Le temps des boutiques s’accorde avec la disponibilité de groupes de jeunes femmes au temps d’insertion qui s’allonge et les contraint à supporter une précarité d’emploi. Il s’agit d’abord de comprendre dans cette première partie comment une temporalité marchande ordonne le temps de travail de façon flexible, pour ensuite examiner l’assignation sexuée des femmes à cette norme d’emploi et les pratiques de management de la disponibilité temporelle qui en découlent.


Temporalité marchande et flexibilité du temps de travail


Les réseaux de boutiques [5] produisent de nouveaux modèles de consommation (« mode accessible ») et de rythmes de travail sous la dépendance d’une temporalité sociale dominante : la temporalité marchande. Cette temporalité, qui tient à la sphère de circulation de la marchandise, a recomposé les temporalités sociales en atténuant la frontière classique entre un temps de travail contraint et un temps libre. À la différence de la période d’industrialisation où le temps de travail imposait une séparation entre les activités professionnelles et les autres activités sociales (Thoemmes & de Terssac, 2006), les services marchands (dont la distribution) réorganisent à présent les temps d’emploi et de travail suivant une fluctuation marchande. Les heures d’ouverture et leur extension croissante (ouvertures tardives, week-end, jours fériés) modèlent fortement les conditions d’emploi et de socialisation professionnelle des jeunes employé-e-s. Le petit commerce traditionnel était connu pour sa forte extensivité des horaires, l’employé devant être disponible sur l’ensemble de la journée. Au sein des boutiques de réseaux (grandes enseignes de mode), la temporalité marchande produit un temps de travail typiquement flexible car ajusté en permanence aux périodes jugées les plus rentables à une échelle temporelle de plus en plus resserrée (certaines plages horaires par exemple). Comme pour les emplois de caissières (Alonzo, 1998 ; Bernard, 2005), les directions des enseignes cherchent à réduire les temps où les vendeuses leur semblent inoccupées, ce qui explique les horaires décalés et « éclatés ».


Ce temps de travail réduit est révélateur d’une ségrégation sexuée des catégories socioprofessionnelles, de l’emploi et du temps de travail (Maruani, 2000 ; Kergoat, 2005). Le salariat féminin des boutiques se compose en outre d’employées polyvalentes à la fois vendeuses, manutentionnaires, caissières. Les enseignes comptent des réseaux centralisant de multiples boutiques dont la part dépasse maintenant la moitié des emplois du commerce de détail (Ferrante, 2012). Cette forte concentration a eu pour effet une uniformisation des pratiques de gestion de l’emploi. Dans un contexte de forte concurrence entre enseignes, la rationalisation temporelle, qui était auparavant moins dépendante du flux de clients, cherche à présent à générer de nouveaux temps de consommation (soirée, dimanche, jours fériés). Le temps marchand devient ainsi un temps hégémonique qui flexibilise le temps de travail et subordonne corrélativement la disponibilité des employé-e-s. Le flux tendu (Durand, 2004) caractérise un approvisionnement en marchandises en « temps réel » (zéro stock), selon l’évolution des ventes, ce qui a pour effet une indétermination du temps travaillé et une variation des tâches.


Dans ces conditions, la relation avec les clients, en principe au cœur du métier de vendeuse, est souvent restreinte durant les périodes de forte affluence où le travail est consacré à l’encaissement et au rangement des produits. Certaines vendeuses à temps partiel ne connaissent que des rythmes intenses (15-20h, samedi, soldes), il est rare qu’elles alternent temps creux et temps intense car les enseignes cherchent à réduire au maximum la présence des salariés durant les cycles faibles des ventes afin d’optimiser la rentabilité de la boutique. Les contraintes marchandes (Gollac & Volkoff, 2000), qui caractérisent leurs conditions de travail et d’emploi, s’articulent ainsi à la disponibilité temporelle de ces jeunes femmes sur le marché du travail (Alaluf, 1998).


Un emploi « fait pour les jeunes femmes »


Ces réseaux de boutiques emploient massivement des jeunes femmes si bien que l’on peut se demander comment se produit une correspondance entre une disponibilité temporelle contrainte (temps partiel) et une disponibilité individuelle pour ce type d’emploi. La forte présence féminine doit être mise en rapport avec la légitimation sexuée de la relation de service. Elle renvoie à la construction patronale d’une représentation de la (non)qualification du travail de vente distincte de la norme du métier ; il en découle une absence historique de stabilité d’emploi dans les activités de commerce (Beau, 2004). De plus, l’image récurrente de « petits boulots » entretient la faible régulation juridique de l’emploi à temps partiel au profit d’une norme marchande d’emploi. En France, le commerce de détail d’habillement compte ainsi 81,5 % de femmes et 39 % des effectifs sont à temps partiel (Céreq, 2010). En Belgique, le commerce de détail compte 60 % de femmes et 45 % d’emploi à temps partiel (Observatoire bruxellois de l’emploi, 2010). Dans les deux pays, les boutiques de réseaux (sous ensemble du commerce de détail d’habillement) comptent davantage de jeunes salariés, en France 38 % ont moins de 25 ans et 32 % de 25 à 35 ans.


Les profils d’embauche se fondent sur une présentation (physique, tenue, maquillage, coiffure…) qui doit « coller » à l’image de l’enseigne. Ces jeunes femmes se trouvent confinées dans ces activités parce que devant être toujours disponibles pour leur enseigne selon les employeurs, quelle que soit leur vie privée. Certaines boutiques privilégient alternativement – et cela de façon discriminatoire – différents groupes de jeunes femmes sans enfant, disponibles à certains temps sur le marché du travail : lycéennes, (anciennes) étudiantes, sortantes d’école âgées de 16 à 20 ans, peu diplômées, entre chômage et précarité, stagiaires, jeunes en contrat d’apprentissage.


L’importance du temps partiel s’explique par la présence de deux groupes de femmes n’ayant pas le même rapport au temps partiel [6], des peu diplômées (en plus grand nombre [7]) et des étudiantes. Les emplois de vendeuse comptent aussi d’anciennes étudiantes mais il s’agit davantage d’un emploi d’attente dans leur trajectoire (passer des concours…) et pour d’autres, une recherche de stabilisation (temps plein) et de promotion dans la boutique. Les jeunes femmes les moins diplômées se trouvent, elles, plus dépendantes de ces normes d’emploi pour entrer dans le monde du travail, alors que les étudiantes – dans un cadre contraint (obligation de travailler pour financer leurs études) – « choisissent » de travailler à temps partiel. Elles se voient en outre moins imposer une disponibilité permanente car elles travaillent déjà lors des périodes où la boutique fait le plus de chiffre d’affaires [8]. Il s’agirait dans le cas des étudiantes d’une flexibilité programmée alors que pour les peu diplômées, la flexibilité est imprévisible et hétéronome (Bouffartigue & Bouteiller, 2003) alors qu’elles espèrent s’intégrer professionnellement.


Ce type de trajectoire féminine d’insertion par le temps partiel façonne un rapport au travail et à l’emploi marqué par l’incertitude et la découverte des règles du monde des boutiques. À ce titre, le recrutement se fait fréquemment par le biais de missions d’intérim ou de CDD renouvelables, afin de s’assurer de l’implication avant de signer un CDI [9]. Chez les employés de commerce la part des embauches sur CDD est de 65.7 %, celles en CDI de 28.3 % (Céreq, 2010) : « On a un contrat d’un an pour commencer, puis on en refait un deuxième si nécessaire, si on a de la chance, si après un an on convient bien, on a un CDI, ou alors c’est après deux ans » (Vendeuse, 25 ans, boutique 30 salariés, Bruxelles). Son obtention est un signe de « chance  » tant l’incertitude caractérise leurs relations avec l’employeur, une situation dans laquelle se trouvent les vendeuses débutantes contentes d’être sorties du chômage : « Moi, je prendrais tout ce qu’il y a, hein, même s’il me donne juste un contrat de six mois, je sais que je le prendrais… » (Vendeuse au chômage, 18 ans, région parisienne, niveau 3e).


L’épreuve temporelle du chômage ne peut qu’augmenter la pression à accepter tout ce qui se présente et à s’accorder avec la disponibilité temporelle qu’imposent les boutiques.


Le management de la disponibilité temporelle


Profitant de cette forte disponibilité favorisée par la contrainte de précarité qui frappe ces trajectoires féminines, les managers cherchent à optimiser le temps des employées à leur disposition tant par le fractionnement des horaires que par une exigence de disponibilité selon le flux de clients. Cette disponibilité temporelle, non valorisée financièrement à l’inverse des cadres, est constitutive d’une recherche de conciliation entre effectif présent – ou à prévoir – et flux de clients. De plus, le temps partiel des vendeuses constitue une borne limite afin de ne pas payer d’heures en plus, à la différence du temps partiel des caissières qui évolue selon les heures complémentaires que la direction sait nécessaires pour susciter une disponibilité (Cattanéo, 1997 ; Alonzo, 1998). Ce temps partiel n’est pas fractionné à partir de longues coupures dans la journée comme pour les caissières, mais par des plages horaires [10] susceptibles de changer au dernier moment. Ce fait s’explique par la spécificité des modes de fréquentation et d’achat dans ces boutiques, à la fois fortement aléatoires à l’échelle de la journée et concentrées dans le temps (mercredi, samedi, soirée, périodes de soldes).


L’intensité de cette disponibilité temporelle attendue varie suivant les périodes de l’année et la composition quantitative et qualitative de l’effectif (étudiante, CDD, intérim, CDI à temps partiel). L’imposition d’horaires flexibles est liée à l’intensité du travail qu’il s’agit, pour un manager, de présenter comme une nécessité inévitable. À ce titre, ce processus s’assimile à une allocation hiérarchique du temps de travail (Devetter, 2002) et donc à une disponibilité temporelle imposée. Cette prescription a lieu à tout moment de la relation d’emploi et repose pour certaines vendeuses sur l’attente – sans que cela soit explicite – de passer à temps plein ou de se voir confier des responsabilités notamment au sein des boutiques de plus grande taille. Comme cela a été indiqué précédemment, les non-étudiantes sont les plus concernées par cette pression temporelle notamment lors d’interactions quotidiennes sur le mode du tutoiement : « Quand on parle de flexibilité par exemple, elle travaille, à un moment donné, s’il y a personne : ’Ah bah tu peux retourner’, un peu comme chez H&M » (Une permanente syndicale, 48 ans, Namur).


Les propos suivants d’une responsable de boutique, même s’ils n’admettent pas une régulation flexible, laissent imaginer une double disponibilité au travail et au temps de la boutique (ou temps marchand).

Le climat est parfois tendu car je suis très exigeante et quelqu’un qui demande beaucoup aux vendeuses. Et souvent je suis dépassée par les charges du magasin, je dis que je ne vais pas y arriver. Il y a trop de choses à faire et si on veut arriver à tout faire, c’est vrai que ça peut être tendu parce que je suis exigeante et je fais bosser les gens… […] Matériellement c’est pas possible, le temps de travail des salariés ne peut pas être respecté, pause repas, horaires. (Responsable, 40 ans, boutique MOD).

La division sociale sexuelle de l’emploi et du chômage [11] contraint les vendeuses à accepter une précarité des conditions d’emploi et de rémunération. Les périodes d’intensité marchande, par exemple, mobilisent une double disponibilité temporelle de jeunes femmes. La première concerne leur présence à l’intérieur de l’entreprise ou sur le marché du travail. La seconde s’étend soit à l’échelle de l’année – certains mois – soit de la semaine – certains jours et certaines plages horaires : « On m’a appelée de temps en temps pour des missions intérim, inventaire, soldes, périodes de fête… » (Vendeuse, 20 ans, BEP vente, banlieue parisienne). La temporalité marchande entraîne dès lors pour certaines vendeuses une forme d’emploi proche de l’intérim par l’irrégularité des « missions » et l’exigence de disponibilité permanente sur simple appel, soit d’une agence d’intérim ou bien de recrutement direct par les managers de boutique (annonces affichées en vitrine).


À travers ce type d’emplois, les jeunes femmes peu diplômées désirent s’assurer une autonomie financière pour commencer leur vie et quitter le milieu familial. D’autres, ne vivant plus chez leurs parents et ayant déjà eu plusieurs expériences dans ces emplois de service, les voient à présent comme temporaires dans leurs parcours de vie, marqués par la volonté de maintenir une indépendance très fragilisée (logement) à cette phase du cycle de vie (Galland, 1984 ; Testenoire, 2006).


Après avoir montré les relations entre une temporalité marchande et des pratiques de flexibilité sexuée qui s’appuient sur les conditions de précarité juvénile et féminine, il nous semble important de savoir si la norme de disponibilité temporelle imposée (temps partiel et variabilité) se réalise et s’accorde toujours avec les trajectoires de jeunes femmes peu diplômées dont le désir de stabilisation s’accroît avec l’âge.

 Un rapport différencié à la disponibilité temporelle selon l’engagement au travail et l’avancée dans l’âge

Il s’agit non seulement de considérer dans cette seconde partie comment la socialisation professionnelle dans ces boutiques favorise un type d’engagement au travail qui crée une adhésion à la disponibilité temporelle, mais aussi que les vendeuses font preuve, au fil de l’expérience professionnelle et de leur parcours de vie, de conduites d’opposition à la flexibilité demandée ou exigée. Nous présenterons d’abord la manière dont s’articule l’engagement au travail et la socialisation professionnelle, pour ensuite décrire les facteurs biographiques et professionnels qui influent sur l’attente de disponibilité.


Un engagement au travail qui s’inscrit dans la socialisation professionnelle


La socialisation postscolaire et transitionnelle (Roulleau-Berger, 1999) conduit les jeunes femmes à accepter les normes de flexibilité dans la vente, souvent sans interroger ces dernières, ce que déplorent les acteurs syndicaux rencontrés [12]. À ce stade de leur insertion (Gavray, 2006 ; Moncel & Mora, 2009), le rapport au travail, au sens de vouloir participer à une activité sociale, semble plus déterminant que le rapport à l’emploi (stabilité professionnelle). Leur engagement au travail se forme au début d’une expérience qui conjugue à la fois le degré d’adhésion aux objectifs managériaux, en termes de charge de travail et de disponibilité et un rapport positif au travail formé par l’impression de s’engager durablement dans un métier et une carrière possibles. Cet engagement dépend cependant de la trajectoire antérieure (scolaire, professionnelle, chômage). En effet, toutes ne partagent pas un rapport identique au travail et à l’emploi. À ce titre, les moins diplômées, à la différence des étudiantes (« job alimentaire »), sont celles pour qui l’accès au monde du travail est déterminant dans leur cycle de vie, à quoi s’ajoute une pression familiale de recherche d’emploi. Leur expérience est aussi marquée par un rapport à la fois expressif et instrumental au travail. Cet engagement se manifeste par la volonté de contribuer à la réussite de la boutique, ce qui les pousse à se rendre toujours disponible dans l’espoir d’une reconnaissance matérielle (primes, renouvellement de contrat, temps plein) : « J’ai toujours travaillé dans le commerce, j’étais avant chez SUPERVET pendant un an et demi en CDD de remplacement, puis je suis restée après des avenants à mon contrat. C’est là que j’ai tout appris » (Vendeuse, 23 ans, boutique MOD).


Travailler dans une petite boutique confronte ces « débutantes » [13] à en faire toujours plus pour s’intégrer professionnellement au sein d’une équipe de travail en montrant qu’elles sont de « bonnes vendeuses ». De nombreuses jeunes femmes au faible capital scolaire accèdent ainsi à leur premier emploi dans la vente. Par-delà le statut juridique d’emploi, il y a un désir de se prouver à soi-même que l’on peut réussir quelque chose (travail bien fait). La capacité à imposer une variabilité horaire s’exerce plus facilement sur ces jeunes embauchées encore peu socialisées aux rapports de pouvoir dans l’entreprise, ainsi que sur celles qui espèrent un CDI et/ou un temps plein. Mais le manager rencontre plus de difficultés avec des salariées expérimentées (emplois antérieurs) n’ayant plus la qualité de « jeune débutante » et dont le rapport à la disponibilité flexible est différent. Les anciennes (minoritaires) sont à la fois celles qui travaillent à temps plein et à qui il est plus difficile d’imposer des changements horaires : « Voilà et puis, bon, quand on a les années aussi derrière… ; je veux dire on a des femmes qui ont 40 ans, qui ont travaillé dans d’autres chaînes de magasin, qui se laissent pas faire ! » (Vendeuse, 35 ans, temps plein 35 heures, Bruxelles).


Au fil de l’expérience dans ces boutiques, l’engagement – et donc la disponibilité offerte par les vendeuses – se voit davantage questionné, en particulier face à l’absence de reconnaissance matérielle et à un âge de la vie (25-30 ans) où le désir de stabilisation sociale est plus fort.


Les effets de l’expérience professionnelle et du parcours de vie sur la disponibilité attendue


Au quotidien, la capacité du manager à imposer une flexibilité se trouve à la fois amplifiée et limitée par la composition de l’effectif de vendeuses aux trajectoires d’insertion différenciées et par la stabilité relative des équipes : flux d’embauche, de démission et licenciement. Cette dernière s’explique en partie par les tensions croissantes d’une disponibilité temporelle flexible sur la vie personnelle. Ces tensions n’exercent pas les mêmes effets selon l’âge des vendeuses et leur expérience en boutique. En effet, les contraintes temporelles affectent pour les plus jeunes la recherche d’indépendance sociale (revenus plus importants, décohabitation familiale) et pour d’autres, minoritaires, la conciliation avec la vie familiale (garde d’enfants et/ou éducation). Pour les jeunes vendeuses dont le parcours d’insertion est encore indéfini, le temps quotidien non travaillé est consacré à la recherche d’un emploi à temps plein. Certaines occupent un autre emploi (serveuse…) selon les périodes et les possibilités de leur emploi du temps. De plus, ces boutiques emploient surtout ces jeunes femmes (<25 ans) car elles seraient moins soumises que d’autres à un conflit de temporalités (temps de travail/temps familial) du fait de la primauté du statut professionnel à ce stade de leur cycle de vie. D’après les acteurs syndicaux, il arrive cependant que les contraintes temporelles s’exercent sur les jeunes mères parfois obligées de rentrer chez elles – en cas de baisse de fréquentation – alors qu’elles avaient déjà prévu un mode de garde. Les vendeuses plus âgées (>30 ans), avec enfants, rencontrent aussi des contraintes temporelles liées aux fermetures tardives et au temps de transport, qui réduisent le temps consacré à la vie familiale (éducation des enfants…). Avec l’âge, ces femmes se trouvent ainsi davantage confrontées au problème de l’articulation emploi-famille, sans que les enseignes ne prévoient de dispositifs d’aménagement horaire (Fagnani, 1999 ; Tremblay, 2003).


Cette injonction répétée à la flexibilité, combinée à un salaire partiel (Maruani, 2000), explique une évolution du rapport à la disponibilité temporelle au cours de leur parcours de vie. Les vendeuses déploient différentes pratiques d’opposition à la disponibilité exigée et arrivent à ne plus faire figure de débutantes dans les relations de travail. Un certain nombre de travaux définissent ces jeunes comme « corvéables » pour expliquer leur adhésion à la flexibilité des conditions de travail (Pinto, Cartron & Burnod, 2000 ; Brochier, 2001). Ces recherches décrivent une correspondance parfaite entre leurs propriétés sociales [14] et l’organisation du travail des fast-food. En outre, cette approche insiste sur l’efficacité sociale des modes de management des entreprises exigeant une participation active des jeunes recrues. Bien que cette lecture soit en partie fondée comme nous l’avons vu, les dynamiques de travail et de trajectoires d’emploi montrent que ces salarié-e-s précaires peuvent autant accepter que discuter, contourner ou refuser les contraintes temporelles. Les processus que nous décrivons ne prétendent pas caractériser toutes les expériences de jeunes vendeuses aux parcours variés et complexes, mais ils montrent quelques configurations où le rapport à la disponibilité temporelle évolue avec l’expérience du monde du travail et les exigences de l’accès à l’âge adulte.


Ainsi, le rapport au travail et à l’emploi des « débutantes », qui le sont de moins en moins, se redéfinit sans cesse au fil de l’expérience (divers emplois occupés) et des déceptions forgées par l’absence de perspectives de carrière dans ces boutiques. Les conditions flexibles d’emploi qui s’appuyaient sur une docilité initiale sont d’autant moins supportées que certaines jeunes femmes veulent avoir, ou reprendre, la maîtrise de leur destin professionnel en questionnant les normes de disponibilité.


Différentes oppositions à cette disponibilité contrainte ressortent de nos observations. Les démissions sont d’abord fréquentes : « Dès que ça ne va pas avec un patron, en général je démissionne » (Vendeuse, 25 ans, Paris). Certaines vendeuses à temps partiel refusent aussi de passer à temps complet certains mois, il s’agit là d’une opposition à la corvéabilité salariale. L’attente patronale d’une autre disponibilité exigée (portant moins sur les horaires mais sur les périodes de l’année) se trouve questionnée dans ce court échange entre une jeune vendeuse embauchée en CDD et une autre plus ancienne, dans un magasin de vêtements (moins de 5 salariés) de la banlieue parisienne :

Julie (20 ans) : « Le patron me demande de revenir travailler au magasin dix jours pendant mes congés payés, est-ce normal ?


Marie (45 ans) : Il faudrait l’appeler et lui demander simplement, lui poser la question… tu dois être payée si tu reviens travailler, c’est pas normal ! J’ai demandé à mon mari, il m’a dit que ce temps doit être rémunéré, ça n’a pas à être pris sur des congés… tu sais, tu dois lui demander, lui dire ’comment suis-je rémunérée pendant ce temps ?’ Il faut vraiment que tu l’appelles et lui poses la question…


Julie : Je vais le faire…

Ce type d’expérience conduit souvent à des conflits avec le manager dans lesquels les vendeuses cherchent avant tout à défendre leurs droits et ainsi à mettre fin à une flexibilité longtemps endurée. Ce secteur d’activité est en outre connu pour l’existence de relations conflictuelles au travail – à la fois une hausse des sanctions patronales et des démissions plus ou moins contraintes. D’après les acteurs syndicaux, la syndicalisation des vendeuses augmente avec l’âge et ce type d’expérience conflictuelle.

Souvent, j’étais obligée de dire à la personne que je recevais, que je voulais bien faire le boulot qu’elle me demandait de faire mais qu’elle devait savoir que si j’allais trouver son employeur, même très calmement, très gentiment, elle courait un risque d’être licenciée et qu’elle devait me dire si je prends ce risque ou pas. Et les gens me disent ’oui, je préfère respecter mes droits et si je suis viré tant pis !’. Il y a des gens qui me disaient ça et donc on y allait. Ou alors elle me disait, ’ah non, je ne peux pas me permettre de perdre mon boulot’, alors je faisais intervenir souvent – quand c’était possible et quand c’était pertinent –l’inspection sociale de manière anonyme : ’dans cette entreprise, il se passe telle chose, est-ce que vous pouvez vérifier ? (Permanente syndicale, 52 ans, Bruxelles).

Se décider à démissionner, rechercher un emploi à temps plein, questionner ou refuser les variations horaires (plannings) constituent les signes d’une évolution de l’engagement au travail et corrélativement de la disponibilité temporelle offerte par les individus. Ce processus s’inscrit néanmoins dans des trajectoires sociales différenciées de jeunes femmes puisque toutes ne sont pas en situation (matérielle, soutien familial) de s’opposer à la disponibilité temporelle exigée.


Pour mieux éclairer la manière dont le temps partiel exerce une contrainte sociale plus pesante sur le parcours de vie, nous présentons des matériaux recueillis dans la monographie de la boutique MOD qui montrent qu’une vendeuse à temps partiel imposé décide de limiter son engagement car elle estime que son travail n’est pas reconnu en termes matériel et symbolique. Elle serait passée d’une phase d’espérance où le statut d’emploi à temps partiel était vu comme provisoire, à une désillusion au fil de cette expérience et de l’avancée dans l’âge marquée par la recherche pressante d’une qualité d’emploi et d’une sécurité d’existence. Cette vendeuse a occupé depuis l’âge de 17 ans divers emplois dans la vente et la restauration, des petits boulots et plusieurs CDD renouvelés dans des boutiques de petite taille (des enseignes) en région parisienne.

J’ai ce petit boulot pour me faire un peu d’argent à la fin du mois. J’ai pris ce boulot par obligation. À mi-temps, on ne peut rien faire ! […] Les responsables ont des primes et pas nous. Avant j’étais très chiffre, même pour moi, je voulais que la boutique marche et… mais comme là on n’a pas de primes, j’ai pas forcément envie de faire toujours mieux… En fait, j’en fais le minimum. […] C’est grâce à nous que la boutique marche : on pourrait avoir des primes, des cadeaux et articles de la boutique… Enfin, peut-être que je vois trop loin… (Vendeuse, 23 ans, boutique MOD, CDI, 20 heures/semaine, 6 mois d’ancienneté, 600 €/mois, vit seule).

Ses horaires de travail (12h30-20h) changent suivant les directives du siège mais elle peut s’arranger avec la responsable qui, on l’a vu précédemment, insistait sur une forte attente de travail. Comme l’organisation du travail assure une pression constante à augmenter le chiffre d’affaires, les responsables de petites boutiques peuvent, dans certains contextes (embauche, formation), exercer une pression sur les vendeuses et imposer une flexibilité horaire. Ces mêmes responsables peuvent aussi devoir assurer des concessions sur les horaires (arrangements, pause) pour mobiliser le personnel. Dans les petites boutiques, le turnover n’est ainsi pas toujours un avantage car l’organisation temporelle est aussi perturbée par un exit [15] possible des salariés à tout moment ou bien par un désengagement vis-à-vis du travail de vente (« en faire le minimum »). Les relations quotidiennes de travail agissent dès lors sur l’attitude des vendeuses : « On s’aperçoit que les vendeuses travaillent non pas forcément pour le groupe [enseigne], mais pour leur responsable de boutique et en fonction des relations qu’elles ont avec… » (Responsable boutique MOD). Les interactions entre employé-e-s et hiérarchie informent de tensions dans lesquelles l’encadrement n’est pas toujours en position d’imposer une disponibilité temporelle flexible à toutes les jeunes femmes, certaines acquérant ou mobilisant des ressources (syndicale, droit, expériences d’emploi…) pour s’opposer aux injonctions managériales.


Dans les boutiques plus importantes, il arrive même que les vendeuses revendiquent collectivement un temps de travail « normal » (non atypique) et refusent de travailler un jour férié ou effectuent des débrayages le samedi (situations rencontrées en France et en Belgique). Ce type d’action collective assez inédit dans ce secteur s’exerce contre la disponibilité temporelle flexible et les contraintes sur la vie personnelle qu’elle induit.

En somme, le rapport au temps partiel des vendeuses évolue au rythme de la précarité sociale endurée à un âge de la vie où l’on cherche à moins dépendre de la famille, à accéder ou maintenir une indépendance fragile : « Je vais commencer à côté un autre boulot parce qu’on est très mal payées. J’ai le permis, l’appartement et plein de choses à payer » (Vendeuse, 23 ans, boutique MOD). Ces salariés aspirent aussi à un autre travail (« c’est toujours pareil dans une journée de vente », une vendeuse, 24 ans, Bruxelles), plus intéressant et porteur de sens (Zoll, 1992). Dès lors, selon les situations de vie et les relations de travail, les contraintes temporelles entraînent diverses adaptations à la précarité, soit en restant dans la boutique mais en limitant la disponibilité (aux horaires flexibles), soit en recherchant un autre emploi (Bué, 2002 ; Lebeaux, 2004). Cette autre facette de la précarité, faite de recherche de liberté (Nicole-Drancourt, 1993 ; Grell, 1999) par les changements fréquents d’employeur et de résistance au travail précaire (Perrin, 2004), s’inscrit dans des parcours d’insertion et d’emplois diversifiés. Leurs expériences de la précarité montrent qu’elles souhaitent se réaliser comme l’ensemble de leur génération (Méda & Vendramin, 2010) : accéder à une sécurité d’emploi et une autre identité sociale, plus valorisante.

 Conclusion

Cet article s’est intéressé à la norme de disponibilité temporelle (temps partiel et variabilité) spécifique aux conditions d’emploi et de travail dans les boutiques de réseaux de prêt-à-porter. La disponibilité temporelle flexible résulte d’une construction sociale où le temps marchand valorisé par le management détermine les normes temporelles d’emploi en relation avec une jeunesse féminine en insertion. L’uniformité de l’organisation temporelle des boutiques de réseaux en France et en Belgique montre que le recours à des jeunes femmes peu diplômées s’explique par leur disponibilité sur le marché du travail. Le temps partiel et les horaires atypiques sont favorisés par une précarité juvénile et féminine. C’est ainsi que le management cherche à optimiser toujours plus les temps d’ouverture des boutiques.


Notre enquête qualitative a cherché à éclairer la manière dont le rapport à une disponibilité temporelle évolue et se différencie au cours de la socialisation professionnelle et l’avancée dans l’âge de jeunes femmes. Nous pouvons observer que cette norme de disponibilité flexible est supportée différemment selon les expériences de jeunes vendeuses et leurs parcours de vie. L’étude de leurs expériences montre que l’engagement professionnel et par-là même leur disponibilité, varie avec l’avancée dans l’âge et se redéfinit selon leur rapport au travail et à l’emploi. Les trajectoires précaires de femmes de milieu populaire à faible capital scolaire sont en outre le produit de la division sociale et sexuelle de l’emploi et des qualifications. Ce type d’emploi, envisagé comme durable au début d’une trajectoire d’insertion, relève d’une expérience transitionnelle, parmi d’autres, dans une suite d’emplois précaires, tant il est difficile d’accéder au temps plein, de faire carrière et de supporter durablement la norme du temps partiel et notamment une forte variabilité. C’est davantage l’imprévisibilité des horaires de travail que le temps partiel qui rend plus complexe l’articulation avec des exigences familiales qui croissent avec l’âge.


L’enquête montre également que l’adhésion à cette disponibilité temporelle, qui résulte d’une socialisation à la discipline de boutique, n’est pas permanente. Cette adhésion change ainsi selon les dimensions de l’expérience du temps partiel, comme les rythmes de travail, la reconnaissance matérielle et les inégalités salariales, ou les relations de travail, mais aussi de façon plus ou moins simultanée avec les événements biographiques comme la recherche d’appartement, l’engagement conjugal ou la naissance d’un enfant. De façon significative, cette disponibilité fait autant l’objet d’une acceptation temporaire que d’un désengagement, par le refus d’horaires flexibles ou la démission, à une certaine phase de leur parcours de vie (25-30 ans), consécutive aussi bien d’un désir de carrière au sens d’un avenir professionnel que d’une meilleure articulation avec la vie personnelle et/ou familiale. La norme de disponibilité temporelle dans ce secteur pose ainsi deux problèmes dans la socialisation de ces jeunes femmes : d’une part l’incertitude du temps partiel qui empêche de se projeter dans l’avenir et d’autre part, la variabilité des horaires qui perturbe la vie familiale. Au-delà d’un emploi de vendeuse, le rapport au travail et à l’emploi change simultanément avec leur conception du temps, comprenant à la fois le temps réduit et/ou variable, qu’elles décident de ne plus octroyer à des entreprises qui n’offrent pas de perspectives.

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 Annexe

Données statistiques sur l’emploi dans le commerce de détail d’habillement


Part des jeunes


En Belgique, la part des jeunes dans le commerce âgés de 18 à 24 ans est de 21 % contre 10 % pour l’ensemble des secteurs, la répartition des jeunes hommes et des jeunes femmes est équivalente en termes de tranche d’âge (20.6 % pour les hommes, 20.8 % pour les femmes).


En France, les moins de 25 ans représentent 19 % des effectifs dans le commerce de détail sur la période 2006-2008 contre 9 % pour l’ensemble des secteurs. Les 25-29 ans représentent 16.6 % des effectifs contre 11.8 % tous secteurs (CEREQ, 2010). On note une progression plus forte des moins de 25 ans depuis 1994-1996 (11.5%), à la différence des 25-29 ans passant de 14.1 % à 16.6 %.


Niveau d’éducation (données disponible en France, Cereq, branche Commerce d’habillement, 2010)


Toujours non négligeable, la part des non diplômés a baissé (passant de 43.2 % sur la période 1994-1996 à 25.9 % sur la période 2006-2008) de même que les jeunes de niveau V titulaires d’un CAP/BEP (passant de 31.4 % à 28 %) ; au profit des bacheliers (de 14.9 % à 25.6 %) et bac +2 (de 6.5 % à 12.4 %). Mais les diplômés (Bac et +) ont une ancienneté plus faible dans l’emploi. On note sur cette période à la fois une progression des employés (de 51.5 % à 57 %) et des professions intermédiaires (de 8.5 % à 17.2 %). Les vendeurs représentent plus de la moitié (51.7 %) des familles professionnelles de ce secteur. Les moins de 30 ans représentent la moitié des effectifs sous statut employé, 13 % des ouvriers non qualifiés, 25 % des professions intermédiaires et 12 % des cadres. Les bacheliers représentent 25 % de la CSP employé.


Durée du travail


Dans le commerce en Belgique, la durée hebdomadaire moyenne du travail des femmes à temps partiel est de 24 heures. L’imprévisibilité des horaires touche davantage les femmes (44 %) que les hommes (36 %) ; 16 % des femmes connaissent leur horaire au moins un mois à l’avance, 18 % une semaine à l’avance et 9% seulement quelques jours à l’avance ou le jour même (Vendramin, 2007). La part de l’emploi à temps partiel dans l’emploi total en Région bruxelloise est la plus élevée chez les jeunes de moins de 25 ans (31,7 %) et particulièrement chez les femmes. Au-delà de 25 ans, ils sont 16,7 % à travailler à temps partiel. Cette proportion décroît jusqu’à l’âge de 40 ans où elle reprend une lente ascension pour atteindre son pic chez les travailleurs de plus de 55 ans (OBE, 2010, 2011).


En France, la durée hebdomadaire moyenne du travail des femmes à temps partiel est de 23 heures. Les moins 30 ans sont près de la moitié à temps partiel (48 %) contre 39 % tout âge.

Notes

[1Ce temps renvoie à une « convention sociale de disponibilité » qui induit un type de « disponibilité temporelle » caractérisée par des journées continues ou « à horaire standard » (9-17h), une durée du travail à temps plein et une forte prévisibilité du temps de travail. Sur ce point voir les travaux de Devetter (2002) et de Bouffartigue & Bouteiller (2003).

[2À l’échelle du secteur 65 % de la main-d’œuvre a plus de 30 ans (Cereq, 2010).

[3Qui relève pour les jeunes femmes d’une logique d’engagement professionnel contrariée (Nicole-Drancourt, 1993, p. 66).

[4Voir données statistiques en annexe.

[5L’effectif moyen est de cinq salariés, il varie de un à vingt employé-e-s.

[6À la différence des usages sociaux de l’intérim (Faure-Guichard, 2000) caractérisé par trois logiques bien distinctes – insertion, transition, professionnel – et portant sur diverses classes d’âge, le temps partiel dans ce type de boutique, outre le cas d’étudiantes ou de diplômées (bac à bac + 2) de passage (emploi d’attente), est spécifique à des jeunes femmes peu diplômées contraintes à exercer ce type d’emploi. Nous verrons cependant en seconde partie comment le rapport au temps partiel – et à la disponibilité temporelle induite – évolue dans le cours de leur trajectoire professionnelle et sociale.

[7En France, 60 % des vendeuses ont un niveau égal et/ou inférieur au CAP/BEP (Céreq, 2010).

[8Les étudiantes sont souvent embauchées comme vendeuses au cours des premières années d’étude, sur des contrats courts, à temps partiel (moins d’un mi-temps), en fin de semaine et en soirée. Les étudiants salariés déclarent être moins soumis à des horaires variables d’une semaine à l’autre (71.3 %, Bérail, 2007, p. 104.)

[988 % des vendeuses sont en CDI (Céreq, 2010).

[10Voici certains types d’horaire (théorique), en continu : 15-19h ; 10h-15h ; 15h-20h ; 12h-20h.

[11Les jeunes femmes avec enfant sont plus souvent au chômage et discriminées dans l’accès à ces emplois. Ce fait s’explique par les pratiques d’embauche et de flexibilité des enseignes mais aussi par l’absence de structures d’accueil adaptées aux horaires atypiques (Villiers & Vroman, 2005). Voir également Testenoire (2006, p. 87-88)

[12En Belgique le délai de prévenance en cas de changement d’horaires est de cinq jours, il est de sept jours en France. Ces délais légaux sont rarement respectés. Les acteurs syndicaux luttent notamment contre ces pratiques et les temps partiels courts, revendiquant un temps de travail plus élevé (30h) ; ils revendiquent aussi un affichage des horaires trois semaines à l’avance.

[13Cette qualité de débutante s’exprime par les rapports sexués de domination, elle renvoie à une jeunesse féminine supposée inexpérimentée et docile. Elle peut s’assimiler à la « corvéabilité » : une mise à disposition permanente et aléatoire de la force de travail (Appay, 1996). Les étudiantes, de passage, ont moins cette qualité de débutante du fait de leur statut hors travail qui les place souvent en dehors des rapports de pouvoir entre un-e manager et des employées uniquement vendeuses.

[14Dont une plus forte proportion d’étudiants dans certaines chaînes de restauration rapide.

[15En France, la part des départs en fin de CDD est de 54.4 %, celle des démissions de 23.2 % (contre 17.8 % tous secteurs). Les moins de 30 ans ont aussi la plus forte ancienneté de moins d’un an (44 %) contre 18 % pour les 30-49 ans et 7 % pour les 50 ans et plus.

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