L’opportunité de la modernité

Article publié le 5 décembre 2014
Pour citer cet article : , « L’opportunité de la modernité  », Rhuthmos, 5 décembre 2014 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article1401

Dans les colonnes de Rebonds, le sociologue et philosophe Hartmut Rosa publia (Libération du 21/11/2014) un texte éloquent sur « la logique d’escalade de la modernité », expliquant notamment comment celle-ci engendre une « désynchronisation ». (« Dès lors que se produit une jonction temporelle entre deux systèmes, acteurs ou processus, et que l’un des deux accélère, l’autre semble devenir trop lent, il fait figure de cassure ou d’obstacle et la synchronisation en pâtit. ») Et Rosa de démontrer comment cette désynchronisation est symptomatique des « quatre crises majeures » actuelles du XXIe siècle, « l’éco-crise », « la crise démocratique », « la crise financière » et « la psycho-crise ». Sans rien dénier à ce constat pertinent de ce que la course du temps, engendre, nous aimerions, dans la même approche réflexive exposer un autre raisonnement à l’encontre de notre modernité, susceptible d’en renouveler l’angle de vue.


Travaillé, entre autres, en ce que pourrait être une réplique à cette vitesse dont Paul Virilio démontra le vecteur essentiel qu’elle fut tout au long du XXe siècle, notre propos s’appuie sur ce qu’on pourrait décrire comme une généalogie, une pensée dimensionnelle de la modernité, celle-ci s’acheminant, se construisant en passant d’une dimension à une autre, en l’occurrence de l’espace au temps, puis du temps au mouvement, le passage d’une dimension à une autre n’excluant pas totalement la précédente, mais complexifiant l’ensemble par notamment l’imbrication des dynamiques et des enjeux propre à chacune.


De l’espace, nous disons qu’il est la circonscription des éléments qui se distribuent en son sein, qu’il est leur communauté par le territoire qu’il est, par le récit commun (religieux, idéologique..., imposé, partagé…) qu’il dicte. L’identité y est prioritairement collective, la place de chaque élément, de chacun, s’inscrivant en fonction de l’ensemble. Alternance des cycles ou pérennité de la durée : la scansion des choses repose sur la continuité du récit établi, lui-même fixant l’horizon. L’espace est politique par l’organisation qui le marque dont l’enjeu du commun (à susciter, à développer, à contenir) devient le point d’orgue de la société ainsi circonscrite, comme du pouvoir qui la régente.


Du temps, nous concevons qu’il est libre, rien ne l’arrête. Sa ligne est infinie. Il est la liberté de son écoulement inaltérable. Par la singularité qu’il suscite en chaque élément, il est propre à chacun et devient l’expression d’une identité individuelle qui cherche, trouve sa place par la liberté qu’elle prend, par le temps qu’elle investit, autant que faire se peut. En ce sens le temps défait l’inscription de l’espace, dénoue la communauté au nom de l’enjeu d’être libre et de l’élan inventif que celui-ci suscite. D’idéal démocratique par la liberté qu’il éveille, le temps est aussi le vecteur du progrès par la projection qu’il stimule, tout comme il est d’intérêt économique par le nécessaire renouvellement des biens qu’il engendre et l’accélération des échanges qu’il démultiplie du coup technologiquement et capitalistiquement.

 Une absorption/dilution de l’ancrage commun

Donc si au départ il libère, le temps (son vecteur d’investigation) annihile peu à peu le territoire commun (cf. l’assomption de l’économique d’intérêt libéral sur le politique) et les liens naturels adjacents (dégâts écologiques). Dernier point, sans fin, le temps aveugle d’autant. D’où la fascination, l’obstination de sa course (tout comme l’angoisse, a contrario), ce qui pourrait expliquer aussi le fait que la modernité s’évertue à repousser, à effacer la mort, du champ de bataille au combat thérapeutique.


En imbriquant ces deux conceptions et dynamiques dimensionnelles de l’espace et du temps, on peut entendre comment leur chevauchement, leur enchaînement, comment le passage de l’une à l’autre a pu constituer l’avancement (non sans frictions et chaos) de la modernité, disons de la moitié du XIXe siècle à la fin du XXe, d’une époque encore largement régentée par les circonscriptions territoriales et leurs récits contigus à une période actuelle où la contraction de notre espace-temps moderne correspond à l’emprise progressive et unilatérale du temps sur l’espace. Une contraction qui combine à la fois un émiettement de l’espace par l’individualisation/multiplication de l’expression (existentielle, entrepreneuriale…) plus ou moins libre de ses éléments
et aussi une absorption/dilution de l’ancrage commun (territorial, filial, moral…) par la caractérisation de cette ligne de temps sur laquelle toute production se renouvelle, se tend sans cesse (jeu économique, transformation sociétale), mais non sans cette « désynchronisation » présentée par Rosa, preuve du déphasage de cette assomption de la course du temps par rapport à des rythmes inhérents à l’expression d’un équilibre (séculaire ou idéalisé), qu’il soit écologique, commercial, démocratique, individuel.


Maintenant, à ce passage dimensionnel de l’espace au temps dont la modernité aurait fait son avancée, sa « logique d’escalade », et par là même son impasse si elle en reste là, nous ajoutons cet autre enchaînement dimensionnel du temps au mouvement qu’inaugurerait notre modernité actuelle.


Parler de mouvement en ce XXIe siècle est une évidence, tant la modernité de ce début de siècle nous amène à le ressentir, à le vivre. Est-ce pour autant que nous le cernons dans sa dimension propre, dans son acheminement, à l’exemple de cet apprentissage de la modernité du XXe siècle nous ayant conduit à comprendre le temps et les possibilités de son paradigme.


Le mouvement que nous proposons d’entendre n’est pas un succédané de l’espace-temps, type déplacement d’un point à un autre, en temps et en heure, même si on peut dire que notre mobilité moderne au sein de celui-ci, muée en une immédiateté de tout et partout, en est une caractéristique ressentie. Donc indépendante de l’espace et du temps décrits, la dimension que nous appréhendons est celle d’être mouvement avec quelque chose qui est lui-même en mouvement. De la sorte s’ouvre tout ce qu’une telle dimension peut proposer comme sensation, intellection, création face aux écueils de cette désynchronisation dont notre modernité ferait sa logique.


Sans doute parce que nous sommes aussi surfeurs, notre sensation est aiguisée et notre regard un peu avisé. Expliquons. Le surf, c’est s’élancer sur une vague propice alors que tout se meut. Et surfer la vague, c’est être en mouvement sur un mouvement : un ensemble doublement mobile qui transpose le surfeur dans un paradigme où son libre arbitre est vite sans atout, contraint qu’il est à un geste à juste titre pour se coordonner au déferlement. Pour prendre le rythme de celui-ci.


Le surf n’est ici qu’un outil (il y en a d’autres) pour appréhender ce que notre mobilité moderne, fruit donc d’une contraction de notre espace-temps en une aire désynchronisée d’imprévisibilité, nous fait ressentir en nous déséquilibrant. Or en surf l’équilibre réside dans le déséquilibre suscité par la vague et dans le geste engagé par le surfeur. Composition d’un double mouvement dont l’activation n’est pas tant celle d’une synchronisation que d’une rythmicité (« une espèce de sens du rythme », ajoutait Gilles Deleuze) où l’opportun devient l’enjeu pour la conduite de la trajectoire.

 S’ajuster au bon rythme

Surfer, ou « fluer » comme le dit le philosophe Pascal Michon dans son travail pluridisciplinaire de réinauguration du rhuthmos, n’est synonyme ni de l’acceptation des flots opportunistes qui nous entourent, ni de la résignation à cette « logique d’escalade de la modernité » qui démultiplie ses sources de virtualité tout en épuisant ses ressources de viabilité. Mais justement, l’antagonisme des flux pris dans une logique de tensions spatio-temporelles a tout lieu de se muer en une concomitance du mouvement par l’opportunité des rythmes à prendre. Où, quand, comment ? Sous quelle forme ? C’est là la complexité circonstancielle et créative de notre modernité dont l’issue est d’abord dans l’effort d’un autre apprentissage sensationnel, existentiel, intellectuel, veillant à sortir de ce que notre conditionnement spatio-temporel véhicule comme piège, rengaine, impasse, et d’oser s’initier à cette activation du mouvement dans lequel nous rentrons, par donc la composition d’être en mouvement sur quelque chose en mouvement.


Il n’y a pas d’issue à espérer ordonner, équilibrer les flux de la modernité dont la complexité est désormais le fruit de sa mobilité. C’est là le vœu pieux d’une intellection où tant l’espace que nous occupons que le temps que nous investissons nous permettrait encore d’acheminer un projet moderne (politique, économique, technologique, individuel…) stable.


Il ne s’agit donc pas tant de devoir ralentir face aux dangers de l’accélération continue, de devoir décroître face aux méfaits de la productivité croissante (même si cette résistance est de bon aloi), mais plutôt d’apprendre à savoir saisir l’opportunité permettant de s’ajuster au bon rythme, lui-même fait d’alternances, d’attentes, d’échanges, de commutations, de rebonds, de rencontres... Et le rythme n’est pas une affaire de temps, mais de mouvement.


Là où l’espace cantonne en lieu et place, là où le temps libère et concurrence la place de chacun, le mouvement, lui, invite à entendre ce qu’il déplace pour se placer à juste titre et composer à bon escient. Un tel entendement n’a sans doute rien de novateur en soi, mais rendu à l’échelle de la complexité des flux de notre modernité, il a de quoi soulever nombre de tâches.


Quel que soit le champ, politique, économique, écologique, scientifique, sociétal, personnel… (trop long ici à détailler), l’enjeu de l’opportun et le mouvement qui lui sied offrent une autre perspective d’activation à notre « escalade » moderne, à l’exemple, de fait, des grimpeurs qui ont vu au fil du temps leurs sommets à conquérir s’épuiser et qui donc ont renouvelé l’enjeu de leurs ascensions par l’ajustement de leur gestuelle à l’opportunité d’autres voies à découvrir.


Gibus de Soultrait est Co-fondateur de Surf Session. Il a notamment publié : L’entente du mouvement (nouv. éd. aug.), Anglet, Surf Session, 2011.

Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP