Sur la mutation épistémologique en cours dans les neurosciences contemporaines

Pascal Michon
Article publié le 7 avril 2011
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Sur la mutation épistémologique en cours dans les neurosciences contemporaines  », Rhuthmos, 7 avril 2011 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article600

Ce texte prend place dans une série d’enquêtes consacrées à l’émergence d’un nouveau paradigme rythmique, dont on trouvera dans un article encore à paraître la présentation générale. Son objet propre est de mettre en évidence la mutation en cours des modèles formels utilisés dans les neurosciences contemporaines. Les apports et les limites de cette évolution, notamment au regard de celle que l’on peut repérer dans certaines disciplines des sciences de l’homme et de la société, seront discutés ailleurs. Étant donné l’ampleur de la littérature produite par les neurosciences, je me borne ici à lancer quelques coups de sonde en étudiant trois exemples qui semblent particulièrement significatifs de cette mutation.

 Changements épistémologiques récents dans l’approche de la mémoire par les neurosciences

Depuis les années 1960 s’est accumulée une énorme littérature scientifique concernant la mémoire. Or, une petite synthèse extrêmement bien faite, proposée récemment par Georges Chapouthier, nous permet d’y repérer une mutation assez franche (Chapouthier, 2006).


Au niveau anatomique, fait remarquer Chapouthier, on est aujourd’hui capable de mesurer le rôle de nombreuses parties du cerveau dans les phénomènes de mémorisation (formation réticulée, thalamus, corps striés, système limbique, cortex préfrontal, bulbe olfactif, cervelet). Mais la plupart de ces structures ont des effets indirects (par exemple sur l’attention, la motivation). Seuls la formation réticulée et le système limbique semblent jouer un rôle direct : la première en facilitant la consolidation des apprentissages ; le deuxième le passage d’une mémoire immédiate à une mémoire à plus long terme (Chapouthier, 2006, p. 86). D’une manière générale, on ne sait toujours pas comment sont répartis « les lieux de stockage de la mémoire dans le cerveau ». Il est presque certain que la mémoire est « stockée » dans des zones très larges plutôt que dans une seule zone. Les anciennes expériences de Karl Spencer Lashley sur le cortex du rat aboutissaient à la conclusion qu’il n’existe apparemment, chez les animaux, aucune « bibliothèque centrale » de la mémoire comparable à ce qu’on appelle la « mémoire centrale » des ordinateurs. Chapouthier conclut : « Il paraît certes vraisemblable de penser que l’organisation même des innombrables réseaux nerveux qui constituent le cerveau a un rôle à jouer dans le codage de la mémoire, mais le détail précis de l’organisation anatomique de ces réseaux reste aujourd’hui encore inconnu. » (Chapouthier, 2006, p. 85)


Au niveau cellulaire, deux modèles de la consolidation des souvenirs ont été proposés par les chercheurs : la modification de l’activité des neurones (par « habituation » ou « sensibilisation »), comme ce qui a été trouvé chez l’aplysie, et la « potentialisation à long terme », telle qu’elle a été décrite dans l’hippocampe et dans la formation réticulée des rongeurs. Mais, comme le note le même auteur, « il reste que ces deux phénomènes, pour prometteurs qu’ils soient, ne peuvent évidemment rendre compte de toutes les finesses du codage de la mémoire à long terme » (Chapouthier, 2006, p. 109). Parallèlement, on s’est demandé si l’activité bioélectrique du cerveau (mesurée par EEG) peut jouer un rôle dans le codage de la mémoire, c’est-à-dire si l’organisation particulière des trains d’impulsions le long des voies nerveuses peut servir de mode de codage aux différents éléments mémorisés. Des trains d’influx circuleraient dans les réseaux nerveux le long de boucles qualifiées de circuits réverbérants (Lorente de No) ou de métacircuits (Barbizet) et constitueraient des « engrammes dynamiques » de la mémoire (Chapouthier, 2006, p. 108). Malheureusement, s’il est vraisemblable « que la mémoire portée par un code bioélectrique existe », il semble bien que cette forme de mémoire dure peu : « Elle constitue une phase pendant laquelle la trace mnésique est labile et peut être aisément effacée. Elle est suivie par une phase où la mémoire est stable, puis “consolidée”, et qui doit être d’une autre nature. » (Chapouthier, 2006, p. 109)


Au niveau moléculaire, on a, au cours d’une première période, cherché à comprendre la « neurochimie des processus mnésiques ». Inspirés par les succès de la biologie moléculaire et de sa démonstration que l’information innée était codée dans des molécules d’ADN des chromosomes, les chercheurs ont voulu trouver des bases chimiques de l’information acquise lors de la mémorisation. À la suite du Suédois Holger Hyden, de nombreux travaux ont ainsi visé à mettre en évidence un codage de la mémoire dans les macromolécules du cerveau (Agranoff sur les poissons rouges, les Flexner sur la souris, McConnell sur la planaire, Ungar sur les rongeurs, etc.). Ce programme de recherche n’a apparemment pas donné les résultats escomptés. Selon Chapouthier, le travail de René Misslin et de ses collaborateurs, en 1978, « a mis un point final à l’idée, somme toute assez simpliste, que des molécules puissent, à elles seules, contenir l’intégralité du code de l’information mémorisée » (Chapouthier, 2006, p. 135). C’est pourquoi, les travaux les plus récents visent désormais une étude plus modeste du rôle de certains peptides, de médiateurs comme l’acétylcholine, le glutamate, la noradrénaline, la dopamine et le GABA, dans la modulation de l’apprentissage et des phénomènes de mémoire.


Enfin – et je quitte là la synthèse de Chapouthier – au niveau génétique et morphogénétique, les modèles considérant la mémoire comme une capacité unitaire (une « faculté » comme l’imagination et la raison) ont laissé la place à des modèles intégrant une multiplicité de mémoires d’origines évolutives différentes et à une construction du cerveau par vagues successives entrecroisant influences génétiques et épigénétiques. Comme le fait remarquer Alain Prochiantz : « L’idée que le cerveau est un organe achevé, irrémédiablement, à la fin de la puberté est morte. Cela permet d’inscrire l’histoire de l’individu dans un renouvellement et une modification permanents de la matière cérébrale. » (Prochiantz, 2001, p. 11 ; même idée chez Changeux, 2002, p. 301) Prochiantz milite pour une position inspirée de Claude Bernard qui suppose « l’existence de deux mouvements, un mouvement de destruction et un mouvement de construction qui permettrait de créer la forme organique de façon continue, dans un processus permanent – y compris chez l’adulte – de création vitale » (Prochiantz, 2001, p. 44). Il note que la neurogenèse la plus importante se produit parmi les trois sous-populations d’interneurones GABAergiques du bulbe olfactif, du gyrus denté de l’hippocampe et du cortex associatif, toutes régions caractérisées par une capacité d’apprentissage permanent. La capacité de mémoire pourrait donc être liée « au renouvellement de ces interneurones ou, ce qui n’est pas contradictoire, au maintien de leur caractère immature, c’est-à-dire à l’absence d’une période critique qui gèlerait irréversiblement la capacité d’adaptation » (Prochiantz, 2001, p. 95).


Ce bref résumé de l’évolution des recherches sur la mémoire met en évidence un phénomène tout à fait saisissant : le basculement général, non concerté mais relativement homogène des formes de raisonnement employées par les neurosciences. Que ce soit au niveau anatomique, cellulaire ou moléculaire, on a abandonné l’idée de trouver des constituants élémentaires de la mémoire (des structures anatomiques, des réseaux synaptiques figés, des briques moléculaires) et on s’est de plus en plus intéressé au fonctionnement global de l’ensemble des parties du cerveau, aux trains d’influx qui circulent dans les réseaux nerveux, aux substances qui modulent l’activité d’apprentissage ou de remémorisation. De même, au niveau génétique, la plupart des chercheurs rejette aujourd’hui l’idée qu’un programme déterminerait entièrement la morphogenèse du cerveau au profit de l’idée que la dimension épigénétique module l’expression de l’information contenue dans les gènes, à travers en particulier l’action des gènes de développement.


Dans tous ces travaux, la mémoire apparaît donc de moins en moins comme une construction faite d’éléments qu’il serait possible d’individualiser en dehors de leur fonctionnement, et de plus en plus comme une activité constante et organisée, dont les modulations définissent la nature, variable dans certaines limites, des éléments qui y apparaissent et disparaissent en permanence. La question n’est plus de définir l’identité d’éléments stables qui entreraient ensuite dans un fonctionnement interactif, mais d’identifier les spécificités et les qualités de l’organisation de ce fonctionnement qui permettent de définir la manière dont les éléments sont individués. Les neurosciences sont donc ici passées de modèles associant individualisme méthodologique et systémisme à un modèle que l’on peut appeler rythmique.

 Changements épistémologiques récents dans l’approche de la conscience par les neurosciences : Jean-Pierre Changeux

Le deuxième exemple que je voudrais explorer est celui de « la physiologie de la connaissance » (selon la version américain, plus heureuse ici que la version française qui parle d’une manière un peu obscure de « physiologie de la vérité ») proposée par Jean-Pierre Changeux dans son livre L’Homme de vérité paru en 2002. Celle-ci nous montre le mouvement de création épistémologique en cours dans les neurosciences à l’état naissant, c’est-à-dire encore pris, en partie, dans des conceptions anciennes.


Changeux fonde sa physiologie de la connaissance sur l’hypothèse que des « pré-représentations » jailliraient en permanence dans « l’espace de travail » neuronal situé dans le cortex pré-frontal en mobilisant « de manière combinatoire, des structures innées (comme les diverses modalités sensorielles, et/ou les zones motrices) ainsi que des distributions neuronales issues d’expériences antérieures » (Changeux, 2002, p. 94). Ces pré-représentations seraient ensuite testées et évaluées par une confrontation avec la réalité du monde. En fonction du signal reçu lors de cette confrontation, une pré-représentation donnée pourrait être à son tour stabilisée, ou non (Changeux, 2002, p. 97). Les pré-représentations ayant réussi ces tests seraient alors stockées sous formes de « cartes de relations fonctionnelles matérialisées par un réseau neuronal distribué et variable. Un modèle réduit et simplifié, neuronal et donc physique, de la réalité extérieure serait ainsi sélectionné et mis en mémoire dans le cerveau. Ces objets de mémoire existeraient “réellement” dans notre cerveau sous des “formes” latentes, composées de traces neuronales stables » (Changeux, 2002, p. 98).


Mais le rôle de « l’espace de travail conscient » ne s’arrêterait pas là, car lorsqu’elles seraient rappelées dans cet espace les représentations stockées seraient de nouveau soumises à un travail de sélection : « Les neurones de l’espace de travail situés dans le cortex préfrontal mettent à l’épreuve les hypothèses ou les pré-représentations internes qui fournissent un contexte pour la réactivation par l’hippocampe de souvenirs stockés dans le cortex cérébral, dans des domaines directement ou indirectement liés à la perception sensorielle ou à l’action motrice. Quand les souvenirs adéquats sont retrouvés et que la sanction de l’évaluation interne est positive (récompense), ils sont alors intégrés aux représentations de l’espace de travail via l’hippocampe. » (Changeux, 2002, p. 161)


Arrêtons-nous un instant sur cette première description. On y voit nettement Changeux hésiter entre deux points de vue : d’un côté, les « représentations » seraient portées par des « cartes neurales », qu’il serait possible de distinguer les unes des autres comme des éléments discrets, et qui « existeraient “réellement” dans notre cerveau sous des “formes” latentes, composées de traces neuronales stables » ; de l’autre, le cerveau et ses différentes parties fonctionneraient en permanence et c’est au cours de cette activité continue et variable que seraient « triées », « stockées » et éventuellement « remobilisées » les différentes « pré-représentations ».


Il me semble que nous nous situons ici exactement sur l’une des grandes lignes de partage des eaux épistémologiques qui traversent aujourd’hui les neurosciences. Malgré les précautions prises, les notions de « carte » et de « représentation » tirent la pensée en arrière en faisant réapparaître la vieille idée associationniste selon laquelle les états de conscience seraient assimilables à des entités fixes et délimitables, ainsi que l’idée plus récente mais non moins obsolète issue de la comparaison avec les ordinateurs, qu’il existerait quelque part une « bibliothèque ou une base de données mémorielle » composée d’éléments distincts et statiques.


Toutefois, dans le même temps, on voit apparaître les prémisses d’une conception intégralement dynamique pour laquelle les souvenirs et plus généralement les états de conscience ne constitueraient pas des entités plus ou moins stables, en tout cas clairement distinctes les unes des autres, mais devraient être conçues sous le signe d’une individuation-désindividuation toujours en cours. On passe ainsi d’une conception intellectuelle alliant, du reste de manière peu rigoureuse, deux logiques proches de l’individualisme méthodologique et de la cybernétique à une autre que l’on pourrait appeler rythmique – au sens du rhuthmos, c’est-à-dire de manière de fluer.


Changeux fournit d’ailleurs tout un ensemble de données qui militent dans ce sens. Il rappelle, par exemple, que les neurones possèdent une activité spontanée importante. Même en l’absence d’entrées sensorielles, il existe une activité corticale soutenue et les réseaux du cortex passent par divers états manifestés par l’activation cohérente d’assemblées neuronales distinctes. De nombreux travaux, dont ceux de Francisco Varela et de ses collaborateurs, ont montré que cette activité n’est jamais désordonnée : « La synchronisation temporelle de la décharge des neurones – la cohérence de leur activité – crée une intégration et une coordination entre les populations de neurones connectés de manière réciproque. » (Varela, 2001, cité par Changeux, 2002, p. 88)


Par ailleurs, l’éveil du cerveau et le passage à la pleine conscience commence par une activation des neurones du tronc cérébral, dont les neurones à acétylcholine qui se transforment alors en « fontaine de neurotransmetteurs » (S. Greenfield) qui vont se lier à des récepteurs des neurones du thalamus. Stimulés par cette arrivée d’acétylcholine, les neurones du thalamus passe du mode oscillatoire lent et régulier propre au sommeil aux ondes rapides et irrégulières de l’éveil. La conscience, la mise en mémoire et la remémoration, peuvent donc être décrites comme trois aspects d’une même « une activité intrinsèque spontanée engendrée par des oscillateurs neuronaux. Cette activité est modulée et non construite, comme aurait dit Condillac, par les signaux évoqués par les sens » (Changeux, 2002, p. 126).


Enfin, les données électrophysiologiques concernant les neurones corticaux montrent une certaine diminution de la variabilité de leur activité spontanée au fur et à mesure de l’apprentissage. Le taux d’impulsion moyen des populations de neurones, la distribution précise dans le temps des impulsions et la corrélation des impulsions augmentent avec la prédiction de la réponse apprise : « Une coordination plus importante de l’activité individuelle des neurones se met donc en place à la suite de l’apprentissage d’une performance. » (Changeux, 2002, p. 106)


Dans tous ces cas, il ne s’agit donc pas tant d’une stabilisation cartographique ni même d’une inscription dans un système de stockage fonctionnel, que d’une certaine façon à la fois cohérente et diversifiée d’organiser l’activité toujours en cours d’une population neuronale. Ainsi, plutôt qu’à des « cartes neurales », on peut penser qu’on a affaire avec la conscience ainsi qu’avec la mémoire à une coordination ou, mieux encore à une manière, à la fois intégrée et variée, d’organiser l’activité de diverses populations de neurones.


Sans que cela soit réellement thématisé apparaît donc ici l’idée que ce qui permet au cerveau de lier et de délier les assemblées de neurones qu’il contient, et de soutenir ainsi l’exercice de la conscience et de la mémoire, ce sont les manières de fluer qu’il donne à leur activité spontanée. Ce que l’on croyait être « le tri » puis le « stockage » et enfin le « déstockage » de « représentations », ou pour le dire autrement le passage des représentations de l’espace de travail et de la mémoire immédiate à la mémoire à long terme et vice versa (comme s’il s’agissait uniquement d’un changement de lieu physique d’un élément dans le cerveau et qui se ferait sans changement d’état), semble plutôt lié à des modulations de l’activité des réseaux de neurones, des formes d’activité différentes. Pour le dire autrement, au lieu de voir la conscience et la mémoire comme manipulant des individus relativement stables stockés ou maintenus « en ligne » de manière statique et intégrale à différents endroits du cerveau, on doit les concevoir comme des capacités d’orchestration et de modulation technique de l’activité des populations neuronales, qui permettent d’individuer-désindividuer des entités-souvenirs ou des entités-consciences. Comme dans le cas de la mémoire, les nouvelles théories neuroscientifiques de la conscience substituent donc une conception rythmique à leurs conceptions individualistes et systémiques antérieures.

 Changements épistémologiques récents dans l’approche de la conscience par les neurosciences : Gerald Edelman et Giulio Tononi

Passons à notre dernier exemple. En 2000, Gerald Edelman et Giulio Tononi ont publié un ouvrage de synthèse qui a fait date, aussi bien par la qualité de sa documentation que par les vues extrêmement novatrices qu’ils y exposaient : A Universe of Consciousness. How Matter Becomes Imagination. Or, contrairement à celle proposée par Changeux qui restait encore marquée, nous venons de le voir, par une certaine hésitation épistémologique, cette synthèse adopte avec résolution un point de vue intégralement dynamique.


D’une part, Edelman et Tononi ne cessent de répéter que le flux de la conscience n’est pas constitué de « représentations » qui seraient comme des entités élémentaires et stables à partir desquelles on pourrait la reconstruire. De l’autre, ils ne perdent jamais une occasion de marteler que le cerveau ne fonctionne pas non plus comme un ordinateur : « Notre revue rapide de la neuro-anatomie et des dynamiques neuronales montre que le cerveau possède des caractéristiques d’organisation et de fonctionnement qui sont sans rapports avec l’idée selon laquelle il suivrait un ensemble précis d’instructions ou pratiquerait un ensemble de calculs. » (Edelman-Tononi, 2000, p. 47) Ni favorables à une logique individualiste, ni partisans d’un systémisme cybernétique, Edelman et Tononi tracent avec vigueur les contours d’une théorie que l’on peut sans abus, de nouveau, caractériser de « rythmique ».


Ils soulignent tout d’abord l’importance de l’organisation anatomique du cerveau. La plupart des groupes de neurones, au moins dans le système thalamocortical, sont reliés de manière réciproque. Aussi ces interconnections fournissent-elles une base structurale à un phénomène fondamental : la « réentrée » [reentry], terme qui désigne « le processus de circulation de signaux en aller et retours le long de connections réciproques, qui offre la clé du problème de l’intégration des diverses propriétés fonctionnellement distinctes des zones du cerveau alors qu’il n’existe pas de zone de coordination centrale » (Edelman-Tononi, 2000, p. 44).


Cette circulation réentrante des signaux à l’intérieur du cortex et du thalamus, soutenue par des changements rapides dans l’efficacité des synapses et par une activité spontanée interne au réseau, constituerait le processus principal qui permettrait à la conscience de se former : « La réentrée peut établir rapidement un processus transitoire et globalement cohérent. Celui-ci se caractérise par des interactions fortes et rapides parmi les groupes neuronaux du cortex et du thalamus qui y participent et émerge à partir d’un seuil d’activité bien défini » (Edelman-Tononi, 2000, p. 119). Afin de produire rapidement ses effets (en 100-200 millisecondes), la réentrée aurait toutefois besoin d’être maintenue constamment à un certain niveau : « Ce phénomène se produit seulement si les neurones sont maintenus en état d’ “alerte” par une activité incessante, c’est-à-dire, si les boucles réentrantes entre le thalamus et le cortex ou entre différentes ères corticales qui sont des connexions dépendant du voltage sont réellement activées » (Edelman-Tononi, 2000, p. 171).


La réentrée mènerait alors à la formation d’un « amas fonctionnel » [functional cluster] caractérisé par de fortes interactions mutuelles entre une série de groupes neuronaux sur une période de quelques centaines de millisecondes, qui serait, selon Edelman et Tononi, le principal corrélat neuronal de l’expérience de la conscience (Edelman-Tononi, 2000, p. 139). Cet amas fonctionnel serait dynamique, toujours changeant dans sa composition précise, mais cohérent et durable (Edelman-Tononi, 2000, p. 119).


Anatomiquement parlant, cet amas fonctionnel semble se développer principalement dans le système thalomo-cortical (Edelman-Tononi, 2000, p. 139 et 144). Mais à chaque instant, seul un sous-ensemble de groupes neuronaux – même si ce sous-ensemble est toujours d’une taille relativement importante – contribuerait directement à l’expérience consciente. Une part significative de l’activité neuronale se produirait donc sans contribuer directement à l’expérience de la conscience (Edelman-Tononi, 2000, p. 142).


Physiologiquement parlant, Edelman et Tononi proposent de caractériser l’amas fonctionnel par sa « complexité ». Ce concept caractérise quelque chose qui se trouve organisé d’une manière qui n’est ni purement aléatoire ni complètement régulière : « Seul quelque chose qui paraît être à la fois ordonné et désordonné, régulier et irrégulier, variable et invariable, constant et changeant, stable et instable, mérite d’être appelé complexe. » (Edelman-Tononi, 2000, p. 135) Une forte complexité est caractéristique de tous les systèmes générés par la vie, depuis la plus petite cellule jusqu’au cerveau et aux sociétés humaines. En revanche, les systèmes qui ne sont pas intégrés (comme les gaz) ou pas spécialisés (comme les cristaux homogènes) possèdent une complexité minimale.


Le cerveau constitue, en ce qui le concerne, un système hautement complexe parce qu’il peut atteindre « une synthèse optimale de spécialisation et d’intégration fonctionnelles » (Edelman-Tononi, 2000, p. 131). En effet, dans ce type de système, « chaque sous-ensemble peut connaître différents états tout en gardant chaque fois une influence sur le reste du système » (Edelman-Tononi, 2000, p. 130). Ce phénomène implique que tous les sous-ensembles peuvent travailler indépendamment mais qu’ils peuvent aussi simultanément interagir et s’unir dans une activité cohérente : « Différentes ères et différents groupes de neurones font différentes choses (ils sont différenciés), au même moment ils interagissent et font émerger une scène consciente unifiée ainsi que des comportements unifiés (ils sont intégrés). » (Edelman-Tononi, 2000, p. 131) Ainsi, un cerveau complexe est « comme un ensemble de spécialistes qui parlent beaucoup entre eux » (Edelman-Tononi, 2000, p. 136).


En fait, le cerveau n’est pas toujours engagé dans une activité complexe. La conscience représente seulement une partie de notre vie mentale qui suit un cycle plus ou moins régulier : « La conscience est ce qui vous abandonne tous les soirs quand vous vous endormez et qui réapparaît tous les matins quand vous vous réveillez. » (Edelman-Tononi, 2000, p. 3) Quand nous dormons, nous ne sommes pas conscients. Pendant le sommeil profond, les mesures par EEG montrent des ondes régulières et lentes, ce qui signifie que l’activité de nos neurones devient plus régulière et moins complexe, c’est-à-dire à la fois moins différenciée et moins bien intégrée. Au contraire, quand nous rêvons et surtout quand nous nous réveillons, l’EEG montre des ondes irrégulières et rapides. Ce phénomène indique une activité neuronale qui redevient simultanément intégrée et très différenciée ; la complexité augmente de nouveau ; la conscience réapparaît (Edelman-Tononi, 2000, p. 134).


Des millions d’« états de consciences », c’est-à-dire de brèves configurations d’interactions neuronales, durant chacune quelques centaines de millisecondes, commencent à se suivre les uns les autres. Toutefois, ces états de conscience sont si brefs et, grâce aux phénomènes de réentrée, si bien imbriqués les uns dans les autres, qu’ils ne nous apparaissent pas comme des « états » mais sous la forme d’un flux de conscience continu, dont la pulsation complexe est toutefois enregistrable grâce à l’EEG. Edelman et Tononi appellent la population de neurones à la fois vibrante, variable et intégrée, qui supporte ces états de conscience, « le cœur ou le noyau dynamique » [dynamic core].


En s’appuyant sur ces premières analyses, Edelman et Tononi proposent alors une théorie du flux de la conscience. Selon eux, la conscience est composée d’une succession de qualia, c’est-à-dire de qualités spécifiques de l’expérience subjective, du type de ce que nous percevons comme une rougeur, une hauteur d’un son, une chaleur ou une douleur. Chaque expérience consciente différentiable représente un quale différent, qu’il s’agisse d’une sensation, d’une image, d’une pensée ou encore d’une humeur. Or, « chaque quale correspond à un état différent du cœur dynamique, qui peut être distingué entre des milliards d’autres états au sein de l’espace neuronal qui comprend un nombre très important de dimensions » (Edelman-Tononi, 2000, p. 156).


Comme le système peut choisir, extrêmement rapidement, dans un large répertoire d’états cohérents possibles et disponibles pour le cœur, il se forme ainsi une trajectoire reliant ces états : « Tout point distinct dans l’espace à N-dimensions défini par le cœur dynamique renvoie à un état conscient, pendant qu’une trajectoire joignant des points dans cet espace correspondrait à une séquence d’états conscients arrivant dans le temps. » (Edelman-Tononi, 2000, p. 168)


Ainsi, le flux de la conscience suivrait la trajectoire reliant les séquences de qualia dont les séries d’états globaux des populations du cœur dynamique constitueraient les corrélats neuronaux : « Puisqu’un cœur dynamique constitue un processus unifié et hautement intégré, il doit se mouvoir d’un état global à un autre. En d’autres mots, son évolution temporelle doit suivre une trajectoire singulière, et les moments de ce qui peut apparaître comme des “décisions” ou des “choix” ne peuvent avoir lieu que les uns après les autres, jamais simultanément. » (Edelman-Tononi, 2000, p. 151)


Toutefois, cet espace neuronal à N-dimensions serait lui-même simultanément en train de changer et de s’enrichir grâce au développement et à l’expérience, qui peuvent être vus « comme un accroissement progressif de la complexité du cœur dynamique, à la fois en termes de nombres de dimensions disponibles et de nombre de points dans l’espace à N-dimensions correspondant, qui peuvent y être différenciées » (Edelman-Tononi, 2000, p. 175).


Après avoir fait le tour du fonctionnement du cœur dynamique, qui constitue le corrélat neuronal du fonctionnement de la conscience, Edelman et Tononi examinent encore plusieurs types de processus neuronaux, cette fois inconscients : les routines motrices et cognitives, les souvenirs inconscients, les intentions et les attentes. Du fait de leurs interactions avec le cœur dynamique, ces processus peuvent en effet influer sur l’expérience consciente (y compris sur la mémoire) ou être influencés par lui. Ils représentent un second aspect de l’activité mentale sans lequel il serait impossible de comprendre le fonctionnement complet de l’esprit. Les processus qui se déroulent dans le cœur dynamique utilisent des ressources qui sont hors de leur portée directe mais qui n’en sont pas moins liées à eux à travers de longues boucles neuronales parallèles qui traversent les appendices [appendages] du cortex, tels que les glandes basales et le cervelet. D’où la pertinence de ce que Edelman et Tononi appellent le « scénario jamesien » : « Les dynamiques du cœur peuvent être puissamment affectées par une série de routines neuronales qui sont déclenchées par différents états du cœur et qui, une fois menées à leur terme, permettent à leur tour de produire de nouveaux états du cœur. » (Edelman-Tononi, 2000, p. 176)


L’avant-dernier chapitre du livre examine la question : « Qu’est-ce qui se passe dans votre tête quand vous avez une pensée ? » (Edelman-Tononi, 2000, p. 200). La réponse qui y est faite est prudente mais lumineuse. Aux interactions entre les dynamiques complexes du cœur et les processus inconscients qui lui restent extérieurs, Edelman et Tononi ajoutent une différenciation-superposition à l’intérieur du cœur de deux types de conscience : la conscience primaire dont disposent les animaux et la conscience secondaire, dont sont en plus dotés les humains.


Ainsi la pensée est-elle en prise non seulement sur des processus inconscients mais aussi sur des processus conscients que nous partageons avec les animaux : « La plupart des pensées émergent en présence d’une rumeur, même si elle est souvent sourde, de la vie mental 1 [conscience primaire]. » (Edelman-Tononi, 2000, p. 203) Par exemple, si nous pensons à des images ou à des mots, « il y a toujours en arrière-plan, le bruissement parallèle de la perception, des sentiments, de l’humeur et des souvenirs flottants » (Edelman-Tononi, 2000, p. 203). Bien sûr, ce bruissement peut être fortement réduit par les mécanismes de l’attention, mais une pensée spontanée constitue toujours une dynamique complexe. Ce qui maintient une pensée en mouvement est « une combinaison serrée de perceptions, d’attentions, de souvenirs, d’habitudes et de récompenses, y compris d’aspects d’apprentissages précédents » (Edelman-Tononi, 2000, p. 203). C’est un riche mélange de souvenirs, d’émotions, de croyances, de désirs et perceptions et d’éléments cognitifs, conduits par la force vitale des appétits animaux : « La force qui conduit le tissage de ce tissu remarquable est toujours fournie par l’intrication de la conscience primaire et de la mémoire elle-même, sans parler des appétits animaux. » (Edelman-Tononi, 2000, p. 205)


Il me semble que ce troisième exemple montre de manière tout aussi claire que les deux précédents la nature du basculement épistémologique en train de se produire dans les neurosciences. Pour Edelman et Tononi, celles-ci doivent impérativement abandonner aussi bien leurs vieilles conceptions associationnistes et représentationnalistes, que toutes les conceptions de type cybernétiques liées à la comparaison avec l’ordinateur, et adopter un modèle formel qui leur permette de penser la forme des dynamiques en cours, la spécificité des manières d’organiser le flux des interactions neuronales, c’est-à-dire en dernière analyse un modèle rythmique.

 Conclusions

En dépit des limitations quantitatives de notre sondage et de la difficulté à généraliser sans forçages des mouvements qui gardent toujours quelque chose de spécifique, on distingue nettement au sein des neurosciences les contours d’une mutation épistémologique commune, l’apparition de nouvelles formes d’intellection partagées, des dynamiques conceptuelles qui vont dans la même direction. Dans tous ces travaux, la conscience, la mémoire et la pensée n’apparaissent plus comme composées d’éléments qu’il serait possible d’individualiser en dehors de leur fonctionnement ou même comme des systèmes fonctionnant sur un modèle cybernétique. Elles sont vues comme des activités constantes et organisées, dont les modulations définissent la nature, variable dans certaines limites, des individus qui y apparaissent-disparaissent.


Tout se passe donc comme si les neurosciences étaient en train de traverser pour leur propre compte une transformation épistémologique analogue à celle qui est repérable dans les sciences humaines et sociales et dans la philosophie. Quelque chose comme les prémisses d’un nouveau paradigme transdisciplinaire – surmontant la barrière des sciences de la nature et des sciences sociales et humaines – semble être en train de se mettre en place. La question n’est plus de définir l’identité d’éléments stables qui entreraient ensuite dans un fonctionnement interactif, ni même d’étudier les interactions entre des éléments et des systèmes, mais d’identifier les manières dont les éléments et les totalités auxquelles ils participent sont sans cesse individués-désindividués. L’interrogation est devenue rythmique.


La suite ici.

 Bibliographie

H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), Paris, PUF, 1970.


J.-P. Changeux, L’Homme de vérité, Paris, Odile Jacob, 2002.


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