Les enjeux du rythme pour la géographie

Maie Gérardot
Article publié le 13 janvier 2013
Pour citer cet article : Maie Gérardot , « Les enjeux du rythme pour la géographie  », Rhuthmos, 13 janvier 2013 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article764

En géographie, « peu de gens se consacrent à l’étude des rythmes » [1] et parmi eux, rares sont ceux à proposer une définition satisfaisante du mot. Michel Lussault fait par exemple du rythme « la scansion interne d’un temps » [2], envisageant le rythme dans une seule dimension, la dimension temporelle, laissant de côté sa dimension spatiale. Or, mon postulat principal est que le rythme s’inscrit dans l’espace et doit, en géographie, être un concept permettant de penser l’espace, ou, comme le dit Michel Lussault, de penser ce que les hommes font avec l’espace.


Pour penser en rythmes en géographie, il faut avant tout définir un nouveau mot pour cette science.

 Penser avec le rythme en géographie : pourquoi et comment ?

 Pourquoi une réflexion sur le rythme s’est-elle imposée ? Pour pouvoir penser les mobilités touristiques de façon plus complexe qu’avec les termes de flux ou de mobilités, pour ancrer ces mobilités dans le temps et dans l’espace, à la manière de ce que l’école suédoise de géographie a fait autour d’Hägerstrand sur les budgets temps.

 La difficulté ça a donc été de trouver comment définir ce terme, qui n’existe pas vraiment en géographie, et qui n’est quasiment pas utilisé (quelques utilisations en géomorphologie mais ça reste confidentiel vu l’état actuel de la géomorphologie).


La question du rythme est une question « traversière » [3], qui implique d’aller chasser sur les terres des autres sciences sociales, imposant par conséquent une posture de « transedisciplinarité » [4] telle que la souhaite Thierry Paquot, c’est-à-dire le fait de sortir de sa propre discipline pour s’emparer d’une autre.


Tout commence par la linguistique…


Le mot rythme vient du grec rhuthmos (mouvement réglé et mesuré), abstrait du verbe rhein, qui signifie couler. Une image s’est imposée, celle du mouvement régulier de la mer et des flots. Le rythme est par conséquent défini comme un « mouvement régulier, périodique, cadencé » [5]. Le rythme est ce qui ordonne, cadence et créé l’harmonie. Cependant, dans ses travaux, Émile Benveniste montre que rhein s’applique, dans la langue grecque, au cours d’un fleuve et non au mouvement des vagues. Il remet ainsi en cause l’idée communément répandue du rythme comme séquence ordonnée, mesurée par le retour régulier du même élément. Le rythme est au contraire une forme improvisée, momentanée, modifiable, une disposition sans fixité naturelle et résultant d’un arrangement toujours prêt à changer. Dès lors, quelle étymologie nous faut-il retenir ? Il ne suffit pas de dire que l’étymologie traditionnelle, celle qui fait du rythme un phénomène symétrique est fausse. Car quand bien même elle serait fausse, elle reste fortement présente à l’imagination. Et si tout le monde considère le rythme comme le retour régulier d’un phénomène dans le temps, pourquoi ne pas en faire autant ? Parce que la richesse du rythme, c’est le foisonnement, l’inattendu, l’irrégulier, le dissymétrique.


Réhabiliter le sens originel du monde, c’est tenter de penser le monde dans toute sa complexité, au sens où l’entend Edgar Morin. Dès lors, ce qui pourrait apparaître comme une dérisoire querelle de linguistes touche en fait à une question philosophique et géographique cruciale. Novalis n’écrivait-il pas : « Si l’on perd le rythme, on perd le monde » ? Il importe dès lors de gommer autant que possible l’image régulière et répétitive du rythme. Le rythme n’est pas une alternance, mais une organisation, celle du sens et de l’espace.


Avec le rythme, ce qui se joue pour la géographie, c’est – et je paraphrase ici ce que Pierre Sauvanet dit du rapport entre rythme et philosophie –, « c’est le rapport de la géographie au sensible […], à son dehors, à ce qui n’est pas elle, et qui pourtant la convoque, la contraint à penser, à devenir ce qu’elle est : une pensée en mouvement » [6].


L’art contemporain au secours du géographe


La peinture non-figurative peut pourtant permettre la production d’un raisonnement géographique. « L’analyse de l’œuvre d’art […] peut être utilisée pour faciliter la compréhension de certaines structures géographiques dont l’opacité peut dérouter […]. On peut faire l’hypothèse que l’art abstrait peut constituer une introduction à la “lecture” d’une ville comme São Paulo dont l’immensité quelque peu répétitive décontenance. » [7] La peinture donne à voir le rythme, et peut par conséquent servir de support à la construction d’une méthode pour l’analyser.


L’art peut permettre de construire une définition conceptuelle du rythme en géographie. En peinture, le rythme se donne à voir sur l’espace de la toile. C’est une autre façon de l’appréhender et de le percevoir. Chaque toile possède son rythme et chaque artiste pense le rythme de son œuvre d’une façon qui lui est propre.


Le travail unique de Robert Delaunay sur la couleur, la lumière et la forme explique le choix de trois de ses toiles pour étudier une représentation picturale du rythme.


Entre 1914 et 1930, il se lance à la conquête d’un art du rythme coloré, et revient à l’abstraction en 1930 avec Rythme, joie de vivre, en reprenant les formes circulaires qu’il peignait dans les années 1910. Aucune réminiscence d’élément figuratif dans cet agencement de modules de couleurs : « Ce sont des accords créés par des formes circulaires dans leurs rapports de contrastes et de dissonances […] La couleur est vue en force, en nombre, en module. L’harmonisation des modules crée le rythme, c’est l’introduction du temps dans la structure même du tableau. » [8] Le rythme serait donc bien affaire du temps et de l’espace.


Rythme, joie de vivre, est un ensemble de disques composés de cercles concentriques, dont les couleurs dominantes sont les quatre dernières de l’arc-en-ciel (vert, jaune, orangé, rouge). En marge de ces vibrations colorées, un disque aux tonalités plus froides stabilise le mouvement. La régularité est symbolisée par le retour récurrent du cercle, l’emboîtement concentrique des auréoles et les différents axes de symétrie. Mais l’irrégularité est également présente, avec l’opposition des couleurs, le retour aléatoire d’une teinte et la présence d’un cercle aux tons froids. Le rythme est donc ici le retour d’un élément, avec des manifestations variées, dans une impression de dynamisme et de vie.


En 1931, Robert Delaunay adhère au groupe « Abstraction Création », dont il s’éloigne en 1934, à la suite d’un désaccord sur les fonctions de la couleur. Pour les membres du groupe, la couleur a une fonction simplement décorative, alors qu’elle est pour Delaunay un élément de construction formelle : « La peinture abstraite vivante n’est pas constituée d’éléments géométriques parce que la nouveauté n’est pas dans la distribution des formes géométriques mais dans la mobilité des éléments constitutifs rythmiquement colorés de l’œuvre. » [9] Le cercle, « forme mobile totale non descriptive ni analytique » [10], va

devenir le module unique à partir duquel vont s’ordonner les Rythmes et les Rythmes sans fin.


Dans Rythme sans fin, les cercles se développent de part et d’autre d’un axe, qui n’existe que par le jeu des contrastes chromatiques, renforcé par l’opposition systématique du noir et du blanc. Huit petits cercles aux moitiés noires ou blanches se succèdent. L’axe central qui les coupe, sépare également l’arrière-plan en deux moitiés, l’une noire et l’autre grise. L’impression de régularité est pourtant trompeuse. La ligne qui relie huit demi-cercles est successivement blanche et noire. L’irrégularité se lit également dans les couleurs des cercles qui englobent le méandre central : bleu lavande et vert pomme pour le premier cercle ; vert foncé et orange vif pour le second ; rouge vif et vert pour le troisième ; gris foncé et bleu nuit pour le quatrième. Deux rythmes différents se dessinent : l’opposition couleur chaude / couleur froide, et la récurrence de la couleur.


Ces deux rythmes sont repris dans Rythmes. Ce tableau constitue le point extrême atteint par Delaunay dans le sens du dépouillement.

Quatre verts, trois jaunes, un rouge et un bleu ordonnent des progressions concentriques qui déterminent des échos et des mouvements, autour de trois cercles blancs et noirs.


Le rythme apparaît d’abord dans sa dimension de régularité et de répétition, mais cet aspect est d’emblée remis en cause par le jeu des couleurs. Les trois petits cercles aux moitiés noires et blanches sont englobés par de grands cercles construits par la juxtaposition d’auréoles de tailles et de couleurs variables. Un quart de cercle orange se trouve en haut et à droite du tableau. Il n’appartient pas à un cercle en entier et semble annoncer la répétition d’une forme. Trois plans se distinguent donc sur cette toile. Le premier, qui s’impose au regard, est constitué des trois cercles aux moitiés blanches et noires. Le second est celui des deux cercles de couleurs qui les englobent, et celui du fragment de cercle orange. Le troisième est le fond. C’est l’espace dans lequel se déploie le rythme.


Il est certain que pour construire le concept de rythme, le géographe n’est pas obligé de passer par l’art ou par Delaunay. Le fait de faire référence à ces toiles se justifie cependant par le fait qu’elles donnent à voir un phénomène qu’il est quasiment impossible de cartographier de façon satisfaisante. Elles permettent de comprendre ce qu’est le rythme spatio-temporel d’un phénomène, et par conséquent de servir de support à la construction d’une méthode pour l’analyser. La toile permet le passage de l’espace peint à l’espace réel. Cette analogie entre espace pictural et espace des sociétés peut ainsi être utilisée par le géographe pour construire un concept qui lui permettrait d’étudier un phénomène dans ses dimensions spatiale et temporelle, et non plus seulement spatiale.


Définir le rythme en géographie


De mes détours par la linguistique et l’art contemporain, j’ai récolté de quoi nourrir ma propre définition du rythme en géographie. Détour également par la chronobiologie et les mathématiques dont je ne fais pas mention ici.


Je définis le rythme comme l’organisation et la désorganisation de l’espace, la façon dont un phénomène donné organise ou désorganise spatialement et temporellement un espace. Nous distinguons sept critères de variation d’un rythme : trois critères spatiaux (durée, continuité, régularité), trois critères temporels (métrique, échelle, substance) et un critère englobant, le nombre.


La durée est « un espace de temps qui s’écoule entre deux limites observées » [11].


La continuité, c’est celle du rythme, discontinuité qui crée de la continuité.


La régularité, c’est celle des conduites et des pratiques, qui permet d’expliquer une action. En effet, « toute forme d’explication dépend d’une conception de la régularité des conduites » [12].


La métrique est le « mode de mesure et de traitement de la distance » [13], elle permet de prendre en compte le mouvement, sa vitesse ou l’absence de mouvement.


L’échelle est en lien avec les mobilités urbaines. Elle permet de distinguer des « types d’attitudes, correspondant à une intégration plus ou moins grande de l’ensemble des échelles de l’agglomération, la vraie différence portant sur le nombre d’échelles qui cohabitent » [14].


La substance correspond à la « composante non spatiale d’une configuration spatiale » [15]. L’espace est en effet toujours qualifié, il est toujours l’espace de quelque chose.


Le nombre, enfin, détermine l’intensité d’un rythme : plus il y a d’acteurs partageant le même rythme (ce que j’appelle la corythmicité), plus ce rythme est dominant et plus il structure un lieu.

 Une fois la définition posée, quelle méthode employer pour étudier les rythmes en géographie ?

 Rythmanalyse touristique à Paris

À la suite de Dos Santos et Bachelard, Henri Lefebvre a entrepris de « fonder une science, un nouveau domaine du savoir : l’analyse des rythmes » [16]. Dans un petit ouvrage fulgurant et pourtant presque confidentiel (du moins chez les géographes !), il expose les enjeux et la méthode de la rythmanalyse, méthode dont je me suis largement inspirée.


L’enjeu de la rythmanalyse est d’étudier et de comprendre l’agencement et le jeu des rythmes dans un lieu. Pour analyser un rythme, le rythmanalyste doit parvenir à l’isoler. La rythmanalyse permet donc d’appréhender à la fois la multiplicité des rythmes et l’unicité d’un seul rythme.


Pour cela, le rythmanalyste écoute et regarde : « Il écoutera le monde, et surtout ce que l’on nomme dédaigneusement les bruits […] et les rumeurs […], il écoutera les silences. » [17] Il observe les mouvements, l’immobilité, les associe à des sons, des pratiques, des corps, des gestes et des individus pour décrire et expliquer le fonctionnement des lieux.


L’enjeu est de comprendre comment un individu, porteur d’un rythme, s’inscrit dans un lieu et en transforme à la fois le fonctionnement et l’esprit.


Là où Lefebvre privilégie l’observation, le géographe peut utiliser des outils empruntés à la sociologie, comme les questionnaires et les entretiens.


Suite à des périodes d’observation, j’ai distingué des types de lieux rythmiques. J’ai défini trois termes pour qualifier ces lieux : « monorythmique », « polyrythmique » et « polyrythmique dominé ». Un lieu est dit monorythmique quand un seul rythme en détermine l’agencement temporel et spatial. Un lieu est dit polyrythmique quand plusieurs rythmes organisent conjointement l’organisation d’un lieu. Enfin, un lieu est dit polyrythmique dominé quand le rythme étudié est minoritaire parmi d’autres rythmes, participant de ce fait de façon minoritaire à l’organisation du lieu.

 Des lieux touristiques et rythmiques (commentaire modèles).

 Un exemple : la complexification des rythmes à la BNF François Mitterrand et ce qu’elle nous dit de la métropole parisienne

Le tourisme n’était pas prévu à la BNF, ni même souhaité. Pourtant, le rythme du tourisme est présent dans ce lieu depuis quelques années, et se renforce. L’émergence d’une polyrythmie touristique à des conséquences dans le fonctionnement et l’organisation du lieu, mais également pour le quartier (ZAC Paris Rive Gauche) et l’ensemble de la métropole.


Le 14 juillet 1988, lors de son traditionnel entretien télévisé à l’Élysée, François Mitterrand annonce « la construction et l’aménagement de l’une ou de la plus grande et de la plus moderne bibliothèque du monde ». Le programme proposé aux architectes prévoit alors la construction de la Bibliothèque de France sur le site de Tolbiac, dans le treizième arrondissement. Le jury du concours international d’idées, présidé par Peï, l’architecte du Grand Louvre, retient le projet de Dominique Perrault, qui propose une bibliothèque en forme de quatre livres ouverts.


En 1996, le haut-de-jardin ouvre ses portes. Pour atteindre le bâtiment, les premiers lecteurs doivent traverser des terrains vagues sans aménagements piétonniers. La seule station de métro à proximité de la BNF est alors « Quai de la gare », sur la ligne 6, et les arrêts de bus sont éloignés du bâtiment. Une fois en salle de lecture, les usagers doivent composer avec un système informatique et un catalogue qui marchent mal. Le brusque changement d’échelle, l’ampleur du bâtiment et l’adaptation à l’informatique rendent le démarrage difficile. La même année, la BNF accueille sa première exposition, qui présente « Tous les savoirs du monde ». L’objectif était de montrer que conserver, c’est aussi transmettre. La BNF met ainsi en scène ses missions, à la fois patrimoniales et culturelles. La fréquentation de l’exposition est très bonne, en lien avec la curiosité du public pour ce bâtiment récemment ouvert. En 1998, après deux ans de fonctionnement chaotique, la Bibliothèque ouvre ses portes aux chercheurs, qui disposent d’un espace réservé, le rez-de-jardin. C’est également en 1998 que la ligne 14 du métro est inaugurée. La RATP a adopté pour cette ligne une charte architecturale privilégiant l’espace, la lumière, les matériaux modernes et la transparence : puits de lumière à Saint-Lazare, jardin tropical de la gare de Lyon, escaliers et piliers monumentaux de la station Bibliothèque. Une salle en forme d’amphithéâtre connecte le métro au RER, et les marches de l’escalier en arc de cercle sont gravées de lettres des différentes écritures utilisées par l’humanité. Un peu partout dans la station, 180 médaillons sont gravés de phrases reflétant l’universalité des cultures. Le lien est fait entre la BNF toute proche, sa fonction patrimoniale et culturelle et le nom de la station. La station « Bibliothèque François Mitterrand » de la ligne 14 est donc plus qu’une simple bouche de métro. Elle est véritablement une porte d’entrée pour un quartier différent, par son architecture, sa modernité, sa jeunesse et l’importance des lieux de culture et de savoir. La BNF s’ouvre ainsi progressivement au reste de Paris. Un homme pressent le potentiel de ce lieu : Marin Karmitz, fondateur des cinémas MK2, qui décide d’implanter un cinéma à proximité immédiate de la BNF. Pour la BNF, c’est un tournant : le cinéma attire un nouveau public, plus jeune et aide à décloisonner le bâtiment. Le slogan du MK2 était d’ailleurs à l’époque : « Vous allez enfin savoir où se trouve la TGB ! ». Le MK2 a été un élément essentiel dans la vie du quartier, attirant le public la journée, mais également en-dehors des heures de bureau. Le MK2 est devenu un lieu de vie, moteur d’une ambiance récréative et détendue dont la BNF manquait. En outre, la fréquentation des deux lieux s’autoalimente. En dix ans, ce bâtiment très critiqué, enclavé et peu attractif, est devenu ainsi un nouveau lieu du tourisme parisien.


À partir de 2003, le tourisme et les loisirs commencent à transformer la BNF et son quartier, c’est le début de la polyrythmie. Plusieurs éléments en témoignent : la fréquentation des expositions (gratuites et payantes), l’installation des globes de Coronelli, la conquête du parvis comme lieu d’exposition et la montée en puissance de la communication par internet. La pièce maîtresse de la BNF, c’est le hall des Globes, qui attire des visiteurs et des touristes à la BNF, c’est-à-dire un public bien différent des lecteurs et chercheurs dont les rythmes dominaient jusqu’alors le lieu. Ce changement ne peut s’expliquer qu’en replaçant la BNF dans les évolutions de son environnement immédiat, notamment celles qui concernent l’accessibilité du bâtiment et de son quartier.


Premier changement : la piscine flottante Joséphine Baker, inaugurée en juillet 2006. Elle est amarrée au pied de la BNF, en face du parc de Bercy, à proximité de péniches faisant office de bars et de discothèques. Elle a accueilli les animations de Paris Plage 2006, étendue pour la première fois à la rive gauche de la Seine. La mise en service de cette piscine était l’un des grands chantiers promis par Bertrand Delanoë en 2001. Elle remplace la piscine Deligny qui a coulé le 8 juillet 1993. Cette piscine était située à proximité du musée d’Orsay, du Louvre et du jardin des Tuileries, c’est-à-dire au cœur du Paris monumental, historique et touristique. La localisation de la piscine Joséphine Baker est de ce fait extrêmement symbolique, témoignant de l’extension du tourisme du centre de la capitale vers l’Est, le long de la Seine. Deuxième changement : l’inauguration de la passerelle Simone de Beauvoir, qui relie le parc de Bercy au parvis de la BNF. Dès les premiers jours, la passerelle a attiré une foule nombreuse, qui s’est rapidement appropriée le parvis, auparavant désert et traversé uniquement par les seuls usagers de la BNF. Son succès ne se dément pas aujourd’hui. Cette passerelle officialise et parachève la naissance d’un nouveau quartier, à cheval sur la Seine, structuré par des équipements culturels et de loisirs importants (cinémathèque, palais omnisport, BNF, Frigos, galeries d’art, Bercy Village et une architecture commune (mêlant métal, bois et verre).


Il importe donc de souligner le rôle de l’accessibilité dans le processus de construction d’un lieu touristique. La conquête de la polyrythmie est en effet parallèle et indissociable de celle de l’accessibilité. La BNF n’est plus aujourd’hui cernée par des terrains vagues et mal desservie. Métros, bus, RER, noctiliens et trains de banlieue la relient désormais à tous les réseaux de transports en commun métropolitain. La polyrythmie s’est également appuyée sur les grands événements organisés à la BNF, comme la Nuit Blanche, les Journées du Patrimoine et Paris Plage. L’enjeu est de dévoiler au public les attraits d’un lieu peu connu, longtemps anonyme ; de sortir la BNF de son isolement et de casser sa réputation de bâtiment réservé aux intellectuels. Le changement de rythme lié à l’événement s’organise d’un changement d’image, ce qui permet l’intégration progressive de la BNF à l’espace événementiel, culturel et touristique métropolitain.


L’affirmation du rythme du tourisme a donc des conséquences à toutes les échelles. À celle de la BNF, c’est le changement de statut d’un lieu : la BNF ce n’est plus exclusivement un lieu de savoir et de culture, mais aussi un lieu de récréation et de détente, de loisirs et de tourisme. À l’échelle du quartier, c’est la création d’un territoire spécifique, axé sur l’art et la culture, délimité par des lieux précis parc de Bercy, cinémathèque, BNF, passerelle Simone de Beauvoir, ou encore Bercy Village. À l’échelle de la métropole, c’est l’extension du cœur touristique parisien vers l’Est.


Analyser le rythme du tourisme à la BNF permet d’appréhender le rôle de ce lieu dans les dynamiques métropolitaines. La BNF, nouvelle centralité métropolitaine, structure la métropole, nourrit la métropolisation, et participe à la touristisation de la métropolité.


La BNF est un lieu de la métropole qui accueille des fonctions spécifiquement métropolitaines, comme la recherche. La participation de la BNF à la métropolisation peut être appréhendée avec un jeu d’échelles extrêmement fin. Si, stricto sensu, les seules salles du rez-de-jardin accueillent des fonctions spécifiquement métropolitaines, la conjonction des fonctions de conservation et de promotion du patrimoine, la modernité architecturale du bâtiment et sa localisation dans la capitale en font un acteur à part entière de la métropolisation. Elle a en effet eu des effets d’entraînements l’échelle de son quartier et de tout l’Est parisien. La ZAC Paris Rive Gauche accueille les sièges sociaux et les bureaux de nombreuses grandes entreprises, tandis que la ZAC de Bercy s’est spécialisée dans le commerce et le tertiaire supérieur. Rappelons également que l’université Paris 7 a été déplacée de son site de Jussieu aux Grands Moulins, ce qui renforce la dynamique, impulsée par la BNF, de la recherche et de l’enseignement supérieur dans l’Est parisien. La métropolité s’en trouve par conséquent transformée. Touristisée, elle est « porteuse des principes, signes et fonctions du tourisme » devenu « prégnance » et « genre commun » [18]. Les touristes sont en effet des « faiseurs de ville » [19], des porteurs d’urbanité qui transforment durablement les lieux qu’ils habitent temporairement.

 Conclusion

À la suite de Dos Santos, Bachelard et Lefebvre, pensons en rythmes. Appréhender le réel par le truchement des rythmes peut donner lieu, on le voit à travers l’exemple du rythme du tourisme dans la métropole parisienne, à de stimulantes et dynamiques réflexions géographiques.

Notes

[1E.T. Hall, La danse de la vie, temps culturel, temps vécu, 1992 (1re édition, 1984), p. 173.

[2M. Lussault, « Temps », in J. Lévy et M. Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, 2003, p. 901.

[3P. Sauvanet, « Á quelles conditions un discours sur le rythme est-il possible ? », in P. Sauvanet et J.-J. Wunenburger (dir.), Les rythmes. Lectures et théories, 1996, p. 24.

[4T. Paquot, « Transedisciplinarité », Espacestemps.net, 31/01/2007.

[5Petit Robert de la langue française, 2007.

[6P. Sauvanet, « À quelles conditions un discours philosophique sur le rythme est-il possible ? », op. cit., p. 28.

[7R.Knafou, « Arts (et géographie) » in J. Lévy et M. Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, 2003, p. 89 sq.

[8G. Habasque, Catalogue de l’œuvre de Robert Delaunay, in R. Delaunay, Du cubisme à l’art abstrait, 1957, p. 42.

[9G. Habasque, Catalogue de l’œuvre de Robert Delaunay,op. cit., p. 95.

[10G. Habasque, Catalogue de l’œuvre de Robert Delaunay,op. cit., p. 95.

[11Petit Robert de la langue française, 2007.

[12C. Chauviré et A. Ogien, La régularité. Habitude, disposition et savoir-faire dans l’explication de l’action, 2002, p. 9.

[13J. Lévy, « Substance », in J. Lévy et M. Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, 2003, p. 880.

[14J. Lévy, « Échelle », in J. Lévy et M. Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, 2003, p. 219.

[15J. Lévy, « Métrique », in J. Lévy et M. Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, 2003, p. 607.

[16H. Lefebvre, Éléments de rythmanalyse. Introduction à la connaissance des rythmes, 1992, p. 11.

[17H. Lefebvre, Éléments de rythmanalyse. Introduction à la connaissance des rythmes, 1992, p. 31.

[18M. Lussault, « Le tourisme, un genre commun », in R. Knafou et P. Duhamel (dir.), Mondes urbains du tourisme, 2007, p. 335 et 337.

[19M. Gérardot, « Faiseurs de ville », EspacesTemps.net, Il paraît, 24.07.2007.

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