Du jeu à la convention. Le self comme interprétation chez Goffman

Edouard Gardella
Article publié le 1er octobre 2013
Pour citer cet article : Edouard Gardella , « Du jeu à la convention. Le self comme interprétation chez Goffman  », Rhuthmos, 1er octobre 2013 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article993

Ce texte a déjà paru dans Tracés. Revue de Sciences humaines, n° 4, 2003. Nous remercions Édouard Gardella de nous avoir autorisé à le reproduire ici.

 Pour un cheminement vers la notion de « self » (Goffman)

Là où l’âme prétend s’unifier, là où le Moi s’invente une identité ou une cohérence, le généalogiste part à la recherche du commencement – des commencements innombrables […]. Suivre la filière complexe de la provenance, […] c’est découvrir qu’à la racine de ce que nous connaissons et de ce que nous sommes, il n’y a point la vérité et l’être, mais l’extériorité de l’accident.


M. Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire »

dans Lectures de Nietzsche, Paris, Le livre de poche, 2000.

Si interpréter peut être compris comme une médiation utile entre un locuteur et un destinataire ne partageant pas le même contexte, cette définition purement fonctionnelle peut poser un problème. Quand on prend un dictionnaire pour traduire un texte en langue étrangère, l’objet dictionnaire opère bien une médiation entre le texte et le lecteur. Peut-on en déduire pour autant que le « dictionnaire interprète » ? Ou bien la traduction est-elle seulement un support (parmi d’autres) de l’interprétation ? Auquel cas, l’interprétation n’est pas tant le transfert d’un contexte à un autre d’un message donné a priori, que le fait de conférer un sens. Interpréter apparaît comme l’acte de se rendre intelligible un contexte donné. Cette définition abstraite est alors à interroger dans notre vie quotidienne : comment se rend-on intelligible à soi-même ? Ce qui revient à : comment s’interprète-t-on ? En jouant un rôle, répondrait Erving Goffman. Ce rôle, constitutif de l’individu en société, ne sera pas une communication d’une intimité intérieure : l’objet de l’article est de montrer que s’interpréter passe par la construction de l’individu dans un mouvement qui va de l’extérieur vers l’intérieur, sans toutefois supposer des normes transcendantes, comme c’est le cas dans la théorie fonctionnaliste.


Analyser le comportement social comme l’accomplissement d’un rôle est en effet classique en sociologie. La théorie structuro-fonctionnaliste représentée aux États-Unis par Talcott Parsons et Robert K. Merton a été l’une des premières, dans les années 1940 et 1950, à accorder une place centrale aux notions de rôle et de statut pour penser l’ordre social et l’action sociale [1]. Dans sa version la plus systématique, le statut, que l’individu occupe (par exemple, la profession), implique un certain nombre de rôles (les tâches afférentes à la profession) qui répondent aux attentes des autres membres de la société. Ces attentes convergent entre elles, dans la mesure où les individus intériorisent les normes sociales. Le couple statut-rôle a ainsi pour fonction de réduire l’imprévisibilité dans les interactions sociales. S’il n’existait pas, tout un chacun ferait n’importe quoi, n’importe quand, et n’importe où : la vie sociale serait dépourvue de toute certitude, ce qui rendrait impossible toute action au-delà de l’instant. Les normes ont pour fonction de permettre l’anticipation du comportement des autres individus. Le contexte devenu prévisible rend possible l’action sociale.


Considérons alors que cette théorie puisse rendre compte de l’ensemble des actions sociales existantes. Soit une situation au cours de laquelle un employé rencontre son patron devant la machine à café. Que doit-il faire ? Selon la théorie fonctionnaliste, l’employé, doté d’un statut inférieur en terme hiérarchique dans l’organigramme de l’entreprise, devra laisser passer son patron devant lui. Mais ensuite, doit-il rester avec lui et engager la conversation ? S’il le fait, ne va-t-il pas l’importuner ? Et s’il part, ne va-t-il pas le blesser en paraissant le fuir ? La situation de l’embarras n’est pas tant caractérisée par un manque de normes que par une surdétermination : on ne peut pas savoir quelle norme choisir. L’action sociale devient problématique.


La mise en évidence des limites de la théorie fonctionnaliste, pour rendre compte de l’action sociale en tant que rôle adhérent à un statut, est classique : il suffit de passer d’un point de vue général à un niveau moins général. Le fonctionnalisme permet de penser l’ordre social au niveau macro, mais il se trouve embarrassé pour comprendre l’ordre de l’interaction quotidienne et banale. Et c’est précisément l’objet de l’œuvre d’Erving Goffman.


Goffman a pour projet de penser le fonctionnement des interactions en « face à face » c’est-à-dire lorsque les acteurs sont visibles l’un à l’autre : champ de recherche sociologique jusque-là peu exploré. Or, à partir du moment où on descend à un tel niveau de micro-analyse, où un geste, une mimique ou un clin d’œil prennent une signification émergente dans une situation, des failles viennent fissurer l’édifice structuro-fonctionnaliste : « la trahison expressive est une caractéristique fondamentale des relations de face à face » [2]. Dans le cadre théorique du fonctionnalisme, l’individu interprète son rôle comme s’il lisait le texte réglementé par le statut officiel : la marge d’innovation est mince. Si l’individu ne fait alors que répéter ce qui est écrit, il est réduit à une simple fonction dans le système macrosocial, puisqu’il réplique le couple systémique statut-rôle. Ce qui implique une communication directe, explicite et transparente : chacun des acteurs accède à la vérité claire et délimitée du rôle des autres acteurs.


Or Goffman pointe les limites d’une telle façon de procéder [3]. Il s’agit de penser les situations de la vie quotidienne en essayant de suivre le mouvement des interactions en train de se faire, sans présupposer une intériorisation mécanique et fonctionnelle des normes transcendantes. Si l’individu n’était en effet que l’application d’une fonction, comment penser son individuation, à savoir le processus par lequel il se donne du sens, donc s’interprète ? Celle-ci est donnée a priori par la théorie fonctionnaliste, et elle est ensuite minorée, au profit d’une appréhension macro sociologique de la stabilité de l’ordre social. Mais si l’individu peut être embarrassé, c’est que la situation lui impose une réflexivité et une prise de conscience aiguë de sa position vulnérable dans l’interaction. Il s’agit alors de penser l’apparition du Moi, instance par laquelle l’individu s’interprète. Ce Moi [4] est ici appréhendé comme une fiction théorique heuristique pour analyser l’individuation. Ce Moi reste chez Goffman l’interprétation d’un rôle, mais il échappe à la rigidité du système fonctionnaliste, pour appréhender la diversité des situations de la vie quotidienne.


Un autre écueil attend alors le sociologue. Quand on raisonne au niveau micro sur des situations comme l’embarras, la tentation est grande de l’appréhender non pas tant comme un type de situation, que comme mécanisme interne à la conscience de l’individu. Le sociologue tombe alors dans le psychologisme. Or, c’est précisément ici que la conception goffmanienne du Moi prend toute sa force : au lieu de penser un individu déjà donné a priori, qui serait un interprète constant manipulant plusieurs rôles, Goffman pense la forme (c’est-à-dire le type de situation) dans laquelle l’individuation a lieu [5]. Il pense la manière dont le Moi se construit au cours d’interactions diverses.


L’analyse de Goffman se situe donc dans un entre-deux difficile à appréhender. Le self n’est ni un ego doté de cadres cognitifs et transcendantaux donnés a priori (indépendamment de toute situation), ni une simple réplique de normes transcendantes. Cet entre-deux du Moi a pour corollaire un type d’interprétation qu’on s’efforcera de préciser chemin faisant.


On verra alors que, si l’individuation traverse ainsi toute l’œuvre de Goffman, elle n’est pas appréhendée de la même manière au cours de ses ouvrages. L’individu peut ainsi être pensé comme le jeu de rôles multiples sur une scène sociale (le Moi), comme le centre sacré de rites d’interaction (le dieu individu), ou plus généralement comme une convention pertinente selon les cadres d’interaction (le self proprement dit). Le self comme interprétation nécessite donc le cheminement qui va suivre,

 Le Moi comme interprétation de rôles multiples

Dans son premier ouvrage intitulé La mise en scène de la vie quotidienne, et en particulier le premier tome, La présentation de soi, Goffman part du postulat communément admis que « la vie sociale est une scène » sur laquelle chacun d’entre nous construit son personnage. Il présente ainsi son projet dès la préface :

La perspective adoptée ici est celle de la représentation théâtrale […]. J’examinerai de quelle façon une personne, dans les situations les plus banales, se présente elle-même et présente son activité aux autres, par quels moyens elle oriente et gouverne l’impression qu’elle produit sur eux, et quelles sortes de choses elle peut ou ne peut pas se permettre au cours de sa représentation. [6]

Quels sont ici les traits importants de la théorie goffmanienne de l’acteur ? Précisons que la présentation d’une personne relève autant de la communication maîtrisée que de l’ensemble des signes exprimés involontairement. Cette faiblesse inhérente à tout acteur implique que la personne va alors au moins essayer de maîtriser les impressions qu’elle peut donner sur son public. Expression de soi et maîtrise des impressions fondent tous deux un paradigme dramaturgique utilisé pour analyser les situations sociales. L’acteur va alors jouer en fonction de la « définition de la situation » Elle oriente de manière décisive le jeu des acteurs en délimitant ce qui est convenable et ce qui ne l’est pas pour les participants de l’interaction.


Lorsqu’un individu est mis en présence d’autres personnes, celles-ci cherchent à obtenir des informations à son sujet ou mobilisent des informations dont elles disposent déjà […]. Cette information n’est pas recherchée seulement pour elle-même, mais aussi pour des raisons très pratiques : elle contribue à définir la situation, en permettant aux autres de prévoir ce que leur partenaire attend d’eux et corrélativement ce qu’ils peuvent en attendre. Ainsi informés, ils savent comment agir de façon à obtenir la réponse désirée. [7]


La définition de la situation est le substitut fonctionnel du couple systémique rôle-statut et sert à réduire l’incertitude. Mais, chez Goffman, cette angoisse de la certitude pour agir convenablement disparaît rarement, puisque les acteurs ne peuvent agir que sur les interprétations qu’ils font des signes émis par les autres. Pour parvenir à réduire l’incertitude et accéder à un consensus temporaire sur la situation, ils mobilisent plus ou moins consciemment des stratégies : dans le dernier chapitre de l’ouvrage, intitulé « La maîtrise des impressions » (p. 197-223), l’auteur énumère les différentes qualités requises pour une « bonne représentation ». [8]


La séparation de l’espace de la représentation est une autre organisation possible. Dans le chapitre intitulé « Les régions et le comportement régional » (p. 105), Goffman distingue « région antérieure » (« lieu où se déroule la représentation ») et région postérieure (« coulisse » là où l’acteur peut laisser tomber le masque pris au cours de la représentation). Un exemple typique est la réception d’invités par la maîtresse de maison : la salle à manger est la région antérieure, et la cuisine la région postérieure. De même, au cours d’une représentation, un acteur peut devoir communiquer autre chose que ce que la définition de la situation qu’il avait donnée exigeait. Il peut alors utiliser des complices pour parvenir à ses fins, et ainsi jouer avec les régions de l’espace scénique :

De même, dans les bureaux d’affaires, les cadres qui désirent terminer un entretien avec des clients rapidement mais avec tact, apprennent à leurs secrétaires à venir les interrompre au bon moment et sous un bon prétexte. [9]

Les acteurs ont donc un double jeu. Un réflexe fréquent est alors de penser le Moi chez Goffman de manière binaire : le Moi qu’on montre en public serait le « faux » le masque qu’on revêt pour amuser la galerie ; et le Moi en privé serait le « vrai » le Moi authentique, sincère et profond. Or, si Goffman ne nie pas que le Moi qui est montré en public soit un masque, il va plus loin, en n’accordant pas plus de « réalité » au rôle ne répondant pas aux attentes de la définition de la situation de la région postérieure, qu’au rôle officiel :

On ne prétend pas que les communications par voie clandestine reflètent davantage la réalité que ne le font les communications officielles avec lesquelles elles sont en contradiction ; la difficulté vient du fait que l’acteur est véritablement impliqué dans les deux formes de communication, et qu’il doit maîtriser soigneusement cette double implication sous peine de discréditer les projections officielles. [10]

L’acteur derrière le personnage n’est pas l’équivalent d’un marionnettiste manipulant à sa guise différents masques, tout en restant immuable derrière le défilé de ces Moi. On ne peut alors réduire le pragmatisme à un quelconque utilitarisme ou « stratégisme » L’acteur appréhendé par Goffman sous l’angle du « personnage » du « masque » sur scène, n’est pas un individu omniscient, stratège et calculateur, qui contrôlerait, avant l’interaction et de manière parfaite, tous les paramètres de sa représentation et de ses divers et multiples rôles : il n’est ni omniscient, ni froid manipulateur. Mais qu’en est-il du Moi qui reste en coulisse ? Ne contiendrait-il pas une part de « vrai moi » immuable ?


Pour appréhender ce qu’est finalement le vrai Moi chez Goffman dans sa perspective dramaturgique, on peut considérer le cas du mensonge. Le vrai Moi n’est pas l’ensemble des caractéristiques sociales (métier, passé, âge, diplômes…) que l’acteur avait modifiées pour les besoins de sa représentation, mais bien le fait qu’il joue un personnage. Et dans l’idée de jouer un personnage, ce n’est pas tant le personnage qui a retenu l’attention de Goffman, que le fait de le jouer. Le Moi profond s’investit donc bien dans le mouvement permanent que l’on voit à la surface : celui d’être un comédien.


Ce qui constitue une nécessité dramaturgique et ontologique pour le Moi de coulisse comme pour le Moi sur scène : pour obtenir le consensus temporaire recherché, il faut respecter ces codes. Et c’est bien l’obtention régulière (mais non systématique, car jamais acquise) de ce consensus, qui permet au Moi d’exister.


On a souvent la réaction de considérer les réflexions goffmaniennes, au mieux comme amusantes (vivantes par leurs petits détails), au pire comme triviales et inutiles. Or, il faut imaginer la pire des existences possibles, pour voir par contraste la portée de sa pensée : quelle serait notre vie si nous étions, dans toutes les situations, dans l’embarras ? Si l’embarras se définit comme l’absence de compréhension de sa place dans la situation, il rend problématique toute action : soit elle est impossible, soit elle est à contre temps. Nous sommes dans les deux cas pris pour le fou. Cette nécessité du consensus est donc loin d’être un simple conventionnalisme de bonne morale puritaine : elle est la condition de possibilité de notre Moi quotidien, en tant qu’il est accepté par les autres.


Et cette nécessité est une urgence pratique (non totalement réflexive ni entièrement maîtrisée), dont la fonction concrète est de maintenir une « façade » auprès du public acceptable à ses propres yeux. C’est le sociologue (et non l’acteur) qui explicite ces éléments en outils scéniques. Mais ces caractéristiques du paradigme dramaturgique ne sont pas systématiquement perçus comme tels par les acteurs. Ces expédients scéniques sont efficaces (au sens où ils rendent possible l’interaction dramaturgique), comme s’ils avaient la fonction de soutenir la représentation des acteurs, par une construction toujours vulnérable, car fondée sur des apparences. Revient-on alors à une conception fonctionnaliste classique, où l’individu en est réduit à réciter son texte ? Les outils scéniques ont pour fonction de faire tenir le système. Certes. Mais le système envisagé a changé de taille : il ne s’agit plus de l’ordre macro-social, mais de l’interaction. La fonction remplie n’est plus la stabilité de l’ordre social ; c’est la condition de possibilité d’une interaction, c’est-à-dire le maintien de la « façade » La séparation de l’espace scénique, l’axe contrôle des expressions-maîtrise des impressions, le fait de jouer avec des équipes, constituent alors des fonctions créatrices : elles sont ce qui permet au Moi d’apparaître dans un environnement supportable ; elles sont en fin de compte les conditions d’émergence du Moi [11].


On voit déjà apparaître une conclusion forte de l’analyse goffmanienne : le Moi, la « façade » dans une représentation, « est un effet dramatique » :

Un spectacle correctement mis en scène et joué conduit le public à attribuer un moi à un personnage représenté, mais cette attribution est le produit et non la cause d’un spectacle. Le moi en tant que personnage représenté n’est donc pas une réalité organique ayant une localisation précise et dont le destin serait essentiellement de naître, d’évoluer et de mourir ; c’est un effet dramatique qui se dégage d’un spectacle que l’on propose et la question décisive est de savoir si on y ajoute foi ou non. En analysant le moi, on est donc amené à se désintéresser de son possesseur, de la personne à qui il profite ou coûte, parce que cette personne et son corps se bornent à servir pendant quelque temps de support à une construction collective. Les moyens de produire et d’entretenir un moi ne résident pas à l’intérieur du support, mais sont souvent fournis par les organisations sociales. [12]

Le Moi est appréhendé de l’extérieur vers l’intérieur : ce sont les contraintes de l’ordre dramaturgique de l’interaction, qui rendent possible l’apparition du Moi. Le Moi est bien construit dans l’interaction, il n’a donc aucune essence a priori. Et l’acteur psycho-biologique n’a pas grand intérêt pour le sociologue, n’étant qu’un support transitoire pour une construction situationnelle (« collective »).


On a jusqu’ici raisonné sur une situation donnée. En considérant maintenant l’enchaînement des situations, on pourrait alors rétorquer que le Moi qui passe sur une autre scène pourrait être plus vrai que sur la scène précédente. Existe-t-il une scène où on cesserait de jouer un personnage ? Il faut en fait généraliser la notion de représentation. En effet, la coulisse n’est coulisse que par rapport à une scène donnée : on raisonne en statique comparative. Mais la vie telle qu’elle se fait est dynamique : la coulisse se transforme en scène par rapport à une autre coulisse, selon les changements de lieux, de personnes et de situations ; bref, selon les changements dans la définition de la situation. Par exemple, le cadre (ou l’ouvrier) qui revient chez lui après une journée de travail va pouvoir quitter son masque de cadre (ou d’ouvrier), critiquer des collègues de bureau et raconter sa journée à sa femme. Mais cette coulisse se transforme en scène où il va jouer au cadre (ou à l’ouvrier) racontant sa journée à sa femme, où il va jouer son rôle d’homme, et ce jusque dans la chambre à coucher, où il met en coulisse son rôle de cadre affairé pour les besoins de la nouvelle définition de la situation [13].


On voit donc que le Moi est nécessairement multiple, les scènes étant de plus en plus différentes dans une société urbanisée et segmentée, où la division croissante du travail organise des sphères de sociabilité diverses. Le rôle est la plupart du temps ancré dans des circonstances, et le statut varie lui aussi selon les situations. Ainsi, le couple rôle-statut de l’ordre fonctionnaliste ne peut plus être univoque dans le cadre d’analyse goffmanien. L’analyse des situations limites dans lesquelles une institution impose à des individus un Moi univoque, développée dans Asiles, montre l’échec inéluctable d’une telle entreprise. Goffman parle alors « d’adaptations secondaires » pour montrer que même les normes les plus impérieuses ne conduisent pas à former un Moi univoque, dans la mesure où la variété des situations dans lesquelles ces normes sont à respecter entraîne une variation de leurs actualisations. Et dans ces variations, il y a leur détournement possible, au profit d’un rôle, étranger au rôle imposé par « l’institution totale »,


Cette description du Moi comme rôles nécessairement multiples semble renvoyer à une référence mobilisée par Goffman dans La présentation de soi en page 76 : la pensée sartrienne du « jeu » développée dans L’Être et le Néant. Goffman cite lui-même le célèbre passage du garçon de café, où le jeu se révèle être la condition nécessaire de l’être [14]. Par cette manifestation ludique, l’être fait le tour de ses possibles, et peut ainsi prendre des points de vue différents sur une même situation. Goffman prend à ce propos l’exemple des serveuses Indiennes qui, une fois les colons anglais partis du restaurant, s’amusaient à les mimer (p. 165). Le jeu de rôles multiples apparaît en fin de compte comme le mode d’être nécessaire du Moi [15].


On peut donc conclure sur le mode d’interprétation propre à la conception du Moi qui transparaît, non explicitement, dans une sorte de « premier Goffman » qui regrouperait La Présentation de soi et Asiles. Le Moi apparaît comme une production ludique de signes, visibles et mobilisables par les autres participants à la situation, pour pouvoir établir une définition consensuelle de la situation, et ainsi se voir attribuer tant bien que mal le masque désiré pour telle situation [16]. L’interprétation n’est donc pas à comprendre comme strictement théâtrale, au sens où un scénario serait écrit à l’avance pour un rôle singulier. La production de ces signes n’est cependant pas totalement arbitraire. Elle se trouve réglée par les structures du niveau interactionnel, analysées ici dans une perspective dramaturgique : diversité des signes selon que l’on se trouve dans la région antérieure ou postérieure, selon que l’on désire maîtriser telle ou telle impression, selon que l’on se situe avec telle ou telle équipe…


On voit ici un Goffman tiraillé entre deux pistes : la piste « stratégiste » [17] dans laquelle l’accent est mis sur les manipulations (certes limitées) de l’acteur, et la piste « institutionnelle » où l’accent est mis sur les contraintes externes. Penser l’interprétation d’un rôle comme production de signes à partir des signes émis par les autres acteurs conduit à cette ambiguïté. Dans les deux cas, on retrouve cependant le même problème : comment conférer un sens à un Moi qui dépend de chaque situation ? En fin de compte, le mode d’interprétation qui prévaut pour une situation n’empêche-t-il pas d’interpréter le Moi dans sa continuité vécue ?


La multiplicité des rôles, indexée à celle des situations, implique en effet un morcellement du Moi en divers Moi, dont les rapports mutuels posent un problème. Quelle instance viendrait unifier cette mosaïque ? Comment lui conférer un sens ? Goffman prend délibérément (polémiquement ?) un point de vue radical :

Il est trop facile de se contenter de dire que l’individu joue différents rôles. Les choses qui participent à différents systèmes d’activité sont, jusqu’à un certain point, des choses différentes [18].

Ceci va frontalement à l’encontre du sentiment vécu d’une unité de notre Moi, porteuse de notre singularité. Cette multiplicité repose en fait sur un présupposé théorique hérité de W. Thomas, à qui Goffman emprunte le concept de « définition de la situation » [19]. Il est supposé, dans une veine intellectualiste, que l’individu est capable de définir la situation comme il l’entend dans toutes les situations. Et il suffit que les autres croient que cette définition est vraie, pour que celle-ci devienne effectivement vraie. La réalité ne reviendrait qu’à une construction collective idéaliste, sans réalité indépendante des croyances de chacun. Si chacun arrive avec sa définition de la situation, effectivement chaque situation devient singulière, et on voit alors mal comment le Moi peut s’unifier d’une quelconque manière [20].


Mais d’autres problèmes surgissent alors : comment l’accord entre des individus radicalement singuliers est-il possible ? Quelle régularité du comportement dans cette perspective idéaliste, si le choix de la définition est ouvert dans toute situation ? Soit on suppose un être capable de prendre des choix éthiques (ce qui revient à un idéalisme de type sartrien), et dans ce cas le sociologue se trouve bien dépourvu ; soit on se passe d’une telle hypothèse, et on analyse alors les cadres réguliers et extérieurs aux individus qui organisent les interactions. Le Moi devient alors, plus radicalement, un self, défini en fin de compte comme une convention.

 Le self comme convention

Le Moi résulte du déroulement de la situation : il est donc défini collectivement, depuis le point de vue de l’interaction, à partir de signes émis, langagiers et corporels. L’interprétation comme production, nécessite une interprétation comme réception collective dont il faut préciser ici les modalités. Goffman, dès La mise en scène, ajoute en effet une condition, qu’il développera ensuite largement dans Les cadres de l’expérience [21], pour l’émergence du Moi : la confiance accordée dans les signes émis. Il précise ainsi : « [le Moi est] un effet dramatique qui se dégage d’un spectacle que l’on propose et la question décisive est de savoir si on y ajoute foi ou non » [22].


La foi, dans la filiation de William James, renvoie ici non pas tant à la croyance (caractérisée par les actes de prévoir et d’attendre), qu’à la confiance, définie par l’anticipation et l’espoir [23]. La caractéristique de l’interaction chez Goffman, tout comme celle du monde appréhendé chez James, c’est l’indétermination : on n’a affaire qu’à des signes. Pour pouvoir agir, il faut donc avoir confiance dans le monde et dans l’interaction, c’est-à-dire anticiper des signes et espérer que les signes émis seront compris. Signes et confiance nous font alors entrer dans la dimension de la convention :

Il faut appeler les idées ou les motifs d’action des conventions, non pas seulement en tant qu’il sont des signes, comme on l’a vu, mais parce qu’on leur accorde notre confiance […]. [Elle est] un accord sans promesse qui augmente la puissance d’agir de ceux qui le passent. [24]

Quelles en sont les implications sur la conception du Moi chez Goffman ? Si on considère que le Moi apparaît comme un effet dramatique, fondé sur la confiance que les autres participants ont dans l’interaction elle-même (en tant qu’elle est « vraie »), ce Moi comme convention résultant de l’interaction augmente bien la puissance d’agir, puisque ceci permet de définir la situation, et donc de savoir enfin comment se comporter, selon les attentes des autres ; ce qui permet d’éviter de passer pour un fou. Mais, dans ce cas, de quoi parle-t-on lorsqu’on évoque « les idées ou les motifs d’action » ? Tombe-t-on en fin de compte dans un psychologisme ?


Si, certes, le Moi ne construit pas à chaque interaction l’ensemble des conditions de l’interaction (d’où la divergence avec le concept de W. Thomas), le Moi n’est pas intégralement redéterminé dans chaque situation : il est aussi doté d’une réflexivité, que Goffman nomme « le quant-à-soi » C’est l’idée, nécessairement née d’une série d’interactions antérieures, que nous nous faisons de nous-mêmes avant une situation donnée. Elle n’existe pas en elle-même, dans un esprit qui spéculerait seul dans son coin. Goffman, en héritier de la philosophie pragmatiste, considère que toute idée existe dans une expérimentation, comme le définit Gérard Deledalle :

L’idée est une hypothèse, un plan d’action. Sa mise en œuvre est en même temps sa mise à l’épreuve. Et il n’y a pas lieu d’opposer l’idée du savant à celle de l’homme de la rue : elles sont toutes deux expérimentales. [25]

L’idée que l’on se fait de soi-même, le « quant-à-soi » n’a d’existence qu’en tant qu’hypothèse, que l’on expérimente au cours d’une interaction. Le « motif d’action » se comprend non pas comme une raison psychologique antérieure à un comportement, mais comme un acte, dans la mesure où le « quant-à-soi » devient « motif d’action » dans son expérimentation situationnelle. Or, on se donne du sens (on s’interprète, et on s’individualise) par un motif d’action. Le Moi se construit donc dans la mise à l’épreuve situationnelle de cette idée [26]. Mais, comme pour toute expérience, le résultat est toujours incertain, et dépendant de plusieurs variables non totalement maîtrisables. Le Moi est alors défini par la position qu’il obtient in fine dans une situation donnée [27]. Le Moi devient alors une convention, résultant de la rencontre entre les efforts faits pour correspondre à un quant-à-soi imaginaire, et le déroulement de l’interaction.


Cette convention suppose l’accord entre divers participants. Goffman rompt clairement avec cette notion de « définition de la situation » dans Les cadres de l’expérience où il entreprend de donner une solution générale à l’ensemble des études qu’il a réalisées. Il reprend alors au sociolinguiste Gregory Bateson le concept de « cadre » que l’on peut définir de la manière suivante :

Dispositif cognitif et pratique d’organisation de l’expérience sociale qui nous permet de comprendre ce qui nous arrive et d’y prendre part. Un cadre structure aussi bien la manière dont nous définissons et interprétons une situation que la façon dont nous nous engageons dans un cours d’action. [28]

Soit un impair commis au cours d’une interaction où l’un des participants comprend au « premier degré » une parole prononcée au « second degré » L’effet de la parole n’est pas celui attendu par le locuteur, qui passe pour ce qu’il ne voulait pas. Goffman donne alors des outils pour décrire ce processus. La compréhension « littérale » de la parole a été inscrite dans un « cadre primaire » qui est défini comme ce qui permet de répondre collectivement la même chose à la question « qu’est-ce qui se passe ici ? » [29]. Mais l’un des locuteurs, en se situant au second degré, a opéré un glissement de cadre que Goffman appelle une « modalisation » [30]. Les deux Moi apparus dans la situation ne jouant pas dans le même cadre, c’est-à-dire n’ayant pas la même convention de la position à se conférer respectivement dans la situation, il y a rupture de cadre. La règle est fragilisée, et la face des deux interlocuteurs aussi. Pour sauver la situation et rétablir l’ordre des positons, il faut réaffirmer la règle et ajuster les deux cadres jusque là en hiatus : c’est la fonction de l’excuse. Goffman l’analyse dans des termes certes différents, mais il nous semble pertinent de la décrire en termes de cadres [31]. En effet, dans Les relations en public, il la définit ainsi :

S’excuser, c’est se couper en deux parties, une partie coupable d’une offense et une partie qui se dissocie du délit et affirme sa foi en la règle offensée. [32]

L’excuse fonctionne, au niveau du système de l’interaction, comme une mise à plat du cadre : voilà, j’ai opéré une modalisation, et je voulais qu’elle soit prise comme telle, et non pour un élément du cadre primaire. Dans ce cas limite, on voit fonctionner explicitement ce qui dans la pratique quotidienne s’effectue « naturellement » c’est-à-dire implicitement : le Moi apparaît quand le cadre régule les positions respectives. Le cadre et le Moi apparaissent en même temps, puisqu’il faut comprendre le cadre pour qu’apparaisse le Moi, et qu’il faut en même temps un cadre pour que le Moi émerge comme position. L’embarras ou la honte ne sont alors rien d’autre que la perpétuation de l’indétermination de notre position en rapport avec le cadre : on ne comprend pas le cadre, on ne sait donc « plus où se mettre ».


Si le cadre est alors l’ensemble des opérations virtuelles pour rendre intelligible, c’est-à-dire interprétable, la situation, il devient en fin de compte le support de la convention formant le Moi dans l’interaction. On retrouve ici la notion de pluralité : si le Moi est une convention dépendante d’une situation, sachant que les situations sont diverses, le Moi est nécessairement pluriel. Retrouve-t-on pour autant les problèmes liés au concept de « définition de la situation » c’est-à-dire ceux de l’unité vécue et de l’accord ?


En fait, les deux problèmes ne font qu’un. Dans « Réplique à Denzin et Keller » [33], Goffman répond à une accusation de structuralisme et de manque d’empirisme dans Les cadres de l’expérience, en précisant que l’idéalisme hérité de W. Thomas ne peut pas rendre compte de l’accord : les individus n’inventent pas tout de la situation ; ils ont affaire à du déjà là. Et en particulier, les cadres de l’expérience. Ces cadres structurent les attentes des participants, et sont en ce sens des contraintes institutionnelles : ils peuvent donc se mettre d’accord sur les comportements à adopter. Mais, à la différence des normes fonctionnalistes, ces contraintes ne sont pas pensées comme transcendantes par rapport au Moi. Le Moi se construit en même temps que les conventions s’instaurent : les conventions sont immanentes aux Moi. Par exemple, au cours d’un dîner, le « cadre théâtral » (devenu cadre primaire parmi d’autres) laisse supposer que les invités n’investiront pas sans arrêt et sans prévenir la cuisine, coulisse où tous les artifices, culinaires comme personnels, sont concoctés.


La forme « cadre » permet ainsi de comprendre que dans la pensée de Goffman, il existe des types de situations, dont la structure permet d’inférer sur la structure du Moi qui va en émerger. C’est là le point central de l’œuvre de Goffman : la sociologisation de concepts psychologiques, comme l’embarras, la déception, la honte, la timidité… Et ce, en vertu de la coproduction du Moi et du cadre. En situation, nous avons donc affaire à des types de réactions affectives socialement cadrées, car ancrées dans une distribution de positions dans une interaction. La structure unifiée du Moi, c’est-à-dire le fait de se donner un sens au cours du temps, se fait alors dans l’articulation, non pas tant entre les Moi (qui serait psychologique), mais comme articulation entre les cadres, qui est, elle, socialement organisée. L’intimité psychologique pourrait rétorquer que l’on sent une continuité du vécu ; l’extériorité sociologique répondra alors deux choses : et qui vous dit que sa provenance n’est pas dans les cadres ? Pouvez-vous vous imaginer hors cadre ? Deuxièmement, cette intimité n’est rien d’autre que le « quant-à-soi » : elle ne peut exister que dans une interaction ; elle reste dépendante, dans sa virtualité, de son expérimentation sociale.


Le Moi n’est donc pas un oignon, vide entouré de plusieurs couches stratifiées qui seraient les divers Moi ; car il n’y a pas de strates. Dès qu’il y a strates, il y a le début d’un privilège accordé à la couche la plus profonde. On pourrait plutôt considérer le Moi chez Goffman comme un spectre de lumière blanche. La lumière blanche serait le sentiment « naturel » d’une unité vécue ; le diffracteur de lumière serait le regard (et le travail d’écriture) du sociologue ; le spectre (bande de couleurs) serait les Moi articulés, contigus mais différents, dans les cadres exhibés. L’unité du Moi ne pose dès lors plus problème : elle réside uniquement dans l’articulation contiguë et continue des cadres. Il faut ainsi distinguer l’analyse, de la pensée finale : au cours de l’analyse, Goffman construit un instrument d’optique tellement fin qu’il découpe le Moi à un point tel que celui-ci disparaît en tant que continuité vécue. Mais la pensée en dynamique fait réapparaître un Moi, radicalement différent de celui du sens commun : ce n’est plus un acteur, ce n’est même plus le comédien perpétuel, c’est une articulation de cadres [34].


Le Moi devient dès lors un self, que Isaac Joseph propose de caractériser par le fait que « nous sommes locataires de nos convictions » [35]. Les convictions ne valent que comme inscrites dans des cadres. La sincérité, si recherchée, devient alors « flux de pertinence » : elle est ce qui « colle » au cadre. Albert Ogien commente ainsi :

C’est que l’authenticité ne se présente pas ici comme cette qualité immanente à un self garantissant l’unité de l’individu. Elle est plutôt conçue comme une propriété conférée à l’individu par une audience qui juge, dans l’actualité de la situation, de la conformité de ses conduites aux exigences du registre de pertinence dans lequel l’action s’inscrit. [36]

La conviction que nous pouvons avoir dans une situation, fondement de notre sentiment de subjectivité singulière, n’est vue que comme convention, qui reste inscrite dans les cadres, et que le self traverse, emprunte, délaisse, tel un locataire instable. Sans pour autant s’effondrer. L’article « Calmer le jobard » [37], qui analyse le processus de la déception après une arnaque, montre que les Moi sont si peu intégrés les uns aux autres qu’une destruction d’une conviction n’implique pas pour autant l’effondrement du self. On peut alors voir une confirmation de l’hypothèse émise plus haut : l’unité se fait dans la contiguïté et l’articulation des divers cadres. C’est parce qu’une nouvelle situation s’offre (toujours) au « jobard » qu’il peut mobiliser de nouveaux cadres, et se voir attribuer un autre Moi : son self ne peut jamais se réduire au rôle de « l’effondré » L’unité est ainsi tout extérieure, dynamique et inscrite dans l’accident socialement cadré [38].

 Interprétation, convention contrainte et émergence

Le regard de Goffman implique donc un self comme inscrit en situation, défini comme convention et dont l’intimité se résout dans un acte impersonnel de pertinence. L’interprétation du self radicalise alors celle du Moi : le self est expression corporelle et langagière en tant qu’il s’inscrit dans un cadre. On passe alors du duo rôle/personnage au duo position/situation. Le self se décrit comme une série de positions prises dans une situation, dont le cadre est à déterminer. Le self n’est alors plus qu’interprétation, comprise au sens de production de signes, les signes s’analysant ici non plus seulement en tant que gestes, masques, ou intonations ; mais en tant qu’ancrages pertinents, ou hors cadre. Goffman a donc bien « décentré le self » Mais il faut aller plus loin dans la conception de l’interprétation qui s’en dégage : le self est autant interprété qu’il n’interprète. Il s’inscrit autant dans un corps scénique, que dans les cadres qui délimitent ses possibilités de manœuvre. Albert Ogien décrit ainsi ce dépassement du « réalisme » et de l’« idéalisme » qu’opère Goffman avec sa conception du self :

Dans l’univers de l’activité quotidienne tel que Goffman l’analyse, les catégories de l’expérience sont en perpétuelle transformation, prises dans le processus de leur propre constitution. Et le self est l’une de ces catégories. Ce qui revient à dire que ce n’est pas de lui qu’émane le sens attribué à la réalité du monde social, mais qu’il est, en lui-même, une des règles d’organisation de cette réalité. [39]

Si le self devient une catégorie parmi d’autres de l’expérience, c’est bien qu’il naît d’une convention, qui est tout étrangère à l’idée d’un Moi singulier. Le self interprète et est interprété ; rencontre d’un quant-à-soi mis à l’épreuve de la situation et d’un cadre définissant les virtualités de pertinence ; point d’intersection entre « émergence et contrainte » Le Moi comme rôles multiples se décrivait comme une variation des faces sur diverses scènes ; le self comme série de conventions se décrit comme conditions sociales de possibilité des multiples Moi. Le cadre opère un changement de perspective. Dans l’introduction des Cadres, Goffman s’interroge avec W. James sur le problème de la conviction qu’une chose est réelle ; il définit alors son axe de réflexion :

Lorsqu’il est question de réalité, ce qui importe, dit [James], c’est la conviction qu’elle entraîne sur sa qualité particulière, conviction qui contraste avec le sentiment que certaines choses sont privées de cette qualité. On peut alors se demander quelles sont les conditions dans lesquelles se produit une telle impression, et cette question est liée à un problème précis qui tient non pas à ce que l’appareil prend en photo mais à l’appareil lui-même. [40]

Le self est donc d’emblée social, puisque l’appareil (le cadre) ne diffère pas de ce que prend l’appareil (le self ). L’interprétation, active comme passive, peut prendre le nom d’articulation de cadres. Cette articulation mène alors vers une piste fondamentale du regard goffmanien : la notion d’émergence [41]. Le cadre, et le self comme convention, rendent compte des conditions de possibilité d’un individu en situation. Ils constituent des outils de description de l’apparition simultanée de l’individu et des normes sociales, puisque celle-ci est à analyser comme expérimentation d’un quant-à-soi dans un cadre donné. Le self est donc un ensemble de relations qui nous confère du sens. Ce processus se décrit comme compréhension du cadre, en même temps que la contrainte s’exerce dans le geste même de la compréhension : on ne comprend pas ce que l’on veut dans une situation.


La tripartition classique dans la notion d’interprétation (émetteur, interprète, récepteur) ne permet pas de rendre compte du self, c’est-à-dire, en fin de compte, du processus par lequel on se donne du sens. Comme l’intimité ne précède pas les interactions, il n’y a pas de « données » a priori à émettre par l’intermédiaire d’un interprète : il n’y a ni traduction, ni transfert. Il n’y a donc ni médiation, ni communication. L’émetteur n’est émetteur qu’en tant qu’il est interprète, c’est-à-dire engagé dans un cadre (la figure de l’acteur n’étant qu’un cas particulier). De même, le récepteur ne diffère pas de l’émetteur-interprète dans la tripartition. En effet, une telle définition de l’interprétation suppose la séparabilité des termes. Or, on peut penser l’interprétation comme relations constitutives des termes. Ainsi, le récepteur contribue à définir la position de l’émetteur-interprète, et donc à le définir tout court, dans la mesure où c’est le déroulement de l’interaction qui attribue un self. Ces relations étant régulées (et n’existant que) par le cadre exhibé par le sociologue. Dire que le self est le point de rencontre entre émergence et contrainte, c’est décrire cette pensée de l’individuation comme mise en relations du self.


On voit ici deux conséquences. Au plan épistémologique, comprendre le self comme une interprétation situationnelle et donc relationnelle permet de le décrire, puisque la structure immanente des relations construit l’extérieur comme l’intérieur. On satisfait alors à une condition essentielle de la sociologie qu’est l’empirisme. Un vaste champ d’études est alors ouvert. Il suffit ici de citer la sociologisation de la notion psychiatrique de folie [42]. Au plan ontologique, le self est tout entier extérieur, interprétant parce qu’interprété, articulant parce qu’articulé : il est donc émergeant non pas dans, mais par la contrainte d’un cadre [43]. Et c’est bien cette qualité, qui le rend descriptible. C’est sans doute pour cette raison que Goffman, en éthologue, privilégie la forme rituelle pour décrire les interactions.


L’ontologie et l’épistémologie sont donc interdépendantes dans le regard sociologique. C’est bien en effet le souci de rendre compte de manière empirique de la formation du soi, qui conduit Goffman à suggérer de lire chez lui le self comme une série de conventions émergentes.

 Bibliographie

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Notes

[1L’origine de la théorie des rôles et des statuts est l’œuvre de l’anthropologue Ralph Linton (1893-1953). Il définit ainsi le statut comme « la place qu’un individu donné occupe dans un système donné à un moment donné » : chez les fonctionnalistes, le système est la société. Le rôle est « l’ensemble des modèles culturels associés à un statut donné » qui correspondent à une attente sociale à laquelle l’individu doit se conformer pour valider sa présence dans le statut considéré. On reprend ici le manuel de J.-P. Durand et R. Weil, Sociologie contemporaine, Paris, Vigot, 1997, p. 108-129.

[2Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, tome I La présentation de soi, Paris, Minuit, 1973, p. 214.

[3Après avoir décrit un ordre social semblable à celui que présupposent au niveau micro (sans le savoir) les fonctionnalistes quand ils tentent de penser l’ordre social en fonction d’une nécessaire et utile prévisibilité, Goffman présente son point de vue sur l’interaction : « On ne se procure que rarement une information intégrale de cette nature. Faute de cette information, l’acteur a tendance à utiliser des substituts (répliques, signes, allusions, gestes expressifs, symboles de statuts…) comme moyens de prévision. En bref, puisque la réalité qui intéresse l’acteur n’est pas immédiatement perceptible, celui-ci en est réduit à se fier aux apparences » in La présentation de soi, op. cit., p. 236.

[4Si les traducteurs ne mettent pas de majuscule, nous prenons le parti d’en mettre une, pour souligner le cheminement du raisonnement : on va passer d’une notion de sens commun (un Moi singulier et maîtrisé), à un concept sociologique, le « self » que l’on cherchera à expliciter, et qui nous éloignera de l’idée d’une singularité maîtrisée.

[5J’emploie le terme « forme » dans la mesure où, comme le souligne A. Ogien, « la différence essentielle entre les conceptions de la situation de Dewey et de Goffman tient à ce que le premier la tient pour unique, indivisible et induplicable, tandis que le second l’envisage sous l’angle de la typicité de l’action qui est censée s’y dérouler » in « Émergence et contrainte » La logique des situations, dir. M. de Fornel et L. Quéré, Raisons pratiques n° 10, Paris, Editions EHESS, 1999, p. 88.

[6La présentation de soi, op. cit., p. 9.

[7La présentation de soi, op. cit., p. 11.

[8A savoir : la « loyauté dramaturgique » (le respect des habitudes internes à une équipe (groupe auquel on appartient au cours d’une interaction)), la « discipline » (la capacité à maîtriser son rôle) et la « circonspection » (le choix des équipiers pertinents pour une situation donnée).

[9La présentation de soi, op. cit., p. 170.

[10La présentation de soi, op. cit., p. 163.

[11Si, alors, la fonction est ici créatrice du Moi, elle n’a donc rien à voir avec une fonction qui servirait un intérêt préexistant. Le pragmatisme appliqué par Goffman est radicalement différent de ce que l’on entend par pragmatisme dans le langage courant (qui le confond avec l’utilitarisme), qui suppose un Moi donné a priori qui mènerait sa stratégie dans un contexte qui lui est hétérogène.

[12La présentation de soi, op. cit., p. 239,

[13On peut encore citer Goffman : « On peut se croire obligé, lorsqu’on est en coulisse, d’adopter des façons familièrespour dépouiller son personnage, en sorte qu’on finit par mettre encore plus d’affectation dans la détente après la représentation que dans la représentation elle-même » (La présentation de soi, op. cit., p. 130). C’est en ce sens que l’on peut dynamiser l’analyse goffmanienne en terme de scène généralisée.

[14J.-P. Sartre, L’Etre et le Néant, Paris, Gallimard, 1943.

[15La notion de « jeu de rôles » est fondamentale chez G. H. Mead (l’un des inspirateurs de Goffman), dont l’ouvrage de référence est L’esprit, le soi et la société. La capacité à jouer des rôles multiples et à comprendre la diversité des situations est signe de socialisation. L’être désocialisé est celui qui ne sait pas jouer divers rôles adaptés aux définitions de situations.

[16Goffman décrit ainsi le moment où on découvre que quelqu’un n’est pas « vraiment » ce qu’il prétendait être : « Que le personnage représenté soit sérieux ou frivole, de condition élevée ou modeste, on perçoit alors l’acteur qui assume ce personnage pour ce qu’il est profondément : un comédien solitaire tourmenté par le souci de sa représentation » (La présentation de soi, op. cit., p. 222).

[17Cette tentation stratégiste et idéaliste se révèle dans La présentation de soi  : Goffman se réfère parfois à J. von Neumann, le fondateur de la théorie des jeux. Il n’y a qu’à voir l’ambivalence du projet : voir comment les acteurs « gouvernent » les impressions données, et voir ce qu’ils « peuvent se permettre » On va voir que Goffman va ensuite privilégier la dimension contraignante pour penser l’interprétation, par rapport à la dimension stratégique.

[18E. Goffman, Les relations en public, op. cit.,, p. 20.

[19Concept défini dans The Unajusted Girl, Little Brown and Co, 1923, cité in L’École de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, présenté par Y. Grafmeier et I. Joseph, Paris, Aubier, 1990.

[20Guillaume Garreta délimite ainsi le piège inhérent à ce concept : « la notion de « définition de la situation » telle que la thématisent W. I. Thomas ou A. Schütz semble laisser totalement à l’acteur le soin de caractériser, consciemment, les circonstances, les objets et les valeurs qui vont présider à son cours d’activité. Cette inflexion « intellectualiste » […] empêche de comprendre comment il peut y avoir accord sur un monde d’objets et de significations communs » in « Situation et objectivité » La logique des situations, op. cit., p. 35.

[21E. Goffman, Les cadres de l’expérience, Paris, Minuit, 1991.

[22E. Goffman, La présentation de soi, op. cit., p. 219.

[23Je m’appuie ici sur la présentation de William James faite par D. Lapoujade dans William James : Empirisme et pragmatisme, Paris, PUF, coll. Philosophies, juin 1997, p. 86.

[24D. Lapoujade, William James : Empirisme et pragmatisme, op. cit., p. 94.

[25G. Deledalle, article « Pragmatisme », Encyclopédie Universalis.

[26C’est pour cette raison que chez Goffman, le verbe « être » est nécessairement un verbe d’action, comme le souligne A.Ogien dans « Émergence et contrainte », op. cit.,, p. 88, note 29.

[27Si l’on ne parvient jamais à nous conférer une position dans une situation, nous sommes le fou.

[28I. Joseph, Erving Goffman et la microsociologie, Paris, PUF, coll. Philosophie, 1998, p. 123.

[29Cette compréhension liée au « cadre primaire » peut renvoyer à ce fond d’« habitudes intelligentes » (J. Dewey) non systématiquement réflexives, qui sont illustrées dans l’article de Th. Mondémé dans ce numéro (cf. « Autres pratiques interprétatives »). La compréhension, non réflexive, est ce qui nous permet de saisir le cadre primaire. Mais le processus donnant une consistance au self étant collectif et résultant de divers mouvements conscients interprétatifs comme retour sur ce cadre primaire (car celui-ci n’est jamais pur, et toujours soumis au risque de la rupture), je parle ici d’interprétation pour le self.

[30« Par mode j’entends un ensemble de conventions par lequel une activité donnée, déjà pourvue d’un sens par l’application d’un cadre primaire, se transforme en une autre activité qui prend la première pour modèle mais que les participants considèrent comme sensiblement différente. On peut appeler modalisation ce processus de transcription » in Les cadres de l’expérience, op. cit., p. 52.

[31Dans une large part de son œuvre, notamment dans Les relations en public et Les rites d’interaction, Goffman analyse les comportements en éthologue, décrivant des « parades rituelles » C’est la conception du Moi comme dieu individu, que l’on ne peut pas développer ici, par souci de synthèse, mais aussi dans la mesure où la forme rituelle apparaît comme un cas particulier de la notion de cadre. On reviendra cependant sur cette notion de rite, dans la mesure où la situation délimite des contraintes.

[32E. Goffman, Les relations en public, op. cit., p. 116.

[33Article de Goffman publié et traduit en français dans Le parler frais d’E. Goffman, Paris, Minuit, 1987, p. 301-320.

[34A. Ogien précise ainsi en parlant de la multiplicité des univers situationnels : « une des caractéristiques de ces univers est leur contiguïté : pour Goffman, lorsqu’un individu quitte une situation, c’est pour pénétrer dans une autre. Ainsi, et pour autant que la présence des individus au monde se résume aux « réunions » et « rencontres » la « ronde journalière » qui constitue la vie quotidienne serait une suite ininterrompue de situations, les unes s’enchâssant dans les autres de façon imprévisible au gré des événements » in « Émergence et contrainte », op. cit., p. 84.

[35I. Joseph, « Erving Goffman et le problème des convictions » , Le parler frais d’Erving Goffman, op. cit., p. 22.

[36A. Ogien, « La décomposition du sujet » in Le parler frais d’Erving Goffman, op. cit., p. 108. Il cite plus loin Goffman de la version anglaise des Cadres de l’expérience  : « Le self, donc, n’est pas une entité à demi cachée derrière les événements mais une formule variable pour s’y comporter convenablement » (Frame Analysis, p. 569).

[37E. Goffman, « Calmer le jobard » in Le parler frais d’Erving Goffman, op. cit., p. 277-300.

[38L’accident n’est pas l’incident. L’accident est à comprendre comme la forme de l’interaction, que le sociologue vise à décrire. L’incident est ce que l’individu raconterait d’une situation, en supposant que la forme est connue par son interlocuteur (dimension implicite de l’ordre de la connivence). Par exemple, décrire un mariage du point de vue du sociologue est décrire les formes rituelles (Goffman dirait les cadres) ; raconter le mariage serait relater les divers incidents, c’est-à-dire les événements s’étant écartés de la forme qu’on suppose connue. Goffman décrit donc, plus qu’il ne raconte : il n’est donc pas un spécialiste de l’anecdote. On s’inspire ici de la distinction opérée par J. Bazin dans « L’anthropologie en question : altérité ou différence ? », L’histoire, la sociologie et l’anthropologie, Paris, Odile Jacob, coll. Poches, 2002, p. 79. L’accident, traditionnellement opposé à la substance, prend alors ici une dimension toute empiriste : la substance n’est qu’accident ; le monde n’est que situations.

[39A. Ogien, in Le parler frais d’Erving Goffman, op. cit., p. 109.

[40E. Goffman, Les cadres de l’expérience, op. cit., p. 10.

[41Je reprends ici l’analyse de I. Joseph, qui définit le « situationnisme méthodologique » in Erving Goffman et la microsociologie, op. cit, p. 8-10.

[42Je renvoie ici au n° 7 de Raison pratiques intitulé « La folie dans la place » dirigé par I. Joseph et A. Lovell, Paris, éditions de l’EHESS, 1996.

[43Cette propriété explique d’ailleurs que l’on puisse effectuer des « replaying » c’est-à-dire que l’on puisse raconter à quelqu’un d’absent une situation : c’est la mobilisation pratique (non réflexive) du cadre ayant permis l’émergence du Moi que l’on raconte (cf. la note p. 17 sur l’incident). Le cadre n’est donc pas une structure inconsciente, puisqu’il est remobilisable. C’est la dimension rituelle qui fonde cette possibilité chez Goffman. Le cadre primaire peut ainsi s’analyser comme un rite à respecter, défini par des types de comportements attendus. Pouvant s’en emparer pour agir, l’individu acquiert un self. Le self émerge donc par la compréhension de la contrainte.

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