Ce texte a paru pour la première fois dans Zones Urbaines Partagées, Saint-Denis, Synesthésie Éditions, 2008, p. 8-20.
Les villes sont au cœur des mutations que nous traversons depuis une trentaine d’années. C’est en leur sein que s’expérimentent les nouvelles façons de produire et de contrôler les individus singuliers et collectifs. Mais c’est là aussi que se dessinent les contours d’autres formes de vie, d’autres façons de faire fonctionner les corps, le langage et le social.
Pour bien comprendre ce qui est en jeu aujourd’hui dans l’urbain, il faut replacer celui-ci dans le contexte le plus large. Le monde que nous venons de quitter était organisé comme un ensemble de systèmes emboîtés les uns dans les autres : individus, familles, groupes sociaux, entreprises, États, organisations internationales, blocs fonctionnaient suivant des règles relativement stables. Certes, les transformations et les événements inattendus ne manquaient pas, mais ce monde, né à la suite de la Seconde Guerre mondiale, correspondait en gros aux représentations qu’en fournissaient, durant cette époque, les pensées structurales et systémiques.
À tous les niveaux, ces systèmes ont été remplacés par de nouvelles formes d’organisation qui ont créé un univers à la fois fluide et heurté, dérégulé et divisé. Contrairement à ce que certains voulaient croire, l’effondrement du bloc socialiste ne s’est pas traduit par la mise en place d’une grande sphère de prospérité partagée et libre, sous l’hégémonie bienveillante des États-Unis. En agressant l’Irak, les deux puissances qui l’avaient porté sur les fonts baptismaux ont brutalement remis en question le système de sécurité collective incarné par l’ONU. De son côté, le capitalisme flexible, réticulaire et mondialisé, qui a succédé au capitalisme bureaucratique, industriel et occidental de la deuxième moitié du XXe siècle, a apporté autant de souplesse que de divisions, autant de nouvelles formes de richesse que de nouvelles sources d’inégalités, d’injustices et de conflits. Loin d’être mieux partagé, le pouvoir s’est concentré dans certains pôles étatiques ou para-étatiques, comme les États-Unis, l’Union Européenne et le Japon – mais aussi, désormais, la Chine, l’Inde et la Russie –, dans certains réseaux, comme les réseaux financiers internationaux, dans certaines entreprises, comme les grands groupes industriels qui dominent aujourd’hui l’agroalimentaire, la sidérurgie, l’automobile, l’aéronautique, l’électronique, les médias, et bien sûr dans certaines villes, comme les grandes villes mondiales étudiées par Saskia Sassen qui contrôlent l’essentiel des flux financiers de la planète : Tokyo, Londres, New York et quelques autres. Il est vrai que, profitant de la dérégulation de l’économie internationale, quelques régions du monde comme la partie orientale de la Chine ou certaines régions côtières de l’Inde ont pu sortir du sous-développement, mais au même moment une immense partie de la population de ces pays a été abandonnée à son sort et le nombre de personnes pauvres s’est accru de manière vertigineuse – sans qu’elles puissent même émigrer pour tenter de mettre un terme à leurs problèmes. Alors que les flux de marchandises, d’informations et de capitaux ont été libérés, de nouvelles restrictions ont été imposées aux flux de personnes, qui ont été discriminées en fonction de leur provenance. En général, l’immense dérégulation dans laquelle se sont engagés les États a introduit le marché dans des sphères fonctionnant jusque-là sur un mode bureaucratique mais aussi politique, provoquant l’apparition de profondes fractures sociales. Le néo-libéralisme a libéré une grande partie des classes dominantes de leurs responsabilités vis-à-vis des classes dominées, qui ont rapidement plongé dans des difficultés de plus en plus grandes. Même la fluidification de la vie professionnelle et familiale a apporté moins de liberté de mouvement aux individus que de ruptures et de heurts, parfois très graves, dans le cours de leur existence.
Fluidité et division sont les caractéristiques – à première vue paradoxales mais en réalité liées l’une à l’autre – du nouveau monde dans lequel nous venons d’entrer. Une grande partie des enjeux de l’urbain est aujourd’hui déterminée par cette double dynamique. Depuis au moins une trentaine d’années, les villes qui, pour des raisons d’inertie du bâti, matérialisent encore dans leur organisation le monde systémique ancien sont soumises à un remodelage effectué en fonction des objectifs de désystématisation, de dérégulation et de fluidification que s’est donnés le nouveau capitalisme. Elles constituent des lieux privilégiés d’application des nouvelles normes économiques et politiques – et, simultanément, de critique de ces normes et d’invention de formes de vie alternatives.
Des efforts très importants ont ainsi été faits pour augmenter non seulement le volume et la rapidité des flux de personnes, de marchandises et d’informations à l’intérieur comme entre les villes, mais aussi pour rendre cette circulation la plus libre possible dans ses parcours et dans ses modes d’effectuation, 24 heures sur 24, 365 jours par an. L’imaginaire de la ville, dominé jusque-là par l’image radiale du pouvoir central qui communique, suivant un rythme régulier, ses ordres à ses exécutants par les différentes voies de communication disposées autour de lui, est aujourd’hui sous l’emprise d’une nouvelle image du pouvoir, qui le représente comme dispersé dans des réseaux de production, de distribution, de communication et d’information, à la fois continûment et constamment en service.
Cette transformation est extrêmement équivoque et son sens ne peut être saisi qu’en référence aux dynamiques mondiales qui viennent d’être indiquées. Le nouvel imaginaire urbain réticulaire met l’accent sur le pouvoir propre des individus, en particulier sur leur pouvoir de choisir leurs parcours et leurs rythmes de vie, leur pouvoir d’accéder à tous les services que procure la ville – bref, sur les acquis apportés par cette nouvelle fluidité. Mais il a tendance à négliger ou à considérer comme effets pervers, inévitables et marginaux, tout un ensemble de problèmes qui en constituent l’envers obscur.
Sur le plan spatial, la plupart des individus sont, certes, capables de déplacements et d’échanges toujours plus rapides, mais des zones importantes des villes, habitées par des populations pauvres, restent en dehors de ces transformations. Durant ces vingt dernières années, ces quartiers, mal reliés, parfois même ghettoïsés, se sont plus éloignés des centres urbains, relativement parlant, qu’ils ne s’en sont rapprochés. À l’inverse, aux États-Unis et dans certains pays d’Amérique latine, on a assisté à l’apparition de gated communities réservées à des populations aisées, qui trouent l’espace public.
Sur le plan sociologique, les distances sociales entre les classes se sont de nouveau accentuées, ce qui n’a pas été sans effets sur les dynamiques urbaines et sur les relations entre villes pauvres et villes riches. De nouveaux conflits sont également apparus entre les différents types d’usagers de l’urbain : la nuit, par exemple, les consommateurs de loisirs, les travailleurs en activité, les travailleurs qui se reposent, les enfants et les retraités ont des intérêts divergents. Les uns demandent plus de services, plus d’accessibilité, les autres moins de bruit et de gêne. De même, les habitants des périphéries désirent pouvoir se rendre facilement dans les centres, alors que les habitants de ces centres voudraient au contraire limiter autant que possible leur venue.
Enfin, les individus eux-mêmes ont rencontré de plus en plus de difficultés à accorder les différentes temporalités dans lesquelles ils sont pris. La fluidification générale de la vie provoquée par la diffusion d’horaires flexibles non choisis, la précarisation des emplois, le chevauchement fréquent des activités, l’intrusion des technologies de communication, se sont traduites bien souvent par un morcellement du temps vécu.
L’une des réponses théoriques à cette fluidification heurtée a été de s’intéresser à la notion de rythme. Depuis au moins une quinzaine d’années, des sociologues, des urbanistes, des fonctionnaires territoriaux, des cadres des entreprises de transport et de télécommunication ont placé la question des « rythmes urbains » au centre de leurs préoccupations.
La littérature qui leur est consacrée est déjà relativement importante et l’on ne saurait en rendre compte dans l’espace ici imparti. Je me limiterai à noter deux caractères qui me semblent communs à la plupart de ces études. D’une part, elles ne s’intéressent au rythme qu’en tant que forme temporelle des interactions sociales ; elles ne disent rien des techniques rythmiques qui mettent simultanément en forme les corps et le langage. Elles ont donc tendance à ne traiter qu’une part des problèmes de la ville contemporaine. De l’autre, elles conçoivent le rythme sur un mode purement métrique. Dans cette optique, le rythme est simplement une organisation temporelle calculable de temps forts et de temps faibles. Il n’est en quelque sorte qu’une structure temporalisée et possède tous les défauts politiques de la notion de structure.
Pour les planificateurs de la RATP ou de la SNCF, par exemple, s’intéresser aux rythmes urbains, c’est avant tout se mettre en mesure de prévoir à quels moments de la journée, de la semaine et de l’année, il faudra mettre en action des personnels et des moyens matériels susceptibles de faire face à l’augmentation ou à la diminution du nombre d’usagers des transports en commun. Plus récemment, cela a été de trouver comment faire face à l’étalement et au caractère toujours plus désynchronisé des usages. De même pour les associations d’usagers, de professionnels et les fonctionnaires municipaux qui mettent en place, dans certaines villes, des « bureaux du temps », il s’agit de répondre, par une opération de remétrisation, au chaos des horaires d’ouverture des services administratifs et scolaires, des commerces, des entreprises, des lieux de loisir et des transports. On cherche à réajuster les temps forts et les temps faibles des fournisseurs de service et de leurs usagers ou clients.
Cette conception uniquement sociale et métrique des rythmes urbains ne permet pas de faire une critique plus générale de la fluidification des villes en cours, ni d’imaginer de réelles alternatives. Elle sépare artificiellement les rythmes sociaux des rythmes de la corporéité et de la discursivité, qui sont tout aussi importants pour la définition des individus singuliers et collectifs ainsi que pour la qualité même de cette définition. Elle donne l’impression que les interactions ont lieu entre des individus sans parole et sans corps, des individus qui ne seraient, en quelque sorte, que des points tissant les mailles d’un filet abstrait. Elle a aussi le défaut de se présenter comme si elle n’était qu’une réponse pragmatique à une transformation objective. Or, on peut se demander si, en cherchant simplement, comme dans le cas des transports urbains, à « répondre à la demande de mobilité et de communication des individus » ou, comme dans celui des expériences de politique temporelle urbaine, à « trouver des régulations qui permettent d’éviter un éclatement trop grand des temporalités », elle n’a pas pour premier effet de gommer ce qui pourrait être le véritable enjeu éthique et politique des transformations rythmiques de la ville : la mise en place, au niveau des corps et du langage comme du social, de rythmes non-métriques, tendus et producteurs d’individuation à fort potentiel, c’est-à-dire qui ne se définisse pas seulement comme liberté de choix entre des options déjà déterminées, mais comme véritable puissance d’action, de transformation et de création.
Pour le dire autrement, les études sur les rythmes urbains existantes ont tendance à accepter le principe de la fluidification croissante de la vie par le néo-capitalisme comme celui de la réduction des individus à des points dans les réseaux de production et de distribution, et à poser ces principes comme des données indépassables du monde contemporain. Leur objectif n’est pas de proposer des alternatives, mais de trouver des moyens d’éviter que les flux s’épaississent, que les mouvements se ralentissent, que l’engorgement ne crée des pressions incontrôlables – et peut-être que les points qui constituent ces réseaux ne se chargent du coup en potentiel. La vision de la ville qu’elles proposent est en réalité une vision technique et technocratique, qui considère les individus comme des entités abstraites sans corps ni langage, et les rencontres et les conflits entre ces individus moins comme des occasions de construction politique que comme des nuisances à désamorcer ou des concentrations à disperser.
Il faut donc remplacer cette conception par une autre qui redonne aux rythmes urbains leur enjeu démocratique. De ce point de vue, il est clair qu’il n’est pas possible de revenir en arrière et de rétablir le monde systémique, avec ses rythmes spécifiques, ses villes battant aux mètres de leurs entreprises taylorisées, de leurs écoles, de leur États-providence et de leur système international. Mais on ne saurait non plus poser comme naturelle et acceptable la fluidification néo-capitaliste en cours et sa tendance à réduire les individus à des points dont la puissance interne est minimale.
Dans les villes, comme d’une manière plus large dans la société, il convient non pas seulement de remplacer les modes de gestion systémiques réguliers par d’autres plus attentifs à la multiplicité des rythmes, c’est-à-dire aux possibilités d’idiorrythmie (de choix des rythmes par chacun) garanties aux individus, mais aussi de mettre en place les conditions d’une véritable eurythmie (de bons rythmes qui magnifient ensemble, et les uns par les autres, les singuliers et les collectifs). Il s’agit d’opposer aux rythmes asthéniques, responsables des formes d’individuation faibles qui dominent aujourd’hui, des rythmes sthéniques susceptibles de participer à la production simultanée d’individus singuliers et collectifs fortement chargés en potentiel. À quoi nous sert, en effet, notre plus grande liberté de choix, si elle doit s’accompagner d’une très faible capacité à agir, à transformer et à créer ? A quoi bon être des individus toujours mieux respectés, si cela nous empêche simultanément d’être aussi de véritables sujets ? À l’inverse, à quoi nous servirait la capacité d’action supérieure permise par une plus forte individuation collective, si elle devait entraîner une régression de notre individualité singulière ?
Cette eurythmie est encore à inventer – elle est l’utopie de la ville contemporaine. Quatre séries de transformations théoriques et pratiques sont ainsi nécessaires : 1. Tenir ensemble le problème des rythmes des interactions sociales et celui des rythmes des corps et du langage qui soutiennent en permanence ces interactions. Introduire ainsi dans la réflexion sur la ville une dimension anthropologique et poétique, sans laquelle tout semble se réduire à des questions purement techniques. 2. Sortir de la fascination pour les moments de concentration festive et repenser ceux de la vie associative et politique. Sortir également de la fascination pour les technologies de télécommunication et d’information, et repenser la puissance de potentialisation propre à l’activité du langage qui reste à leur fondement. 3. Dépasser la conception métrique qui réduit les rythmes à de simples successions linéaires et calculables de temps forts et faibles, et empêche de les concevoir comme des systèmes où les différences d’intensités fortes et faibles sont multidimensionnelles et croisées (comme par exemple dans le rythme qui soutient la signifiance d’un poème). 4. Lutter contre la vision technocratique dissipative du social et revaloriser le rôle de la rencontre, de l’échange et du conflit dans les processus d’individuation singulière et collective.