Emmet Gowin à la fondation Henri Cartier-Bresson (14 mai-27 juillet 2014) / Lewis Baltz au Bal (23 mai-24 août 2014)
Depuis quelques semaines, les Parisiens ont la chance de pouvoir découvrir deux figures légendaires de la photographie américaine contemporaine, deux géants incontournables et pourtant peu exposés en France jusque-là : Lewis Baltz, au Bal, et Emmet Gowin à la fondation Henri Cartier-Bresson. De la même génération (ils sont nés dans les années 1940), ces deux artistes ont en commun d’avoir accompli une grande partie de leur œuvre en noir et blanc avec une maestria technique littéralement étourdissante. Ils partagent également une esthétique assez straight, un goût pour les images fouillées, minutieuses, riches de mille détails, dont l’exploration semble dépasser les capacités du système visuel. Les deux se sont également beaucoup consacrés au paysage, et sont des tireurs d’exception. Voilà pour les points communs. Pour le reste, leurs œuvres donnent à voir deux pôles contrastés d’une certaine « américanéité ».
Californien d’origine, Lewis Baltz a débuté sa carrière dans les années 1960. Il a été l’un des premiers photographes à fréquenter des lieux « hors-champs », anonymes, vierges de tout « imago » : des zones industrielles, des lotissements pavillonnaires – qui commençaient à se multiplier un peu partout aux États-Unis –, des campements de mobile-homes (tract houses), des décharges, etc. L’une de ses œuvres majeures est un livre, Park City, du nom d’une station de ski de l’Utah, dont il a suivi la construction pendant plusieurs années avec la rigueur d’un géomètre. On a vu à juste titre dans son travail une dénonciation des ravages d’une urbanisation incontrôlée, une nostalgie toute américaine pour les grands espaces préservés de la main de l’homme, un témoignage contre le désastre écologique porté par le capitalisme triomphant – tout en étant américain jusqu’au bout des ongles, l’homme tient volontiers un discours à coloration marxiste. Tout cela est vrai, sans aucun doute. Mais la force de son regard tient aussi à ce que son regard porte en lui une certaine métaphysique : celle d’un individualisme radical, presque tragique, proche m’a-t-on dit, de la pensée du philosophe américain Waldo Emerson. Il ne faut pas ici entendre
« individualisme » au sens moral du terme, mais bien dans une acception fondamentale qui fait que tout ensemble est renvoyé à la somme des ses constituants individuels. Un mur n’est pas un mur, mais l’addition de millions de grains de sable et de ciment. Une nation n’est pas un groupe, mais une somme d’individus. Une maison vue par Baltz est généralement autant construite que déconstruite : ses différents éléments (fenêtres, portes, prises, etc.) semblent séparés les uns des autres par un improbable « vide quantique ».
Le monde selon Lewis Baltz est donc un monde émietté, atomisé, dispersé, à l’infini, jusqu’au grain de la photographie, degré ultime de l’information. Cela explique notamment son intérêt magnétique pour les terrains vagues, les remblais, les décharges – où les résidus de la société s’entremêlent sans aucune unité. Cette approche est confortée par la technique employée par Baltz au début de sa carrière : il utilisait une pellicule micro-film, ultra-précise, qui accentuait le sentiment de dissociation des micro-constituants du monde. De même, il a beaucoup travaillé dans l’Utah, un état connu pour son air très sec, donc dénué du voile atmosphérique qui relie les êtres et les choses comme une sorte de voile invisible (pensez au brouillard qui fonctionne un peu comme un ciment visuel). Avec beaucoup de justesse, le texte d’introduction de Park City parle de paysages « airless », littéralement « sans air ». L’Utah compte également de très nombreuses mines abandonnées, à proximité desquelles les choses semblent vouées à un certain erratisme. À partir de la deuxième moitié des années 1980, Baltz est passé à la couleur et a adopté une démarche plus « plasticienne », avec des bonheurs inégaux, en tout cas avec une originalité moins tranchée. Chacun pourra s’en faire une idée au Bal, qui présente dans la première salle « Ronde de nuit », une installation de 12 mètres de long exposée pour la première fois à Beaubourg en 1992.
Emmet Gowin maintenant, qui fait l’objet d’une rétrospective à la fondation Henri Cartier-Bresson. Alors que la figure humaine est absente de l’œuvre de Baltz, cet artiste originaire de Virginie, lui, s’est fait connaître dans les années 1960 en photographiant ses proches, notamment sa femme Edith, dans un esprit naturaliste, austère, avec un je ne sais quoi de « quaker » (son père était un pasteur méthodiste et sa mère était quaker). Un texte rédigé pour présenter son travail lors d’une précédente exposition collective au Bal résume bien l’esprit de ces images : « marquées à la fois par une complicité un peu solennelle et par une inquiétante étrangeté, ses photographies semblent capter un moment de possible basculement : celui où l’univers clos de la famille pourrait devenir le lieu de sa propre folie ».
À cette dimension psychologique s’ajoute dans son travail une dimension assez américaine, à savoir un regard « biologiste » sur les êtres. Quand il prend des clichés d’Edith, Gowin ne photographie pas seulement sa femme, mais un organisme, c’est-à-dire un corps travaillé de l’intérieur par des millions d’interactions biologiques dont notre enveloppe extérieure n’est que l’écume placide. Ce biologisme n’est pas éloquent, ni déclaratif, mais sous-jacent et omniprésent. On peut d’ailleurs suivre ce « travail » biologique à travers le vieillissement de sa femme, au fil des années et des séries, que Gowin documente avec une rigueur d’entomologiste, tout en conservant une certaine tendresse. Sans abandonner le portrait, à partir des années 1980, Gowin se tourne vers le paysage. Il a notamment réalisé une série extraordinaire sur une ancienne ville étrusque qui – de mémoire – a été présentée en France il y a une vingtaine d’années, assez discrètement. Et à partir des années 1990 jusqu’à aujourd’hui, il s’est lancé dans la photographie aérienne, registre dans lequel Gowin
atteint une sorte d’apothéose. Une salle de la fondation Henri Cartier-Bresson leur est consacrée. Si le mot chef d’œuvre a un sens en photographie, alors il s’applique sans réserve à ces images éblouissantes, d’une maîtrise technique et plastique à donner des frissons. Notons tout d’abord que les décennies 1990 et 2000 auront sans doute constitué un moment fort pour la photographie aérienne, plusieurs artistes importants en ayant fait leur spécialité : le canadien Burtynsky, connu pour ses photographies couleur grand format et « grand spectacle », très léchées et picturales, et Emmet Gowin, donc, auquel il faudrait rajouter notre Yann Arthus-Bertrand national, auteur de La France vue du ciel, qui ne joue pas dans la même catégorie. Cet attrait soudain et concomitant pour les paysages aériens tient sans doute au fait que l’humanité a commencé durant cette période à saisir la terre dans son ensemble comme un organisme global, aux équilibres écologiques fragiles – on retrouve là une continuité avec les images biologisantes d’Edith.
La grande force des images de Gowin réside dans leur caractère cosmologique, une sensibilité très américaine. Nous voyons bien des champs, des montagnes, des mines à ciel ouvert, des sites militaires, mais en même temps qu’eux, à travers eux, comme sur-imprimés de façon subliminale, nous contemplons des nébuleuses, des constellations, des galaxies et des trous noirs. Nous sommes sur la terre et dans l’espace, dans le Nevada et sur la Lune. On retrouve aussi dans certaines de ces vues ariennes des parentés visuelles avec le monde biologique. Certaines images évoquent ostensiblement les feuillets de l’embryologie ou des schémas d’histologie. La terre, l’univers, le vivant, tout cela condensé dans des paysages aériens... c’est sans doute ce que l’on appelle de l’art. Et répétons-le, la qualité des tirages est tout à fait extraordinaire, et donne raison aux commissaires de l’exposition qui écrivent qu’Emmet Gowin est l’un des meilleurs tireurs de l’histoire de la photographie.
Bref, Baltz et Gowin, deux artistes radicaux, deux regards profondément américains, proches et différents à la fois. À ne rater sous aucun prétexte.