Les rythmes de l’individuation archaïque selon Evans-Pritchard

Pascal Michon
Article publié le 19 octobre 2016
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Les rythmes de l’individuation archaïque selon Evans-Pritchard  », Rhuthmos, 19 octobre 2016 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article131

Extrait de P. Michon, Rythmes, pouvoir, mondialisation, Paris, PUF, 2005, p. 51-57.



Dans son grand livre Les Nuer (1937), Evans-Pritchard apporte tout un ensemble de matériaux qui permettent de porter encore un peu plus loin notre réflexion sur les rythmes de l’individuation [1]. Grâce à lui, nous disposons du portrait psycho-sociologique d’une population archaïque établi par une observation de terrain. Or, le résultat est saisissant. Mauss avait déjà montré que l’idée traditionnelle au XIXe siècle – encore partagée par Durkheim – de l’absence de toute individualité dans les populations archaïques était fausse et qu’il fallait plutôt voir celle-ci comme une variation rythmée du niveau d’indépendance des membres de la société. Evans-Pritchard présente, quant à lui, une population extrêmement « archaïque », et par bien des points comparable à celles étudiées par Mauss, où le sentiment que les individus ont de leur valeur et l’importance qu’ils attachent à leur autonomie sont extrêmement forts.


Les Nuer, tels qu’ils nous apparaissent à travers le très beau portrait que nous en brosse Evans-Pritchard, sont tout d’abord indépendants et très jaloux de leurs droits individuels : « Le Nuer est brave, il fait face à l’agression et fait valoir ses droits par la massue et la lance […] Il possède un sens aigu de sa dignité personnelle et de ses droits. Très vigoureuse est la notion de son bon droit, de cuong  » (p. 201).

Certes, il est relié potentiellement à tout un ensemble d’autres personnes, mais cela ne l’empêche pas de développer son « quant à soi ». C’est même plutôt le contraire. Plus les Nuer sont soumis à la contrainte sociale, plus ils s’y opposent : « Ils se fient les uns aux autres ; ils sont loyaux et généreux pour leurs parents. Peut-être même, dans une certaine mesure, pourrait-on attribuer leur individualisme prononcé aux prétentions perpétuelles de parents et de voisins, auxquelles ils ne sauraient opposer qu’un réfractaire entêtement. Les qualités que nous avons citées, le courage, la générosité, la patience, la fierté, la loyauté, l’entêtement, et l’indépendance, sont justement les vertus que les Nuer exaltent » (p. 112). Cette indépendance et cette opposition aux exigences des proches sont apprises très tôt et elles constituent, avec l’égalité, l’un des principes fondamentaux de l’éducation : « De bonne heure l’enfant apprend qu’il doit, pour demeurer sur le même pied que ses égaux, interdire de lui-même tout empiètement sur sa personne et ses biens. Autant dire qu’il doit être prêt à se battre à tout moment ; de la force et de la volonté qu’il y met dépendent l’intégrité, la liberté, l’indépendance de sa personne, face à l’avidité et la brutalité des siens. Car les siens le protègent de l’étranger, mais il doit tenir tête aux prétentions qu’ils élèvent sur lui. Au nom de la parenté, on exige inlassablement, impérieusement, et le tout-petit résiste avec la dernière énergie » (p. 214). Une fois passé l’initiation, le Nuer devient adulte et commence une vie traversée par l’alliance et le conflit – avec les membres des sections tribales voisines mais aussi avec le peuple voisin : « Les garçons attendent le jour où ils seront en état d’accompagner leurs aînés, et dès que l’initiation a fait d’eux des hommes, ils font un projet d’attaque chez les Dinka afin de s’enrichir et d’établir leur réputation de guerriers » (p. 151). Et comme le système politique ne repose sur aucune autorité, pas même au niveau le plus humble du village, les Nuer se dirigent alors entièrement eux-mêmes, en toute liberté et en toute égalité avec leurs voisins. Selon Evans-Pritchard, les sociétés archaïques, en tout cas les Nuer, ne sont donc pas organisées, comme on le pensait au XIXe siècle et comme le répétait encore Mauss à propos des Eskimo, suivant le modèle du « communisme primitif », mais au contraire selon « une anarchie ordonnée » : « L’anarchie ordonnée où ils vivent s’ajuste à merveille à leur caractère : à qui vit au milieu d’eux, l’idée de les voir menés par des chefs est inconcevable. Le Nuer, c’est le produit d’une éducation rigoureuse autant qu’égalitaire ; profondément démocrate, il se monte pour peu et jusqu’à la violence. Son insubordination foncière s’impatiente de la moindre contrainte, et il ne connaît aucun supérieur. La richesse le laisse froid. Il peut envier le possesseur d’un nombreux bétail, mais il ne le traitera pas autrement qu’un pauvre diable. La naissance lui est égale » (p.211). Les Nuer constituent une société d’égaux : « On n’est pas toujours membre d’un clan dominant, on peut même descendre des Dinka [population ennemie méprisée], mais si quelqu’un s’avisait d’y faire allusion, il s’exposerait dangereusement à la massue. Chaque geste enseigne que tout Nuer s’estime autant que son prochain. On voit ces hommes se rengorger comme s’ils étaient les seigneurs de la terre, et ils le sont en effet dans leur idée. Ni maître ni serviteur dans leur société, mais des égaux qui se considèrent comme la plus noble création de Dieu » (p. 211).


Ce portrait socio-psychologique des Nuer mérite qu’on s’y arrête. Il porte un coup fatal aux conceptions de Le Bon, Durkheim et même du jeune Mauss, idées qui sont, du reste, encore si répandues aujourd’hui dans les sciences sociales, et selon lesquelles les membres des sociétés archaïques auraient été privés d’individualité, de liberté et absorbés par le corps social auquel ils appartenaient. Le postulat du « communisme primitif » vole en éclat. Plus généralement, ce portrait s’inscrit en faux contre le postulat évolutionniste qui résume l’histoire de l’individuation au passage (progressif pour les uns, catastrophique pour les autres) d’un monde holiste à un monde individualiste, de la Gemeinschaft à la Gesellschaft, de la tradition à la modernité [2]. De tout ce simplisme historique, après Les Nuer, il ne reste rien. Mais alors, qu’est-ce qui explique cette « anarchie ordonnée », cet « individualisme archaïque » ? Comment rendre compte de l’existence d’une forte individuation au sein d’un système polysegmentaire réputé absorber et dissoudre tout désir d’autonomie ? Pour le comprendre, il nous faut voir précisément comment fonctionne la société Nuer.


Comme les Eskimo, cette société connaît une variation morphologique saisonnière en partie liée aux cycles climatiques. Durant la saison des pluies (de mai à octobre), les Nuer se dispersent dans des villages situés sur des croupes ou des tertres sablonneux émergeant des eaux qui inondent la contrée.

Les villages, pareils alors à des îles séparées les unes des autres, comprennent d’une cinquantaine à quelques centaines d’habitants. Ils sont souvent composés d’un certain nombre de fermes établies en grappes le long des tertres sablonneux, et cela parfois sur deux ou trois kilomètres [3]. Mais dès que le terrain le permet, les Nuer éparpillent leurs habitations au maximum : « Le Nuer tient à la tranquillité de son particulier et ne recherche guère la vie avoisinante des villages » (p. 83). L’activité dominante durant la saison des pluies reste l’élevage, toutefois comme les animaux sont souvent enfermés à cause des moustiques et autres insectes dans des étables enfumées, les Nuer pratiquent alors également, en couples ou en petits groupes domestiques, une horticulture sur de toutes petites parcelles de jardin rassemblées autour des fermes ou bien dispersées en pleine prairie (p. 98). Durant la saison sèche (de novembre à avril), on observe le mouvement inverse. Les Nuer se regroupent progressivement dans des campements établis le long des rivières et des points d’eau. Dans ces camps se produit une concentration progressive des sections tribales qui peuvent regrouper jusqu’à un millier de personnes (p. 136) [4]. Les Nuer y installent des huttes ou de simples pare-vent « souvent plantés à quelques pas de l’eau, disposés en demi-cercle ou en ligne droite » (p. 85).

La solidarité est alors maximale pour l’élevage comme pour la défense des biens qui sont considérés comme communs (p. 34-35). L’activité de la journée est entièrement collective [5]. La pêche, toujours pratiquée à plusieurs, remplace l’horticulture de la saison humide.


Tous ces phénomènes sont donc tout à fait comparables à ceux que décrit Mauss chez les Eskimo et – cela mérite d’être souligné – ont quasiment les mêmes effets sur les rythmes alternés de l’individuation : « Dans un camp, non seulement les gens sont plus serrés les uns contre les autres, mais aussi ils nouent des contacts plus fréquents et ils coordonnent beaucoup plus leurs activités. On attroupe ensemble le bétail, on le trait à la même heure, et ainsi de suite. Dans un village en revanche, chaque maisonnée garde son propre bétail, quand elle songe à le garder, et vaque à ses tâches domestiques et pastorales à ses heures et en toute indépendance » (p. 140). D’une manière très durkheimienne, Evans-Pritchard note ainsi une concordance entre la « densité sociale » et la « densité morale » : « Les communautés villageoises non seulement présentent une plus grande densité spatiale, et nous dirons même morale, pendant la sécheresse » (p. 143). Toutefois, il est très intéressant de remarquer que ces cycles saisonniers de l’activité et de la morphologie sociale se divisent eux-mêmes en deux [6] et que, de ce fait, ils ne correspondent pas de la même manière avec les cycles de l’individuation psychique et collective. En effet, alors que chez les Eskimo les processus d’individuation sont nettement liés aux périodes de concentration et les moments de jouissance de l’individualité aux périodes d’éparpillement, ces processus apparaissent nettement plus différenciés chez les Nuer.


Durant la saison humide, les personnes âgées rentrent les premières dans les villages et ne sont rejointes par le reste de la population qu’un peu plus tard. Commence alors une première période de trois à quatre mois caractérisée par un éparpillement assez strict de la population dans les fermes. Cette période est marquée par des difficultés d’alimentation et un isolement des noyaux domestiques. Puis la production alimentaire se rétablit au moment de la première récolte du maïs et du millet. Alors – et cela différencie les rythmes nuer des rythmes eskimo – , débute une période assez courte de cérémonies religieuses, de noces, de rites d’initiation, de sacrifices et de festins, qui ont tendance à s’accumuler vers la fin de la saison humide au moment où es communications sont de nouveau rétablies (p. 101-103). Les jeunes peuvent se rassembler dans une ferme pour abattre un bœuf et se gorger de viande (p. 45). Ils passent le plus de temps possible à festoyer, marchant parfois des kilomètres pour assister à des mariages où ils dansent du soir au petit matin (p. 103).

Les querelles de personnes ou entre sections tribales qui, nous allons le voir, sont déterminantes pour l’individuation psychique nuer, augmentent considérablement (p. 103). Le temps vécu semble aller plus vite (p. 127). La saison sèche est, elle aussi, divisée en deux. Au cours de ses premiers mois, seuls les éléments les plus jeunes partent s’établir vers les points d’eau et établissent des petits camps temporaires. Ce n’est que dans la deuxième moitié de la saison que toutes les personnes du village rejoignent les camps et que s’établissent de grandes concentrations dans des sites où l’on revient chaque année (p. 116). La vie aux camps, qui est pourtant plus collective, semble, d’une manière générale, avoir une coloration beaucoup moins festive et religieuse. Les fêtes en sont absentes et la danse y est peu pratiquée (p. 103). Les mésententes et les rivalités locales, sans disparaître, y perdent beaucoup de leur ardeur (p. 103) [7]. Dans la mesure où les activités s’enchaînent chaque jour de manière répétitive et ne sont pas interrompues par quelque événement notable, le temps semble plus lent (p. 126).


Ces premières descriptions montrent le caractère un peu trop général de l’idée durkheimienne d’une association directe et mécanique – suivant une métaphorique thermo-dynamique – de la densité sociale, de la religiosité et du processus d’individuation. Mais elles confirment en revanche, tout en la précisant, la thèse, développée par Mauss à partir d’une autre idée durkheimienne, selon laquelle l’individuation n’est pas continue mais suit des rythmes alternés, de fréquences et de niveaux différents. Chez les Nuer, l’individuation psychique et collective dépend clairement d’une superposition de rythmes hiérarchisés, interdépendants mais non synchrones. Les « contractions saisonnières » (p. 144) des sections tribales qui ont lieu pendant la saison sèche leur permettent, d’une part, de forger leur unité par la simple épreuve de leur activité collective quotidienne [8] et, d’autre part, de stimuler leur sentiment de solidarité et d’appartenance par opposition à des sections tribales ou à des peuples voisins. C’est en effet en saison sèche qu’on s’attaque à des sections ou à des tribus nuer concurrentes ou encore aux Dinka pour aller les razzier. En dessous et à l’intérieur de ces rythmes tribaux s’insèrent les rythmes de la socialité villageoise et domestique, indépendants ou tout au moins décalés par rapport aux premiers, et qui connaissent leurs temps forts dans la deuxième partie de la saison des pluies, au moment où sont de nouveau possible les rassemblements. Enfin, encore en dessous et à l’intérieur de ces rythmes s’inscrivent, à leur tour, des rythmes différenciés selon les classes d’âge, puisque les jeunes et les éléments plus âgés de la société ne se déplacent pas vers les camps ou les villages en même temps.


Ces descriptions ouvrent un nouveau champ de réflexion. En effet, le fait déterminant ici, celui qui explique l’individualisme foncier des Nuer, leur autonomie pratique et leurs valeurs égalitaires, c’est la présence d’une autre forme d’alternance, inscrite en partie dans les variations saisonnières, mais d’un ordre propre : l’alternance de l’alliance et du conflit entre les différents segments du groupe social ainsi que du groupe lui-même avec ses voisins. L’individualisme des Nuer est lié aux rythmes du fonctionnement politique de leur société, à la forme du mouvement de leur « anarchie ordonnée ». Avec Les Nuer, Evans-Pritchard ajoute ainsi un élément capital à notre connaissance des formes du mouvement de l’individuation psychique et collective : ces rythmes ne sont pas seulement liés aux alternances de la concentration et de la dispersion sociale, ils le sont aussi à celles du conflit et de l’alliance à l’intérieur et à l’extérieur de la société.

Notes

[1E. E. Evans-Pritchard, The Nuer, Oxford, The Clarendon Press, 1937, trad. fr. Louis Évrard, Les Nuer. Description des modes de vie et des institutions politiques d’un peuple nilote, Paris, Gallimard, 1994.

[2Sur cette représentation dualiste de l’histoire de l’individuation, voir P. Michon, Éléments d’une histoire du sujet, Paris, Kimé, 1999, « La sociologie peut-elle sortir seule de son dualisme ? Le cas de Norbert Elias », Cahiers internationaux de sociologie, CX, 2001, Paris, PUF, p. 143-169 et également Fragments d’inconnu. Pour une histoire du sujet, Paris, Le Cerf, 2010.

[3E. E. Evans-Pritchard, Les Nuer…, op. cit., p. 135-136.

[4Voir p. 78-81 les cartes dressées par l’auteur qui montrent très bien ces mouvements de concentration.

[5« On est surtout frappé, à la saison sèche, quand le bétail d’un certain nombre de familles se trouve à l’attache dans un kraal commun, quand ils ne forment qu’un seul troupeau que l’on mène au pâturage, et quand les activités de chaque jour se coordonnent en un seul et même rythme de vie », E. E. Evans-Pritchard, op. cit., p. 111.

[6Le vocabulaire nuer comprenait deux saisons majeures de six mois et quatre saisons mineures de trois mois. E. E. Evans-Pritchard, op. cit., p. 122.

[7Evans-Pritchard donne à ce phénomène une explication tirée de ses informateurs : « La faim et la guerre ne font pas bon ménage, assurent les Nuer, et l’on a l’estomac trop creux pour se battre au fort de la saison sèche », mais on voit que la concentration saisonnière et les normes de solidarité qui y dominent sont probablement les causes dominantes de cette baisse.

[8« On comprend alors pourquoi les communautés locales, tout isolées qu’elles sont par les pluies, entrent en contact à la saison sèche : relations forcées qui rendent nécessaires un certain sens de la communauté et la reconnaissance de certains intérêts et devoirs communs, soit l’appartenance à une structure tribale commune », E. E. Evans-Pritchard, op. cit., p. 143.

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