Ce texte constitue l’introduction d’un dossier disponible ici. Il a déjà paru dans la revue Gradhiva, 1/2013 (n° 17), p. 4-25 Nous remercions Gradhiva et Sophie Archambault de Beaune de nous avoir autorisé à le reproduire ici.
La dichotomie entre les notions de beauté et d’utilité est récente. Dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, l’« artiste » est l’ouvrier excellant dans les arts méchaniques, qui supposent l’intelligence, tandis que la technique est ce qui a rapport à l’art, la τέχνη. La question des rapports entre le beau, l’utile et le nécessaire, posée par Socrate dans le Grand Hippias de Platon [1], est loin d’être tranchée, comme en témoigne la position d’Alfred Gell qui, en établissant un lien entre le pouvoir de fascination de l’œuvre d’art et la virtuosité technique (2009 [1998]), estime que l’effet produit par l’objet d’art est indissolublement lié à la perfection technique qui a présidé à sa réalisation matérielle. En d’autres termes, tous les objets, y compris les plus « esthétiques », s’inscriraient toujours dans une logique fonctionnelle. L’efficacité de l’objet d’art relèverait ainsi d’une technologie de l’enchantement. À l’inverse, Gilbert Simondon (1958 : 185) accordait que l’objet technique pouvait être beau, non pas en lui-même (le pylône électrique dans le camion qui le transporte n’a rien de spécialement beau), mais comme prolongeant le monde où il s’insère : « Une ligne de pylônes supportant des câbles qui enjambent une vallée est belle. »
Sans entrer dans cette discussion, ce qui a largement été fait par ailleurs [2], nous avons resserré ici le sujet et nous sommes demandé si la valeur esthétique d’un objet pouvait tenir à la perfection de sa réalisation technique. À cette question, Franz Boas répondait par la positive en reliant la maîtrise technique à la virtuosité du geste, perceptible grâce à la symétrie obtenue. Un beau geste rythmé ne pouvait que produire un bel objet régulier. Il faisait remarquer que toutes les activités de la vie quotidienne peuvent acquérir une valeur esthétique à partir du moment où elles sont accomplies dans un mouvement rythmique (Boas 2003 [1927]). Il faisait même de la symétrie et du rythme des constantes universelles au fondement du jugement esthétique.
La question plus précisément posée ici est celle de savoir en quoi un geste technique peut être considéré comme beau, et si cette beauté tient à ses caractéristiques tangibles – régularité, rythmicité, économie… – ou à d’autres critères plus impalpables. S’engager plus avant dans ce débat suppose de s’intéresser à la finalité de ces gestes avant d’en examiner la dimension esthétique.
La distinction opérée par Hannah Arendt (1961 [1958]) entre le travail et l’œuvre nous a paru à même de rendre compte de deux catégories d’activités dans lesquelles s’insèrent les quelques cas présentés ici. Le « travail » est pour elle l’ensemble des activités nécessitées par les besoins vitaux et le souci de la survie individuelle ; répétitif et lancinant, car ses fruits doivent être constamment renouvelés, cyclique comme le sont nos fonctions corporelles, il ne laisse rien de durable derrière lui. Tout ce qu’il produit est destiné à être absorbé presque immédiatement dans le processus vital. À l’opposé, Arendt appelle « œuvre » la fabrication de tous les objets dont l’homme peuple le monde et grâce auxquels, lui qui n’est qu’un mortel, il en modifie durablement la figure.
Les objets produits par le travail étant par définition destinés à la consommation immédiate, ils sont peu susceptibles de révéler des soucis esthétiques. S’il est une activité qui relève de la notion arendtienne de travail, c’est bien la préparation de la nourriture, cette tâche qu’il faut recommencer jour après jour. Dans beaucoup de sociétés, elle est confiée aux femmes, qui doivent indéfiniment répéter des gestes comme ceux du pilage ou de la mouture (fig. 1). Or les témoignages historiques et ethnographiques nous montrent à quel point ces gestes techniques peuvent être empreints d’une belle rythmicité. La jeune fille qui laisse avec régularité son lourd pilon de bois tomber dans le mortier rythme ses journées d’un bruit qui évoque le martèlement lancinant d’un tambour. Il arrive d’ailleurs, commeen pays touareg, qu’elle scande son travail de claquements de la langue pour en accuser la rythmicité [3]. Et, parfois, elle soulève son pilon assez haut pour avoir le temps de le lâcher, de claquer ses mains l’une contre l’autre avant de le saisir à nouveau pour frapper dans le mortier, enrichissant ainsi son geste d’un ornement sans utilité technique, mais où s’esquisse une véritable danse. Et lorsqu’une ou deux de ses compagnes se joignent à elle dans la même tâche, la danse devient chorégraphie. La régularité du rythme est alors indispensable car elle seule assure la nécessaire coordination des gestes ; mais, tout en répondant à une nécessité fonctionnelle, ce tempo donne comme un air de fête au bruit sourd des pilons qui s’abattent en deux ou trois temps dans le mortier, tandis que les femmes font claquer leur langue et frappent dans leurs mains. Et souvent elles sourient à cette fête malgré leur fatigue.
fig. 1 Jacques Haillot, Femmes touarègues Kel Kummer du Mali pilant du mil, 1980.
© Jacques Haillot/Sygma/Corbis.
La pratique du pilage chez les Mossi du Yatenga au Burkina Faso varie non seulement selon les phases techniques du travail de préparation du mil et du sorgho, mais aussi selon les moments et les lieux de l’activité. Elle s’accompagne parfois de chants, étroitement liés au type de chorégraphie qu’organisent les femmes quand elles pilent collectivement pour réaliser différentes opérations au mortier (égrenage, concassage, mouture, etc.). Ces chants varient également selon le moment de la journée et selon leur distance à l’habitation et aux hommes. Certains mouvements, et en particulier le « lancer en l’air » réalisé pendant la première phase du travail d’égrenage, font l’objet de véritables chorégraphies lors de soirées en saison sèche, devant un public d’hommes qui jugent de l’aptitude au mariage ou de la qualité d’épouse au style du geste mêlant mouvements du corps et rythme de la percussion lancée. Lors de ces « ballets », l’efficacité sociale du pilage, c’est-à-dire sa contribution à la recherche de l’estime publique, varie en inverse raison d’une efficacité technique qui ne saurait garantir à elle seule la reconnaissance sociale [4] J’emprunte la distinction entre ces types d’efficacité à Henri Hubert et Marcel Mauss (1950 [1902-1903] : 11-12) qui, en fait, en différenciaient trois : l’efficacité physique ou matérielle – celle des techniques –, l’efficacité de croyance et l’efficacité de convention, sachant que ces diverses sortes d’efficacité peuvent parfaitement se combiner dans la réalité. François Sigaut note à ce sujet que l’efficacité de convention (celle des actes juridiques par exemple) est fréquemment renforcée par des serments ou des sacrifices dont l’efficacité est de croyance, et que la médecine est le domaine par excellence où l’efficacité physique et l’efficacité de croyance sont presque toujours inextricablement mêlées [5]. Il propose de distinguer un quatrième type d’efficacité : l’efficacité psychologique, qui a partie liée avec la séduction et l’intimidation, précisément celle qui semble entrer ici en jeu (Sigaut 2012 : 61, n. 41).
En Polynésie, c’est le son clair des maillets heurtant le bois lors de la confection des tapas qui résonne et se mêle aux chants des femmes au travail. Et au chant rythmé (le pätaùtaù) s’ajoute parfois la danse, appelée pa’o’la, accompagnée uniquement par les battements rythmiques du maillet sur l’enclume. La face inférieure de certaines enclumes est même évidée pour rendre le son adéquat (O’Reilly 1977 ; Supicic 1987 : 235) :
Frappe, bat, tape,
Le battoir de la femme habile
À la fabrication de l’étoffe,
Sur l’enclume
Elle bat la cadence [6].
Marianne Lemaire (ce numéro) a recueilli des faits étonnamment comparables en pays sénoufo et les a analysés dans un livre d’inspiration très arendtienne dont sa contribution prolonge ici les principales conclusions. Lorsque les femmes sénoufo dament le sol d’une nouvelle maison, le frappement de leur outil rythme leur chant, tout comme le font le maillet des Polynésiennes et le pilon des Mossi du Yatenga. De plus, ces chants font alterner l’aigu et le grave tandis que la dame s’élève et s’abat sur le sol, comme si la musique devait mimer le geste du travail, et il y aurait lieu de se demander s’il n’en est pas de même en Polynésie. Parfois, les solistes, se laissant aller à l’improvisation, jettent leur dame en l’air comme les Touarègues et les Mossi le font de leur pilon, claquent des mains puis la font retomber. Alors, la musique, qui se contentait jusque-là de mimer le geste du travail, se met à le magnifier ; et, d’utilitaires, les gestes des dameuses en deviennent « gracieux au sens plein du terme », c’est-à-dire élégants et souples en même temps que gratuits (Lemaire 2009 : 116 sq.). À ce sujet, Marianne Lemaire s’oppose ici à l’hypothèse, avancée notamment par l’économiste Karl Bücher (1899), que la musique trouverait son origine dans la rythmicité des gestes de travail. Afin de mieux organiser leur travail et de gagner en entrain, les hommes primitifs se seraient attachés à donner un rythme à leur tâche et à le rendre sonore. Non seulement le travail serait utile à la production de biens nécessaires au groupe social, mais il serait également à la source de l’art poétique et musical. Marianne Lemaire défend ici au contraire l’idée que les chants de travail puisent leurs sources dans des répertoires musicaux qui leur préexistent. À partir d’exemples pris dans des registres culturels divers, elle montre que la musique qui accompagne le geste laborieux s’attache à en faire oublier l’utilité pour mieux en révéler toute la beauté. La libre improvisation des dameuses sénoufo ne serait donc qu’une illustration particulière d’une propension universelle. Et archaïque : les chants de meule qui ont fait l’objet de nombreux travaux sont attestés dès l’Antiquité. Déjà, au septième chant de l’Odyssée, Ulysse admire en pénétrant dans le palais d’Alcinoos les servantes dont on devine qu’elles travaillent en rythme [7] (Homère 2000 : VII, 115) :
Des cinquante servantes dont dispose Alcinoos,
les unes sous la meule écrasent le grain blond,
les autres tissent des étoffes ou tournent la quenouille
en agitant les mains comme les feuilles des hauts trembles.
Sophie A. de Beaune évoque le rythme, dans ce numéro, pour rappeler que la capacité à garder le tempo serait spécifiquement humaine puisque les primates non humains semblent incapables de produire des battements rythmés. Seuls les humains se soucient d’œuvrer à produire du beau, eux seuls savent chanter et danser, eux seuls savent travailler en rythme.
L’attention à la rythmicité est sous-jacente à l’œuvre d’André Leroi-Gourhan, comme le suggère le sous-titre du second volume du Geste et la Parole : La Mémoire et les Rythmes. Il conçoit deux sortes de rythmes qu’il juge complémentaires : l’un, musical, « trace symboliquement la séparation du monde naturel et de l’espace humanisé », alors que l’autre, celui « du marteau et de la houe […] transforme matériellement la nature sauvage en instrument de l’humanisation ». Et il les maintient nettement séparés, le rythme musical étant du côté de l’imagination, le second, le rythme technique, « n’a[yant] pas d’imagination » (Leroi-Gourhan 1965 : 136). Les exemples précédents montrent pourtant combien la frontière est poreuse entre travail rythmé et scandé d’une part, danse et arrangement chorégraphique de l’autre.
fig. 2 Alan Lomax, « Lightnin » Washington, prisonnier afro-américain, chantant avec son groupe dans la cour de la Darrington State Farm, avril 1934.
Washington, Library of Congress, Lomax Collection.
Le rythme sublime le geste technique et détourne l’attention de l’aspect pénible du travail. Quel est l’intérêt d’introduire des chants rythmés lors d’une tâche répétitive, si ce n’est celui de rendre celle-ci plus amusante en y introduisant de la variété ? C’est que le rythme de la musique a aussi un intérêt pratique : il donne au geste une cadence garante de sa régularité en même temps que de sa synchronisation avec ceux des autres travailleurs. Il apporte ce qu’Arnold van Gennep appelait une « sonorité utile » (1943-1988 : 2681, cité par Lemaire, ce numéro). Sans compter la dimension sociale de ces chants, qui renforcent les liens entre les membres du collectif de travail et leur sentiment de former une communauté (fig. 2). De plus, les travailleurs confient volontiers aux chants dont ils s’accompagnent l’expression d’une douleur personnelle ou collective extérieure au travail. Guy Poitevin a souligné l’émotion ordinaire à l’œuvre dans les modulations musicales du chant de meule des paysannes indiennes du Marathwada engagées corps et âme dans une tâche des plus quotidiennes (Poitevin 1997). Le chant y est indispensable, au point qu’une mouture dépourvue de chant attirerait ruine et stérilité sur la maison (ibid. : 130) :
Femme ne mouds pas en silence à la mouture de l’aube,
Dans ta maison débordante de monde la farine manquerait.
[…]
Celle qui moud en silence souffre de la disette
Mais la fille enthousiaste à moudre, son panier déborde de réserve.
« Le geste et la parole font corps comme une seule et même besogne. L’élan des voix entraîne le mouvement des corps et le rythme du chant soutient le grondement des meules. » (Ibid. : 128) Poitevin souligne à quel point l’accord est parfait entre les versets que les meunières chantent, voire composent, et leur besogne matinale de pilage et de mouture (fig. 3).
fig. 3 Guy Poitevin, Paysannes du canton de Mulshi au Maharashtra (Inde) occupées à la mouture du grain.
© Photo Guy Poitevin.
Paradoxalement, Marianne Lemaire remarque quant à elle que plus le chant est poétique et complexe, plus son rôle de marqueur du rythme de travail s’atténue : de façon analogue à ce qu’on a vu pour les « ballets » de pileuses du Yatenga, la beauté de la musique est alors inversement proportionnelle à son utilité dans le travail. L’idée selon laquelle le rythme des chants de travail contribuerait à amplifier l’efficacité des gestes est donc à relativiser. Chez les Sénoufo, lors des concours de travail de la terre à la houe, la rivalité est telle qu’au lieu de provoquer une émulation susceptible d’accélérer la production, elle se concentre sur les seuls champions au point de décourager tous les autres cultivateurs et de ralentir leur rythme de travail (Lemaire, ce numéro).
fig. 4 Peinture sur tissu aux îles Tonga.
© akg/Horizons.
fig. 5 Arthur C. Pillsbury, Yucast, scultpeur sur bois tlingit dans son atelier, Alaska, 1898.
University of Washington Libraries, Special Collections.
fig. 6 Marion Kalter, Assemblage de la table d’harmonie, du fond du violon et des éclisses à l’aide des presses à tabler.
© akg-images/Marion Kalter.
fig. 7 Carlo Morucchio, Volalonga de Venise, 2012.
© Carlo Morucchio/Robert Harding World Imagery/Corbis.
Bien qu’il ne s’agisse pas de travail au sens arendtien du terme, ceci rappelle, dans un tout autre contexte, les rameurs sillonnant les canaux de Venise au moment de la Volalonga [8]. Ils lèvent, suivant un rythme régulier, leur rame au-dessus de leur tête pour saluer les spectateurs, geste tout à fait superflu, voire contre-productif car il peut ralentir leur rythme de navigation (fig. 7). Véritable ballet dans lequel les séquences ajoutées sont inutiles au jeu mais procèdent à l’esthétisation des gestes techniques. Là encore, l’efficacité du geste est sacrifiée à sa beauté. En revanche, la musique qui accompagne les rameurs est indispensable pour assurer la coordination de leurs mouvements, à la manière d’un métronome. Comme sur les canaux de Venise, les jouteurs languedociens observés par Jérôme Pruneau rament au rythme du tambour, auquel s’ajoute un hautbois (Pruneau 2003). Au-delà de son rôle technique de coordination, la musique sublime autant le plaisir de faire qu’un beau geste collectif et participe à la beauté du spectacle.
Quittons ici le rythme, cette symétrie du temps opérant dans les gestes de travail, pour nous tourner à présent vers les gestes qui participent à l’élaboration d’une œuvre. Et voyons si la symétrie évoquée par Boas y joue le rôle esthétique qu’il lui attribue.
Lorsque l’observation des acteurs n’est plus possible, la beauté du geste technique ne se laisse deviner que par l’observation de l’objet qu’il a produit. À partir de l’examen de certains outils de la préhistoire et en particulier des bifaces, Sophie A. de Beaune (ce numéro) s’interroge sur la part d’esthétique qu’ils peuvent receler. La recherche de la symétrie semble être propre à l’homme, et ce depuis que les premiers représentants du genre Homo sont apparus. Ils nous ont laissé des bifaces aux formes remarquablement symétriques, et, que la symétrie ait joué un rôle fonctionnel ou non, elle a été poussée à un degré de perfection qui paraît parfois gratuit. Sophie A. de Beaune avance l’hypothèse que leur forme très épurée est le fruit de procédés de fabrication où l’artisan s’est attaché à économiser ses gestes. Le geste dont l’outil est né serait lui aussi susceptible de recéler une certaine beauté, qui n’est pas étrangère à celle des objets eux-mêmes. Si la symétrie tenait au départ à la destination de l’outil et à sa fabrication, elle a peut-être été finalement recherchée pour elle-même. On peut même supposer que, puisque la parfaite symétrie de certains bifaces n’était pas indispensable, elle était liée au plaisir de faire, partagé par tous les artisans.
Le plaisir de faire, dont Sigaut fait un des ressorts de l’émergence de l’action outillée chez l’homme (Sigaut 2012), est aussi au cœur du travail du luthier dont nous parle Baptiste Buob (ce numéro). Pourtant, si la fonction du rythme et de la symétrie comme moyen de sublimer le geste technique est parfois avérée, la symétrie n’est pas toujours considérée comme un critère de réussite esthétique, comme en témoignent les luthiers qui comparent souvent leurs instruments à un visage ou un corps doté d’une certaine asymétrie qui fait justement qu’on s’y attache. Ils placent en revanche au centre de leur pratique l’économie du geste – geste fluide qui suit la tendance naturelle du bois en l’épousant de façon harmonieuse, sans reprise ni « broutage ». La façon de tenir un outil, de former les copeaux, d’articuler les étapes signe l’appartenance à une communauté de pratique héritière d’une tradition spécifique reposant notamment sur une conception « économe » et directe d’un geste qui ne doit pas être « besogneux ». Ici, la maîtrise technique est recherchée pour elle-même, presque indépendamment de la finalité ultime de l’instrument de musique. Si la majorité des luthiers français considère que le « beau » geste induit un « beau » résultat, en revanche aucun n’estime qu’un beau résultat induit une bonne sonorité. Le geste technique n’est pas tant guidé par une recherche d’efficacité sonore que par une recherche d’efficacité technique, considérée comme un préalable nécessaire à l’obtention d’un résultat esthétique. On ne peut donc guère ici dissocier la qualité technique de la performance esthétique (fig. 6).
On sait pourtant bien que des objets peuvent être efficaces tout en n’étant pas forcément réalisés selon une technique parfaitement maîtrisée. Il suffit de penser aux « vilains gestes » pratiqués par les ouvriers décrits par Nicolas Adell (ce numéro) et dont on reconnaît pourtant l’efficacité technique. Boas lui-même avait bien remarqué que certains objets portaient des décors qui n’étaient pas techniquement parfaits – par exemple avec des lignes manquant de régularité (fig. 4) – mais il n’envisageait pas que cela puisse être intentionnel tant il était persuadé que l’adéquation entre la perfection technique et la maîtrise de règles formelles était un critère esthétique universel (Boas 2003 [1927] : 54). Ce n’est pas l’avis de Marie Mauzé, qui a reproché à Boas de ne pas tenir compte de la sensibilité autochtone et de négliger la signification de la production artistique au profit de ses seuls aspects formels. Chez les Indiens de la côte Nord-Ouest, remarque-t-elle, « la beauté d’un objet ne réside pas uniquement […] dans des propriétés formelles révélées par l’œil ; elle est ancrée dans sa fonction, déterminée par des critères sociaux et culturels, et se manifeste totalement dans le moment où cet objet comble l’attente de l’utilisateur ou du public » (Mauzé 1999 : 94) (fig. 5). Mauss préconisait déjà lui aussi de noter « l’esthétique de chaque objet » et la raison pour laquelle les « indigènes » le trouvaient beau (Hubert et Mauss 1950 [1902-1903] : 97). Il allait même plus loin en professant que « la plupart des arts sont conçus en même temps par des hommes qui sont des hommes totaux : une décoration est toujours faite par rapport à la chose décorée » (ibid : 87). Quittons ici les rives de l’efficacité symbolique pour regagner celles de l’efficacité sociale.
Beaucoup plus perceptible en effet est l’efficacité sociale du beau geste technique. L’esthétique du geste technique est définie par les acteurs eux-mêmes et elle est même souvent invisible à l’observateur extérieur non expert. Ainsi, les deux sens du mot « adresse » sont ici associés dans un même geste technique, car, quand il exhibe sa maîtrise, le luthier s’adresse à ses pairs, seuls à même de l’apprécier. L’intention n’est donc pas (seulement) de faire un instrument de musique mais de faire montre de la représentation que le luthier se fait de la façon de bien faire cet objet (Buob, ce numéro). On peut dire la même chose des aspirants dont nous parle Nicolas Adell (ce numéro) lorsqu’ils présentent leur travail de réception devant les compagnons, experts seuls capables d’en juger la qualité d’exécution. Le chef-d’œuvre, l’ouvrage qu’il faut réaliser pour obtenir le titre de « compagnon du tour de France », est réputé manifester la virtuosité technique de son exécutant. Pourtant, l’essentiel est ailleurs, puisque tous les aspirants au titre de compagnon sont d’excellents ouvriers à la compétence déjà reconnue. Plus que l’œuvre proprement dite, c’est l’ensemble du travail préparatoire – conditions de la production du chef-d’œuvre, temps passé, outils utilisés, gestes et techniques employés – qui est examiné : on fait alors la chasse aux « mauvaises méthodes », aux « vilains gestes », très reconnus pourtant pour leur efficacité dans les situations ordinaires de travail. Les compagnons refusent d’ailleurs que l’on réduise le chef-d’œuvre à un objet d’art, objet inutile par excellence, et répugnent tout autant à être qualifiés d’artistes, ce qui reviendrait pour eux à nier le travail. Au cours de la « critique » du travail de réception, véritable cérémonie que l’on peut rapprocher d’une soutenance de thèse, on juge aussi bien le résultat que la beauté du geste, lequel qui doit être ralenti et maîtrisé, y compris dans les derniers moments, où il confère à l’objet sa dimension esthétique. Comme pour les instruments de musique évoqués par Baptiste Buob, le jugement porté sur le chef-d’œuvre par les compagnons concerne le beau geste qui participe à la beauté du résultat. Le geste maîtrisé est d’ailleurs un geste « musiqué » dont l’équilibre et la régularité s’entendent tout autant qu’ils se voient. Il y a ainsi, entre le travail ordinaire et la production du chef-d’œuvre – qui doit rassembler les plus grandes difficultés du métier –, une inversion des valeurs qui ne se résout pas dans l’opposition simple du travail « réel » et de l’exercice d’excellence en atelier. De plus, l’examen du chef-d’œuvre est l’occasion d’une évaluation du style de vie du récipiendaire, de son comportement et de son adhésion aux valeurs compa-gnonniques. La compétence technique va ici bien au-delà d’une simple maîtrise des gestes.
Que ce soit chez les compagnons ou chez les luthiers, le beau geste est aussi efficace socialement puisqu’il permet d’exprimer un héritage et d’asseoir son autorité. Si le geste technique « idéal » répond à une norme dont l’efficacité est reconnue par tous, des variantes individuelles marquent des styles personnels que les plus compétents s’autorisent. Seuls celles et ceux qui ont une parfaite maîtrise du geste technique peuvent en jouer en créant des styles qui leur sont propres. Chez les femmes de pêcheurs spécialisées dans la préparation du yeet à partir du cymbium – mollusque de la Petite Côte du Sénégal –, avant son conditionnement et sa commercialisation, la compétence s’exprime à travers un geste technique idéal dont le résultat se conforme aux normes locales, ce qui n’empêche pas les variations individuelles destinées à « signer » le travail mais aussi à exprimer sa singularité (Moity-Maïzi 2010). Cette compétence s’exprime donc à la fois par une gestuelle « idéale » et par une variation perceptible dans le geste ou dans le choix de l’outil. Des gestes en apparence aussi simples que piler, trancher, vanner sont ainsi parfois sources essentielles d’une distinction sociale, d’un statut particulier, qui a du sens à l’intérieur comme à l’extérieur du groupe d’appartenance. Michèle Coquet (ce numéro) va encore plus loin, pour qui l’artisan ou l’artiste reconnu comme compétent et admiré comme tel est parfois celui dont la singularité est perceptible. Et cette admiration est plus grande encore si son savoir-faire s’entoure de mystère. C’était le cas chez les Bwaba du Burkina Faso, où les femmes de forgerons chargées d’orner de scarifications le corps des initiés étaient d’autant plus admirées qu’on ne savait pas grand-chose sur le détail de leurs techniques et de leurs savoir-faire. Seule la jeune femme destinée à succéder à la femme du doyen du lignage de forgerons était autorisée à observer en silence – et seulement à observer –, pendant des années, les modalités d’exécution des scarifications. Il lui fallait apprendre à graver des images dans l’épiderme souple, élastique et vivant, acquérir les principes de leur composition, retenir leur emplacement par rapport au statut du patient, obtenir une cicatrisation harmonieuse des plaies, mais aussi faire preuve de sang-froid pour supporter la vue du sang et la souffrance d’autrui. Les plus douées des scarificatrices voyaient leur renommée s’étendre bien au-delà de leur village, et l’on louait la singularité de leurs dessins au point qu’elles étaient considérées comme des auteurs possédant un style en propre. Mais le style n’était pas tant reconnaissable par la composition des motifs que par la facture des incisions, leur densité et leur régularité. C’est en somme le geste même de la scarificatrice qui donnait son identité et sa signature à l’œuvre, et qui en faisait la renommée.
Ces différents éclairages montrent qu’on ne peut réduire la beauté du geste à la pureté de la technique. Si la symétrie et le rythme semblent bien avoir une valeur assez constante, nous avons vu que l’asymétrie peut parfois être recherchée – comme dans le cas des violons étudiés par Baptiste Buob – et même considérée comme une marque personnelle qui ajoute à l’esthétique de l’objet. Ce qui rappelle le cas de certains collectionneurs à la recherche de l’objet dysharmonique présentant un défaut de fabrication, objet unique peut-être plus émouvant car portant trace du geste et de l’outil. Mais c’est au fond une sorte de perversion d’esthète qui se construit par opposition à une « norme » esthétique.
Les manières de faire participent indéniablement à l’esthétique du geste technique, mais elles ne sont pas les seules. La beauté du geste – qu’il soit symétrique, rythmé, musiqué, direct ou économe – ne fait pas que magnifier la matière et l’objet sur lesquels il s’exerce, elle peut valoriser l’individu socialement. Le geste a ainsi une portée qui dépasse son efficacité technique et sa finalité pratique. Qu’elle soit liée à la dextérité de l’artisan, à la forme parfaite de l’objet obtenu, au rythme chorégraphique de plusieurs personnes au travail, à des qualités moins tangibles encore, la beauté du geste n’est pas la même pour tous. En témoignent les mots eux-mêmes, qui se définissent par l’usage qu’on en fait. Il est remarquable d’ailleurs que, dans bon nombre de langues, « beau » et « bon » s’expriment par le même terme. Ce qui nous ramène pour finir à l’interrogation d’Aristote concernant les rapports entre le beau, l’utile et le nécessaire, reprenant là le dialogue engagé à ce sujet dans le Grand Hippias de Platon.
Enfin, la beauté d’un geste technique n’est souvent perçue que par les connaisseurs, seuls aptes à juger de sa qualité et de sa maîtrise. C’est ce que nous ont montré les futurs compagnons passant l’examen de la réception ou les luthiers dont seuls les pairs peuvent juger le travail. Au-delà d’un signe d’appartenance, la qualité du geste peut jouer un véritable rôle social même dans des activités du quotidien aussi humbles que le pilage, le damage ou la mouture. Le jugement de leur valeur esthétique peut avoir une incidence sur la vie du groupe, comme pour les jeunes filles mossi du Yatenga dont le geste particulièrement accompli les fait considérer comme bonnes à marier. Cette efficacité sociale du geste technique nous échappera à jamais dans le cas des fabricants de bifaces du lointain Paléolithique, mais il y a fort à parier que les différences de niveau de maîtrise reflètent d’autres différences, de nature sociale. Certains objets remarquables laissent entrevoir l’existence d’individus particulièrement talentueux qui suscitaient sans doute, et qui suscitent encore aujourd’hui, l’admiration des spécialistes.
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