Quel rapport peut-il bien y avoir entre la science et l’œuvre de Bertrand Lavier, un artiste « conceptuel » français, dont l’œuvre fait l’objet d’une grande rétrospective à Beaubourg jusqu’en janvier (26 septembre 2012-7 janvier 2013). Le lien n’a rien d’évident. Même s’il a suivi des études d’horticulture avant de devenir artiste, Bertrand Lavier ne revendique pas particulièrement de relation avec la science, et son œuvre ne présente pas en apparence de lien explicite avec elle. Une analyse approfondie de son travail montre pourtant qu’il fait appel dans nombre de ses œuvres à un mécanisme logique ou intellectuel qui entre en résonance avec beaucoup de problématiques scientifiques.
L’œuvre la plus éclairante et la plus éloquente à ce sujet est une petite pièce de jeunesse, l’une de ses toutes premières, qui expose ce mécanisme de la façon la plus claire et la plus limpide qui soit. Sur un plateau de bistrot sont posés deux verres à pied strictement identiques. La légende, placée entre les deux verres, mentionne : « L’un des deux verres est faux ». Voilà, c’est tout. Difficile de faire plus simple… Le premier réflexe ici consisterait à voir dans ce ready made une évocation des tableaux de Magritte, notamment son fameux « Ceci n’est pas une pipe », admirablement décortiqué par le philosophe Michel Foucault dans son livre « Les mots et les choses ». Ce n’est pas faux, même si l’œuvre de Lavier ne joue pas exactement sur le même registre. Mais le ressort majeur de cette composition simplissime est ailleurs.
En fait, son « génie » est qu’elle nous propose de la façon la plus « éclatante » – l’adjectif est particulièrement approprié dans ce cas – un mécanisme de « brisure de symétrie ». Posés côte à côte, les deux verres sont comme le reflet l’un de l’autre, ils sont identiques, cas extrême de symétrie, et la légende, en introduisant le doute sur la « véracité » de l’un ou de l’autre vient rompre par le langage cette évidente symétrie visuelle. Par souci de clarté, reformulons l’œuvre dans un langage plus mathématique en remplaçant le verre physique par le symbole A. Visuellement, nous obtenons A=A tandis que, dans le langage écrit, la légende suggère A≠A. Il y a contradiction entre deux propositions exprimées dans deux langages différents. Mais il ne s’agit pas d’une simple contradiction car la légende ne dit pas « Les deux verres sont différents » ou « L’un des deux verres est différent de l’autre », mais bien « L’un des deux verres est faux », ce qui , en plus de postuler une différence entre deux objets identiques, rajoute une sorte de suspense logique par le caractère indécidable de l’affirmation. Si l’un des deux verres est faux, lequel ? Si l’un des deux verres est faux, alors l’autre est vrai. Mais en quoi est-il plus vrai que l’autre ? Et finalement, qu’est-ce qu’être vrai ? Ces questions, qui s’entrechoquent en quelques centièmes de secondes dans l’esprit du spectateur, provoquent une sorte de déflagration logique, qui porte et renforce la brisure de symétrie. C’est d’ailleurs le caractère indécidable de l’affirmation qui rend en quelque sorte la brisure de symétrie palpable. C’est une brisure de symétrie « en acte » est-on tenté de dire.
Venons-en à la notion de brisure de symétrie maintenant. Tous ceux qui fréquentent les magazines scientifiques sont familiers avec cette notion, qui semble jouer un rôle important en physique, tout au long de la genèse de l’univers. Si j’ai bien compris, ce sont des « brisures de symétrie » qui expliqueraient que les différentes forces (nucléaire forte, nucléaire faible, gravitation, électromagnétique) se soient séparées dans les premiers moment de l’univers ; une brisure de symétrie qui aurait amené la lumière et la matière à se scinder, 380 000 ans après le big bang ; une brisure de symétrie encore qui expliquerait que les particules aient une masse (via le mécanisme de Higgs ) ou qu’il existe une asymétrie entre matière et anti-matière. On pourrait continuer longtemps…
Une analyse poussée de l’œuvre de Lavier montre que ce mécanisme se retrouve dans beaucoup d’autres œuvres de l’artiste, mais souvent de façon plus voilée, plus codée. Par exemple, dans « Rouge Bordeaux par Novémail et Ripolain », où l’artiste à peint côte à côte deux surfaces rectangulaires identiques, l’une avec du rouge bordeaux de la marque Novémail et l’autre avec du rouge bordeaux de la marque Ripolain. Cette fois, à l’inverse de la première, la symétrie est installée par le titre « Rouge Bordeaux par Novémail et Ripolain », qui suggère que l’on verra deux fois du rouge bordeaux, et « brisée » par l’œuvre physique, qui permet de constater que les deux rouges bordeaux sont différents, et donc asymétriques. On retrouve donc bien une chaîne logique similaire à celle de « L’un des deux verres est faux ». Si la « brisure de symétrie » ne saute pas aux yeux dans le travail de Bertrand Lavier, c’est qu’il travaille souvent sur des symétries qui ne sont pas géométriques, mais langagières ou même temporelles, avec lesquelles nous sommes moins familiers.
Cette analyse suggère de nombreuses réflexions, retenons en trois . Une grande économie de moyens n’est pas antinomique avec une vraie complexité intellectuelle. Toutes les œuvres conceptuelles ne se valent pas. L’art et la science peuvent entretenir des liens cachés.