Cet article a déjà été publié dans le Carnet Zilsel, en date du 16 septembre 2017. L’auteur remercie Catherine Dupuy, Pascal Engel, Éric Guichard, Gaïa Lassaube, Pierre Lévy, Pierre Mœglin, David Monniaux, Mathieu Triclot et Stéphane Vial, ainsi qu’Arnaud Saint-Martin et Jérôme Lamy, éditeurs du Carnet Zilsel, de leur relecture du projet d’article et de leurs remarques. Il va de soi que l’article lui-même n’engage que son auteur. Rhuthmos remercie Alexandre Moatti et les Carnets Zilsel d’avoir permis cette reproduction.
Bernard Stiegler est depuis quelques années une figure de proue de l’académisme médiatique. Sa voix chaude, traînante et légèrement chuintante est connue des auditeurs de radio – il enchaîne aussi conférences publiques et académiques (300 vidéos sur internet depuis huit ans), en même temps qu’une intense production d’essais (plus de 30 ouvrages depuis 1994).
Le caractère très abondant de cette production nécessiterait une analyse détaillée, portant sur la cohérence et/ou l’évolution de la pensée. Cette analyse ne semble pas avoir été faite puisque le philosophe est reçu (au sens de la réception de ses idées) au fil de l’eau. Côté médias, le rythme intense d’un livre publié tous les 9 mois [1] brouille la ligne de partage entre la promotion d’un ouvrage et l’analyse de fond. On est là dans une forme de « dévoration médiatique » [2] – de l’auteur comme du media lui-même : le rythme de production d’ouvrages s’impose au media, qui ne peut prendre de recul (à supposer que ce soit sa vocation) ; par invitations et tribunes de presse répétées, le media s’auto-dévore, en quelque sorte.
Quant à la réception en milieu universitaire, une question se pose : Stiegler est-il encore un universitaire (ou un chercheur) ? Il semble en fait naviguer depuis quelques années dans cet entre-deux que constitue l’académisme mondain ou « zone médiane », exploitant sa « rente de visibilité » [3] et préoccupé de l’accroître. S’il existe une littérature secondaire à son sujet [4], elle semble plus se rattacher à un phénomène tribal qu’à une réelle analyse critique. Comme souvent, personne ne prend le temps de se pencher de manière critique sur pareille œuvre, et la tâche devient de plus en plus difficile au fur et à mesure que le temps passe.
Peut-être Stiegler a-t-il construit une œuvre philosophique, mais nous voudrions montrer ici que depuis cinq ans, sa parole dans les sphères intermédiaire (telle que mentionnée supra) et médiatique (grand public : radio et conférences) est plus proche de l’idéologie que de la pensée rationnelle, à l’instar d’un Badiou, et comme lui maniant à l’excès jargon et analogies. Son discours récent a quitté les rives de la pensée construite tout en souhaitant s’y rattacher – Stiegler opérant un véritable transfert de légitimité depuis son analyse philosophique (construite, sous réserve d’inventaire) vers un discours politico-médiatique tonitruant, aux fondements peu assurés.
Dans un premier temps, examinons le caractère jargonnant (par écrit dans ses ouvrages philosophiques roboratifs, mais aussi oralement dans la sphère publique), ainsi que l’utilisation de l’analogie extra-étirée. Le jargon [5], d’abord. Il se compose de termes récurrents, qui jouent via une « rhétorique cryptée » le rôle de « mots-ralliement », de « tags » [6] : la maintenant bien connue « disruption » (censée décrire la déchirure sociale opérée par la révolution numérique), mais aussi les plus ésotériques « protention », « dénoétisation », etc. ; ou les locutions souvent assénées, comme « les rétentions numériques tertiaires ». Donnons par exemple cette phrase, au hasard d’un ouvrage collectif sur les humanités numériques [7] :
La pensée, c’est ce qui articule les processus de catégorisation idiolectaux, c’est-à-dire produits par l’individu psychique à partir de son propre patrimoine de rétentions, avec des traces hypomnésiques, tel qu’il compose avec les circuits de transindividuation constitués pour former de nouveaux circuits de transindividuation [8].
ou ces phrases extraites parmi tant d’autres de son plus récent opus philosophique [9] :
Une singularité néguanthropologique est une bifurcation néguentropique dans le devenir entropique dont elle devient la quasi-cause.
Toute bifurcation noétique, c’est-à-dire causale, procède d’un potlatch cosmique.
dans un article de la revue Multitudes :
la néguentropie hyperbolique en quoi consiste le devenir organologique de l’organique instaure une néguanthropologie qui accélère le devenir (entropique et anthropique).
dans un ouvrage collectif comprenant des articles relativement pertinents sur la notion d’homme-machine dans l’histoire, figure comme un OVNI un article de Stiegler peu lié aux autres, dans lequel on peut lire [10] :
Ces processus de transindividuation sont des sélections. Ils procèdent fondamentalement du fait que la transindividuation est ce qui concrétise la surdétermination du jeu des rétentions et des protentions primaires et secondaires par les rétentions tertiaires, c’est-à-dire par la grammatisation, ce que l’on peut formuler ainsi :
TI (transindividuation) = R3(R2(R1 = S1)).
enfin, dans son ouvrage de 2016, Dans la Disruption :
C’est pourquoi, au cours de ces années, je questionnai ce que j’appelai la local-ité, c’est-à-dire l’irréductible appartenance de toute différance noétique à un lieu, à un donner lieu, y compris et même toujours à partir d’un non-lieu – le défaut d’origine, le delinquere. Je soutins que ce qui m’arrivait, et qui était la formation de ce que je décidai d’appeler un idiotexte, lui-même toujours inclus dans d’autres idiotextes, innombrables, indéfinis, tous pris ensemble dans le mouvement d’une spirale infinie,
ce qui m’arrivait ainsi était la localisation accidentelle d’une local-ité irréductible dont la différance noétique était l’épreuve processuelle et idiomatique [11].
Le jargon est souvent la marque d’un cercle de pensée assez fermé, entre proches et initiés. De fait, il y a un environnement stieglérien : celui de son association Ars Industrialis, des académies d’été qu’elle organise dans la résidence de campagne d’Epineuil-le-Fleuriel (Cher) [12] ; mais aussi de certains auteurs contemporains qu’il cite (très souvent les mêmes) et qui gravitent autour de lui. L’ouvrage collectif mentionné est à cet égard révélateur – cette source (secondaire) ne tarit pas… d’éloges : « La pharmacosophie est une nouvelle discipline […] Bernard Stiegler l’aura initiée et présentée au public qui lit [13] lors de l’École de philosophie d’Epineuil-le-Fleuriel en août 2012 […] Bernard Stiegler est aujourd’hui le nouveau pharmacosophe que la cité appelle de ses vœux. » D’ailleurs, comme pour toute nouvelle science ou philosophie – et la pharmacosophie prétend en être une –, il s’agit de se trouver des précurseurs, pour légitimer le concept et son inventeur, mais aussi montrer la spécificité originale de ce dernier : « En 1919, Valéry était pharmacologique », dit Stiegler, et ses épigones de renchérir en enrôlant d’autres précurseurs « pharmacosophes », Péguy, Antonin Artaud, et – dans un tout autre registre, mais peu importe sans doute –, le philosophe de la technique François Dagognet.
Notons au passage, à propos de cet ouvrage collectif, qu’il est « édité avec le soutien de Colt, plateforme d’échanges d’information pour les entreprises » [14], en fait un des acteurs mondiaux de l’internet. Cette proximité sonnante et trébuchante avec les milieux économiques est troublante : il serait d’ailleurs utile d’explorer la façon dont se finance l’association Ars Industrialis (créée en 2005 par Stiegler) mais aussi le centre de recherches IRI (Institut de recherche et d’innovation, créé en 2008 au sein du Centre Pompidou), qui bénéficie de soutiens financiers d’entreprises comme France-Télévisions, Alcatel, Microsoft. On éprouve toujours quelque gêne face à la pensée fondamentale mais sponsorisée, que ce soit par les entreprises ou par un coup de pouce actif de ministres – nous y reviendrons.
Après le jargon, l’analogie, parfois à la limite de l’imposture intellectuelle comme nous allons le voir. Cette dernière se révèle aux yeux d’un certain nombre de personnes à la suite d’une interview publiée dans Le Monde [15], moins d’une semaine après les attentats du 13 novembre 2015, à chaud donc ; alors qu’ailleurs Stiegler indique, plein de sagesse : « Je ne souhaitais pas que nous nous exprimions à chaud et dans le chaos médiatique sur le sujet [16]. » On peut discuter des ressorts de cette tribune – éternel débat sur la limite entre expliquer et excuser. Mais dépasse les limites du plausible une comparaison oiseuse, visant à étayer le concept de disruption (en titre de l’ouvrage de Stiegler qui allait sortir six mois plus tard) ; reproduisons-la intégralement :
Dans mon ouvrage, j’analyse un texte signé Abu Bakr Al-Naji, tel que le résume Ignace Leverrier, qui désigne un collectif, dont d’anciens agents de Saddam Hussein devenus islamistes. C’est une sorte de « book » de Daech : à l’image des bibles d’entreprise qui détaillent les règles pour monter une concession, ce livre explique aux acteurs de Daech comment prendre le pouvoir. Il faut semer le chaos et à partir de là exploiter le besoin d’autorité.
[intertitre du journal] La pratique disruptive détruit les équilibres sociaux
Je compare cette stratégie à celle du site Les Barbares attaquent, fondé par Nicolas Colin, un ancien inspecteur des finances, connu pour son rapport sur la fiscalité du numérique, où il mettait en évidence l’inadéquation du système fiscal face à l’industrie numérique, qu’il décrivait comme des « cavaliers de l’Apocalypse », en l’occurrence les GAFA [acronyme pour Google, Apple, Facebook, Amazon].
Donc la stratégie de Daech serait similaire à celle de l’entreprise d’un consultant [17] en vue sur la place de Paris – et c’est ce qui est censé illustrer « la disruption, phénomène d’accélération de l’innovation qui est à la base de la stratégie développée dans la Silicon Valley ». Certes, une phrase comme « la pratique disruptive détruit les équilibres sociaux » (disons, pour filer la même comparaison : dans les banlieues, au travail, etc.) est séduisante – mais justement son pouvoir de séduction ne réside-t-il pas dans sa trop grande généralité, mêlant sous le concept de « disruption » des objets et des stratégies fort peu semblables ? Quand bien même, en supposant que la disruption se traduise dans les deux cas par des conséquences comparables (« la destruction d’un équilibre social »), est-ce à un philosophe qu’on doit rappeler la notion d’intentionnalité (et de stratégie poursuivie) ou celle d’acteur, fort différentes dans les deux cas ? La force de l’image (la « disruption ») doit-elle faire oublier la matrice d’un raisonnement plus solide, où les acteurs (Daech d’un côté, les GAFAs de l’autre, puisque c’est cela dont il s’agit) sont analysés en tant que tels, avec leurs stratégies ?
Si l’on essaie d’aller plus loin en se reportant à l’ouvrage auquel l’interview fait allusion [18], le texte de Daech (dont est extrait une demi-page) est « analysé » de manière très sommaire (une phrase). On est alors en droit de se poser la question : Stiegler est-il islamologue, spécialiste du ou des terrorismes, etc. ; ou est-il philosophe de la technologie, ce que nous lui accordons ? Qu’apporte sa comparaison à la compréhension de Daech ? Rien ou très peu, en fait [19]. Pourtant cette analogie répétée est hélas structurante chez lui : elle structure la notion de disruption – la disruption, c’est celle de Nicolas Colin comme c’est celle de Daech. Le grand écart entre les deux objets de la comparaison, le lien quasi ontologique fait entre eux, ainsi que l’insistance à promouvoir le néologisme, en viennent à produire l’effet contraire, i.e. à fragiliser voire rendre in-signifiante la notion de disruption – qui est pourtant au fondement du raisonnement stieglérien actuel sur la technique ; ce qui finit par décrédibiliser ce raisonnement en même temps qu’obscurcir la pensée – celle de l’auteur comme celle du lecteur.
On comprend qu’à partir de ce moment (vers 2015) un certain nombre d’auteurs aient commencé à critiquer la légèreté d’analyse de Stiegler [20] – Stéphane Vial, universitaire qui avait apprécié le travail inspirant du premier Stiegler, allant même jusqu’à écrire « Bernard Stiegler est mort ». On pourrait à cet égard émettre l’idée qu’une disruption palpable est celle se formant entre la réalité contemporaine et une certaine vision marxiste vingtièmiste du monde, qui a façonné Stiegler et qui continue à l’habiter ; ou que la disruption est illustrée par le décalage entre d’une part la réalité des faits et la compréhension qu’on peut en avoir, d’autre part l’analyse qu’en fait Stiegler et le langage qu’il utilise [21].
Mais c’est sur les infinies variations autour des thèmes de l’entropie, de l’entropocène, de l’anthropocène que nous souhaiterions nous attarder ici, sur la base du dernier opus substantiel de B. Stiegler [22]. Un point historique dans son œuvre pour commencer : il semble que les termes entropie et néguentropie soient employés de longue date par Stiegler (comme par de nombreux auteurs – ces mots sont des lieux communs de la pensée analogique) ; en revanche, ce n’est que récemment que Stiegler a découvert le terme Anthropocène [23] – qui lui a plu – et à partir duquel il a forgé sa négation, le Néguanthropocène [24] (il utilise aussi le terme néguentropocène, nous y reviendrons).
Que signifient ces termes chez Stiegler ? L’entropie est liée à l’automatisation de la société : « L’automatisation, telle qu’elle a été conduite depuis le taylorisme, a engendré une immense entropie […] » [25] ; à l’inverse, la néguentropie est donnée comme synonyme de désautomatisation. L’accroissement de l’entropie est, conformément au second principe de la thermodynamique, créatrice de désordre : pour Stiegler, désordre dans nos sociétés.
Le second couple de mots, d’utilisation donc plus récente, vient renforcer en miroir le premier – à la fois sur la forme (introduisant de nombreuses variations sémantiques), mais aussi sur le fond (comme si l’apparition de cette seconde paire venait valider les concepts développés via la première). L’Anthropocène correspond à la période où l’homme s’est rendu maître et destructeur de la nature par son industrie : c’est celle de l’accroissement de l’entropie (d’où parfois l’utilisation du terme Entropocène comme autre synonyme – sémantique et phonétique s’en trouvant à nouveau renforcées). L’objectif proposé par Stiegler est de sortir de cette ère : « nous appellerons cette sortie le Néguanthropocène » [26], à laquelle nous sommes susceptibles d’arriver par « production de néguentropie » (ou un peu plus loin de « valeur néguentropique » [27], et plus loin par des « investissements que nous dirons néguanthropiques [28] »). Si l’on résume à ce stade, on a deux familles antonymes :
- (automatisation) entropie, anthropisation [29], ère de l’Anthropocène ou de l’Entropocène [30], anthropocènologues [31] ;
- (désautomatisation) néguentropie, néguanthropique, néguanthropisation, ère du Néguanthropocène [32].
Le croisement des termes, presque un jonglage, se poursuit : 1°) il s’agit d’appréhender l’anthropologie (ici, au sens usuel de la discipline scientifique) « comme entropologie, […] problème que Claude Lévi-Strauss rencontre sans parvenir à le penser » [33] ; 2°) car il est essentiel de comprendre (ce que Lévi-Strauss n’aurait pas su faire) que le savoir, « facteur cosmique intrinsèquement néguentropique » recèle « des capacités néguanthropologiques » [34]. C’est là un niveau méta- qui se met en place : pour penser (et faire advenir, nous y reviendrons) le Néguanthropocène, nouvel horizon de la sortie de l’ère entropique/anthropique, ce ne sont plus des anthropologues qu’il faut, mais des « néguanthropologues » [35], parmi lesquels Stiegler se classe. D’ailleurs, comme les nouvelles ères géologico-politiques que sont l’Anthropocène et son antonyme, la néguanthropologie est une « nouvelle époque du savoir incarnant la tâche d’entrer dans le Néguanthropocène » [36].
La coda (provisoire) de ces infinies variations est atteinte avec l’adverbe néguanthropologiquement [37] et le substantif néguanthropogénèse (ou néguentropogenèse – difficile de discriminer, puisque le mot est lancé à la radio) : « L’exosomatisation produit une néguanthropogenèse qui n’est pas soumise aux lois de la néguentropie selon Schrödinger » [38]. Et devant le vulgarisateur scientifique Étienne Klein et l’auditeur de France-Culture sans doute pantois devant ces concepts, Stiegler, mélangeant des ordres d’idées très différents, assène : « Une bifurcation néguanthropologique va plus vite que la vitesse de la lumière ».
Revenons au premier couple de mots, entropie/néguentropie, avec encore quelques exemples d’étirement sémantique. Ainsi l’entropie, adjectivée, en arrive-t-elle à signifier beaucoup de choses : « L’entropie c’est l’augmentation du désordre, l’entropie mentale c’est la crétinisation ! » [39]. Tout sujet en vient à être inclus dans le Sujet : « le vrai sujet de la COP21, ce n’est pas le climat, c’est l’entropie. Le climat est une conséquence de l’entropie » [40]. Le mot acquiert ainsi une telle élasticité (comme celui de disruption) que le concept devient totalement englobant et polysémique – grille de lecture à faible valeur ajoutée permettant d’annexer des sujets aussi divers que la crétinisation (à propos des programmes télévisuels, à propos des slogans du Front National) ou la COP21. Autre exemple : « la néguentropie, en théorie physique, c’est toujours local ! » [41], s’exclame Stiegler évoquant son projet d’expérimentation (local) à La Plaine Saint-Denis. Il est peu banal, pour quelqu’un qui utilise les termes entropie/néguentropie de manière aussi globale et systématique (ainsi qu’éloignée de leur sens primitif), de faire référence au « local » au moment où cela l’arrange ; on lui rétorquera par ailleurs que la néguentropie se rapporte bien plus à la science de l’information (à laquelle son travail de recherche philosophique devrait pousser Stiegler à s’intéresser) qu’à la physique [42]…
À la grande élasticité et au manque de définition des termes utilisés (comme la disruption ou l’entropie), il faut ajouter une certaine variabilité dans le temps quant à leur mise en avant. Un concept phare éclipse plus ou moins l’autre : la pharmacologie permet de traiter médiatiquement de la montée du Front National [43], la disruption de la place envahissante des technologies et de la Silicon Valley, la néguentropie du réchauffement climatique. L’élasticité des concepts permet de ramener quasi tout événement d’actualité à la grille de lecture développée (en poussant à l’extrême : nous sommes tous des barbares disruptés [44]), et d’être ainsi invité à donner son avis à tout propos ; et l’évolution des mots-clefs dans le temps (pharmacologie, puis disruption, puis entropie/ néguentropie/ néguanthropocène) permet elle aussi de ramener toute actualité à la grille de pensée de l’ouvrage en cours, tout en apparaissant (aux yeux des médias et du public notamment) comme porteuse d’une « nouveauté » sémantique – donc a priori conceptuelle, ce qui n’est pas vraiment le cas.
Au-delà, on ne peut qu’être surpris du manque total d’analyse et d’approfondissement par Stiegler des termes fondamentaux qu’il utilise, tels entropie ou néguentropie. Pour le premier, il n’est certes pas le seul : comme en sourit Jacques Bouveresse, « un certain nombre de théoriciens de la société et de la culture sont obsédés par la tendance générale à la désorganisation qui semble résulter des interprétations populaires du deuxième principe de la thermodynamique [NB : celui de la croissance de l’entropie vers le désordre] » [45]. Pour le second terme, l’élastique analogique entre en jeu comme pour le premier, sauf que « les théoriciens de la société » qui usent et abusent du terme néguentropie sont plus rares – Stiegler en est une figure de proue. On n’obtiendra pas plus qu’une référence (obligée) à Qu’est-ce que la vie ?, l’ouvrage fondateur du physicien Erwin Schrödinger (1949) [46]. Or, à la différence de l’entropie qui puise ses sources dans la thermodynamique et la physique statistique, la néguentropie les puise principalement (hors Schrödinger, justement) dans la théorie de l’information (chez Léon Brillouin, chez Shannon, chez Wiener) : elle en est même au fondement. Que Stiegler, qui se présente comme philosophe spécialiste des nouvelles technologies [47] et de l’internet, néglige d’entrer dans la signification et l’histoire de la notion de néguentropie laisse perplexe. On ne saurait lui demander de faire le rude et solide travail qu’a fait sur le sujet un autre philosophe, Mathieu Triclot (qui explique avec force précisions la naissance et l’essor du terme [48]) – ce philosophe-là joue dans une autre cour, celle d’une érudition et d’une avancée de la connaissance hélas peu médiatisées : mais on pourrait attendre de Stiegler, pour lui-même et pour ses lecteurs ou auditeurs, qu’il détaille quelque peu, sans entrer immédiatement dans l’analogie allégorique, la notion de néguentropie [49], au fondement du numérique contemporain.
Non content de faire l’impasse complète sur cette approche historique pourtant fondamentale quant aux concepts qu’il utilise tant et plus, Stiegler semble tirer un trait de plume sur cela, en postulant que le concept d’entropie, « qui a été étendu par la suite aux champs de la théorie de l’information et de la cybernétique » doit « être revisité, car les bases du débat des années 50 entre Shannon et Wiener sont mauvaises, que le problème est mal posé » [50] ; qu’« on ne peut plus suivre Schrödinger très avant, car [sa notion de néguentropie] n’est plus actuelle au regard des développements de la science » [51]. Bien sûr, on s’en serait douté : de fait, depuis 1949, c’est une cohorte de mathématiciens, d‘informaticiens, de physiciens qui ont affiné cette notion de néguentropie. Que le résultat de cette interaction scientifique ait permis d’affiner la définition mathématique de la néguentropie, de tester et d’affermir ce concept théorique relevant de la science informatique – et ce sans rapport aucun avec son utilisation analogique par Stiegler – ne lui chaut guère : fort de l’utilisation très extensive qu’il en fait – comme si elle le rendait compétent sur le sujet –, Stiegler balaie 60 ans de développements scientifiques dans ce domaine, sans même avoir pris le temps de les comprendre. Cette forme d’appropriation forte du mot est une prise de pouvoir et de possession sur un concept qui nécessite, tout en les glorifiant (« Schrödinger, un géant » [52]), que les « prédécesseurs » (et je mets le terme entre guillemets, car ils ne précèdent en rien, en l’espèce) soient « revisités » et critiqués. Apparaît ainsi cette ambivalence appropriation/rejet envers ces scientifiques prestigieux : les critiquer voire les décrédibiliser [53], c’est essentiel – mais comme est essentiel de se référer à eux en permanence, de paraître s’inscrire dans leur lignée.
À l’inverse de ceux qui sont glorifiés (mais critiqués, suivant le processus décrit), d’autres auteurs sont quasi discrédités : Stiegler est peut-être la seule personne au monde à qualifier Norbert Wiener (1894-1964) d’« analyste » [54]. Terme a priori assez peu laudatif, voire dépréciatif, qu’on applique généralement à des personnes sans compétences bien définies et qu’on ne sait ou souhaite pas qualifier autrement. Or Wiener est avant tout un mathématicien, sans doute l’un des plus importants du 20e siècle ; tandis qu’un autre clerc, qualifié d’« analyste » dans la même phrase, Georges Friedmann (1902-1977), est un sociologue français à redécouvrir, dont la grille d’analyse marxiste de la technique est sans doute moins pesante que celle de Stiegler.
Mais pour terminer cette partie, nous voulons montrer que le jargon et le carnaval des mots ne sont en rien incompatibles :
La question et l’enjeu de l’Anthropocène, c’est donc le « Néguanthropocène », c’est-à-dire la voie qui doit permettre de sortir de cette impasse de dimension cosmique – qui requiert une nouvelle cosmologie spéculative dans le sillage de Whitehead.
L’Anthropocène, en tant qu’il est un « Entropocène », accomplit le nihilisme comme le nivellement insoutenable de toutes les valeurs et le sursaut impératif d’une « transvaluation » faisant ressurgir une « économie générale » au sens de Georges Bataille, dont j’ai tenté de montrer ailleurs que c’est une économie libidinale revisitée. Le mouvement que je décris ici n’est sans doute pas une transvaluation en un sens strictement nietzschéen [55].
Un autre volet de notre tentative de comprendre Stiegler, ses analogies, sa méthodologie, nous amène à constater à quel point il joue dans le registre prophétique, et ce sur plusieurs tableaux. D’abord en nous montrant le chemin – prophète au sens originel du terme –, tel un Josué nous emmenant au-delà de l’Anthropocène :
[…] l’époque de l’Anthropocène, dont il s’agit de sortir au plus vite […] Ce n’est qu’ainsi que le passage de l’Anthropocène au Néguanthropocène peut et doit s’accomplir [56].
En vérité, il nous le dit. Comme ironise Michel Husson, c’est « la posture du grand initié, qui a la clairvoyance et le courage d’annoncer ce qui doit advenir » [57]. Mais la parabole n’est pas seulement de l’ordre de la pré-diction/prédication, elle se projette aussi dans l’action : il s’agit d’aller « négocier avec Google une nouvelle rationalité qui n’est pas celle de la singularité », d’« expliquer à Google que le transhumanisme est une irrationalité » [58]. Il faut dissuader Google d’aller plus loin, dans la mauvaise direction, celle d’une raison impure, à l’opposé de celle de Kant. Et d’ailleurs il est possible de convaincre cette « entreprise dans laquelle il y a beaucoup de gens rationnels ; elle devra évoluer vers une plus grande rationalité, et elle n’y est pas fermée » [59]. Et Stiegler d’annoncer qu’il s’apprête à rendre visite à Google en Californie quelques mois plus tard (sans doute sur invitation de l’entreprise).
Mais le prophétisme – discours et velléité d’action – ne s’arrête pas là. Le verbe stieglérien flirte avec une forme de discours technoprophétique. De manière plus générale, nous avons déjà souligné une symétrie argumentative qui peut exister entre une technophobie (critique radicale de la technique) et un technoprophétisme (exaltation radicale de la technique) [60]. Stiegler, quant à lui, ne se réclame ni d’un « camp » ni de l’autre (quoiqu’il soit volontiers plus critique ces derniers temps – remplissage d’un créneau médiatique que « la cité appelle de ses vœux [61] » ) ; mais la similitude de sa prose avec le camp technoprophétique apparaît, par exemple quand il se relit à l’aune du temps :
Et en 1987 j’avais fait une exposition au Centre Pompidou, qui s’appelait « Mémoires du futur », dans laquelle je disais : « Au 21e siècle, tout sera en réseau. Les gens accéderont à des tas de fonctions et ils pourront manipuler des images, faire des journaux, etc » Ça apparaissait totalement utopique pour les gens généreux et absolument fantaisiste pour les gens qui me prenaient pour un fou. Et c’est ce qui se passe aujourd’hui [62].
On connaît la valeur de ce type de relectures, qui est un genre : il omet la plupart du temps de rappeler les prédictions totalement irréalisées, comme il isole exagérément une personne qui aurait prêché dans le désert contre tous… On pourrait là aussi retrouver des « précurseurs » bien plus précoces [63] ; mais surtout, en 1987, ces idées étaient dans l’air du temps chez les analystes et prospectivistes, et par ailleurs elles étaient en cours de réalisation (existaient le minitel, et les premiers réseaux de données) – ce qui relativise la « préscience ». Si l’on considère que souvent en science, avant une découverte, les idées étaient « dans l’air du temps » – que dire alors en prospective, dont la fonction est de le humer ? Par ailleurs, une découverte scientifique nécessite d’être formalisée mathématiquement (c’est souvent le mérite de « l’inventeur », au final), alors qu’en sciences humaines, un discours peut être suffisamment vague pour prêter à plusieurs interprétations, surtout rétrospectivement… Et même le terme prédictif (qu’on utilise par exemple pour une théorie physique) est bien plus fort en sciences exactes qu’en sciences humaines – en tout cas dans celle de la prospective.
On pourrait de fait rattacher Stiegler à une forme de prospective à la française, née dans les années 1950 avec le philosophe Gaston Berger (1896-1960) [64]. Celle-ci a l’ambition de penser le futur non comme la science-fiction le rêve, mais de manière rationnelle, nourrie des « retours terrains », ceux d’une boucle de rétroaction de type cybernétique – science cybernétique dont étaient fortement imprégnés les pionniers de la prospective. Elle a l’ambition de conduire la technique, de dire ce qu’elle sera – Stiegler ne fait pas autre chose dans sa prédiction ci-dessus.
Ce flirt stieglérien avec la prospective peut être étayé par un autre élément : les études qu’il cite émanent systématiquement, sans aucune prise de recul, des sociétés de consultants à vocation prospectiviste (la prospective jouant là un rôle de vernis scientifique recouvrant des études de marketing). Ainsi est mise systématiquement à contribution, sans aucun recul, l’étude Roland Berger de 2014 prévoyant que « d’ici 2025 trois millions d’emplois pourraient ainsi disparaître en France » [65] : cette phrase, toujours citée par Stiegler à l’appui de son raisonnement, est aussi une antienne de la presse économique et des discours managériaux. Or, cette étude – comme toutes les autres études similaires [66] – serait à discuter dans le cadre d’une réelle démarche scientifique : d’autant qu’elle est aussi une arme de marketing pour vendre du conseil (« ces emplois vont disparaître, vont être “ubérisés“, travaillez avec nous pour que votre entreprise ne soit pas ubérisée »), Roland Berger étant de ce point de vue fort peu différent de The Family (Nicolas Colin) – pourtant Stiegler prend les dires de l’un pour argent comptant et diabolise inconsidérément ceux de l’autre.
Il est un autre point que Stiegler ne discute pas, pourtant au centre de son discours depuis les attentats et son ouvrage de 2016 : c’est le mot même de disruption [67]. Stiegler nous précise que l’anglicisme a été introduit en France par Jean-Marie Dru [68], sans préciser que Dru est un homme de marketing [69], actuellement président d’une des plus grandes agences mondiales de publicité. S’avère assez déroutante cette propension à citer de la même manière soit les grands philosophes (Nietzche, Husserl,… [70]) dont en effet le pedigree n’a pas besoin d’être décliné, soit des gourous de la communication et de la technologie – ailleurs il est fait référence au techno-leader français Gilles Babinet [71], sans que le positionnement de ces publicistes soit précisé, et sans recul par rapport aux termes qu’ils utilisent, de manière analogue à ce que nous avons noté pour les études.
Cette perméabilité entre discours managérial ou technoprophétique et discours stieglérien, due à l’absence total de recul critique de ce dernier, conduit parfois à des situations cocasses. On n’est pas responsable de qui vous cite, mais il ne manque pas de sel de voir une citation de Stiegler (« L’incurieux, au sens de Bossuet, qui est aussi celui de Proust, c’est celui qui ne prend pas soin […] » [72]) en exergue du chapitre ‘Manager ses équipes ou la Symétrie des attentions au service de la relation client’ d’un livre de management [73] – et censée illustrer l’importance du soin du client…
On voit ainsi se mettre en place une certaine perméabilité entre discours managériaux et discours stieglérien, les premiers s’appropriant certaines parties du second (ce dont Stiegler n’est pas responsable… quoique), et Stiegler ayant de son côté fort peu de recul et d’appréciation critique au regard des discours de publicitaires et technoprophètes. Ce type de porosité peut se comparer avec celle que le philosophe Jacques Chesneaux mentionnait il y a 35 ans à propos des disciples du penseur de l’écologie et critique de la modernité Ivan Illich : « Leur ton est contestataire, plus que leur pratique, car ils font finalement partie du petit monde des aménageurs et des experts ès-modernité. [74] » Cette remarque de Chesneaux est fort subtile : Stiegler, en même temps qu’il prend un recul critique (pas toujours – notamment par rapport à certaines études ou certains termes, comme on l’a vu), n’est-il pas aussi un prophète des temps à venir (fût-ce une Cassandre), en même temps qu’un acteur d’une forme d’« aménagement » de cette modernité ? Il mène des missions pour la Commission européenne (en 1994) [75] ; son association Ars Industrialis a des partenariats avec des entreprises de la haute technologie – ce n’est d’ailleurs pas un hasard qu’elle soit qualifiée de « think tank » [76]. Et depuis 2015 il mène sous l’égide du ministère de la Recherche, avec « des industriels, Orange et Dassault Systèmes » [77] ainsi qu’avec la Communauté de Plaine Commune (Seine Saint-Denis) et son président Patrick Braouezec, un projet dit de recherche-action financé sur fonds publics, intitulé « Plaine Commune – Territoire apprenant contributif » [78] – il s’agit de :
et, sur le volet recherche, de « parvenir à associer de près ou de loin les 400 000 habitants [79] de Plaine Commune à cette démarche de recherche contributive ». On ne peut que souhaiter bonne chance à pareil projet, qui une fois encore fait penser à une utopie, mélange d’utopie sociale du 19e siècle et d’utopie technologique de notre 21e siècle. De manière plus prosaïque quant aux objectifs ci-dessus, ce programme a au moins un objectif concret, d’ailleurs immédiatement mis en place : une chaire de « recherche contributive », adossée à la MSH Paris-Nord. On peut gloser sur les chaires financées par des entreprises dans des grandes écoles, parfois vues comme liées à un capitalisme néo-libéral ; sur les chaires nommées d’après un mécène dans les plus grandes institutions ; sur les chaires créées par le fait du prince, comme dans certaines autres institutions [80]. Cependant on peut s’interroger aussi, avec l’exemple de Plaine Commune, sur ces chaires-là, aux objectifs fort semblables, mais où les entreprises apparaissent en second rideau quoique bien présentes [81], dans un cadre associatif faisant écran – cadre situé politiquement plutôt à gauche, relevant des sciences sociales, avec appel aux fonds publics par voie extraordinaire [82]. La scientificité de ce type de chaires (la MSH ne jouant là que le rôle de « structure hébergeante ») peut et doit être interrogée, notamment quand ce sont les ministres eux-mêmes (lettre de mission du 2 mai 2016 de MM. Macron, Mandon et Placé [83]) qui souhaitent que soit lancée « dès l’automne prochain, une chaire de recherche contributive » [84].
Au-delà de cette interrogation, on peut aussi voir ce type d’initiatives comme relevant d’un académisme convivial, en marge de l’université, réunissant : Stiegler lui-même, qui n’est plus universitaire attaché à un enseignement au sens usuel (la notion de « chaire de recherche associée » appuyée sur une association, ayant bien des avantages sans avoir les inconvénients liés à l’administration des études et de la recherche) ; des représentants d’entreprises restés scientifiques dans l’âme et appréciant ce cadre de recherche-action informel, qui correspond bien à l’évolution de carrière qu’ils ont connue ; la Caisse des Dépôts grande prêtresse des partenariats privé-public – et c’en est un ; jusqu’aux journalistes spécialisés en nouvelles technologies (France-Culture) associés à l’événement et qui en auront une opinion bienveillante. C’est la chaire 3.0, vers laquelle nous devrions tous nous orienter, limitée à la recherche et l’encadrement de doctorants de haut niveau à financement assuré – pourquoi nous embarrasser des étudiants de licence ou de master M1/M2, après tout il restera bien des endroits pour ces formations insipides afin que nous y sélectionnions nos doctorants ?
Pour notre dernière partie, revenons sur notre essai d’étude épistémologique du texte stieglérien, cette fois-ci de manière plus générale que pour le concept de néguentropie, mais en retrouvant des points communs.
Mentionnons d’abord la pratique d’une équivalence étirée de concepts, en complément de ce que nous avons déjà analysé. Dès la première réponse du livre de dialogue avec Ariel Kyrou, on lit « l’économie de l’incurie, que j’appelle en effet parfois l’économie pulsionnelle, ou encore le populisme industriel […] » : on a là trois termes sans rapport apparent autre que dans la phrase, ou la tête de l’auteur – c’est le même procédé que « l’entropie intellectuelle, c’est la crétinisation » [85]. Quant au concept d’incurie, nous lisons plus loin : « L’incurieux, au sens de Bossuet, qui est encore celui de Proust, c’est celui ’qui ne prend pas soin“ […] [le consommateur] n’est pas soigneux. Comme disaient Bossuet et Proust, il est incurieux » [86]. Étrange besoin de mobiliser à chaque occurrence ces deux auteurs – fort dissemblables au demeurant – pour justifier le néologisme d’incurieux (au sens d’incurie, i.e. manque de soin) ; les quelques recherches que nous avons faites sur cet adjectif (il est en effet employé par Proust) montrent surtout un sens inusité de nos jours (non curieux de – par exemple chez Bossuet en effet – , qui ne s’intéresse pas à, qui ne se soucie pas de), mais ce sens-là reste moins fort que le sens que lui donne Stiegler, qui délibérément ne prend pas soin de.
L’emploi de cette locution au sens de est permanent dans l’ouvrage, allant de pair avec ce que j’appelle, ce que nous appelons. Ce dernier peut être suivi d’une locution absconse, non expliquée (ex. « ce que nous appelons le Web herméneutique » [87]). Comme l’équivalence étirée ci-dessus, c’est une figure paresseuse voire cuistre : éviter d’expliquer ces mises en équivalence oiseuses, renvoyer à ses écrits antérieurs [88],… Nous avons vu ce qu’il en était pour la néguentropie « au sens de Schrödinger » ; la locution « capacitation au sens d’Amartya Sen » est employée 4 fois dans le petit ouvrage avant qu’à la toute fin, l’interviewer A. Kyrou ne se décide à formuler (p.108) : « il serait intéressant de rappeler ici qui est Amartya Sen ». Le « au sens de » fonctionne aussi en auto-citation, de la manière suivante : « [le capitalisme] n’investit plus parce qu’il ne croit plus dans l’avenir : il est structurellement cynique. Ou, pour le dire dans le sens d’un de mes livres, il est systémiquement mécréant [89]. » Ici, le terme mécréant n’apporte pas grand’chose à la compréhension – tout au plus Stiegler semble-t-il (s’)assurer (d’)une certaine cohérence dans sa pensée ; en revanche le terme systémiquement mériterait explication, si l’on suppose qu’il apporte quelque chose : sinon c’est une simple redondance du structurellement (donc l’ensemble est finalement une simple répétition).
Le contresens est d’autre part employé sans vergogne : « Les capacités […] produisent de la néguentropie, c’est-à-dire de la singularité » [90]. Encore une équivalence (néguentropie = singularité) peu explicite, mais à vernis scientifique : elle se double d’un quasi-contresens – disons d’une franche possibilité d’induire le lecteur en erreur. Car en effet, la singularité, dans le domaine de l’internet (sa technique, sa sociologie d’usages), c’est, qu’on le veuille ou non, le mot promu par Ray Kurzweil chez Google, qui signifie le moment singulier (toujours repoussé) où la machine sera prétendument plus intelligente que l’homme. Or la thèse de Stiegler – celle de la néguentropie – correspond (grosso modo) à une reprise de pouvoir de l’homme sur l’automatisation, à une désautomatisation (nombreuses occurrences de ce néologisme). Sans doute Stiegler mobilise-t-il une plus ancienne notion de singularité en philosophie (chez Nietzsche, par exemple) : mais que dans le même domaine (les études sur l’internet, ou digital studies dont il se réclame), on puisse employer ainsi le terme au contraire du sens couramment admis est quelque peu désinvolte et trompeur vis-à-vis du lecteur.
En sus des « au sens de », Stiegler mobilise des citations d’auteur, pour en agonir certains et en encenser d’autres – nous l’avons vu pour la néguentropie, à propos de laquelle Wiener ne trouve guère grâce à ses yeux, tandis que Schrödinger est porté au pinacle (bien exagérément eu égard à ce que Stiegler lui fait dire). Est mis au pilori Lévi-Strauss qui – c’est sans doute vrai – s’est appuyé sans trop le citer sur la pensée de son collègue anthropologue Leroi-Gourhan (qui est, comme Simondon et Derrida, un totem pour Stiegler, i.e. un point de référence constant – et peut-être même de la même manière discutable que… Schrödinger [91]). Ce qui donne des attaques amusantes comme :
cette néguanthropologie […], toujours ignorée par un Lévi-Strauss ignorant et censurant délibérément la pensée de Leroi-Gourhan […]
Valéry, Freud et Husserl soulignèrent avant Lévi-Strauss cette duplicité de l’esprit qui était pour les Grecs de l’âge tragique leur lot prométhéen, épiméthéen et herméneutique. Mais à la différence de Lévi-Strauss, ni les Tragiques, ni Valéry, ni Freud, ni Husserl ne déniaient la fécondité néguanthropologique de la noèse et de sa condition organologique [92].
Enfin, nous l’avons vu et Manola Antonioli le souligne également, Stiegler est un « grand inventeur de néologismes ». Ces néologismes portent sur des concepts (néguanthropocène, pharmacologie), censés combler un vide ; mais aussi, plus curieusement, sur des mots bien plus banals pour lesquels un synonyme plus courant ne déparerait pas. Ainsi en est-il de l’incurie (au sens de Stiegler) ; ou des mots encore répertoriés dans la langue française mais dont l’emploi apparaît aujourd’hui totalement passé, comme absentement ou définitoire (nombreuses occurrences). L’on relève aussi des mots créés de toutes pièces, comme idiotité [93] ou prothéticité (de prothèse), ce dernier dans une énumération de synonymes où il n’apporte rien : « […] ils sont condamnés à la prothéticité, à la facticité, à l’artificialité, et, en toutes choses, finalement, à la fiction – c’est-à-dire aussi à l’ὕβρις [94]. »
Résumons-nous. Stiegler a peut-être été un philosophe à la pensée féconde : nous n’avons pas voulu juger de cela (bien que ce que nous ayons lu de ses écrits récents nous laisse dubitatif sur le sujet). Relevant une certaine propension de sa part, depuis 5 ans, à partir dans diverses directions azimutales, nous avons tenté de pratiquer une épistémologie critique de ses récents ouvrages et interventions publiques – celles-ci se sont multipliées ces dernières années, avec l’expansion d’Internet. Nous avons pointé sa pratique extensive du jargon, de l’analogie. Il y a là, depuis quelques années, une dérive que nous ne sommes pas le seul à souligner [95]. Nous avons critiqué d’un point de vue épistémologique les infinies variations stieglériennes sur entropocène et anthropocène. Ce faisant, à propos de la « sortie de l’Anthropocène », nous avons pointé un discours prédicateur, proche des discours prospectivistes et technoprophétiques des partisans de l’avancée humaine par la technologie. Et pointé aussi une proximité financière avec de très grandes entreprises de technologie pour le projet Plaine Commune (ce serait à approfondir pour Ars Industrialis dans son ensemble) – avec, sur le plan universitaire, un questionnement sur la scientificité d’une chaire et d’un projet de recherche déclarés proprio motu.
Restent deux points sur lesquels lancer des pistes d’exploration. Le premier, c’est la personnalité et les affects de Stiegler, qu’il évoque lui-même sans pudeur. Certes, le fameux « je n’est pas scientifique » (var. « le Moi est haïssable ») n’est plus de mise, et on peut en effet souhaiter que soit instillée un peu d’« humanité » dans la science. Un peu, seulement. Aussi est-on étonné de voir certaines incises à la fois personnelles et générales : « Les gens sont malheureux et dépressifs […] Je suis moi-même dépressif et accablé par tout cela » ; « Il se trouve que j’ai une maladie chronique, des problèmes de rhumatisme [sic] liés à mon système immunitaire. Pour me soigner, je prends un médicament à base de morphine, très efficace, mais je deviens dépendant à la morphine, ce qui est encore plus grave que ma maladie. Nous avons besoin de médecins pour nous rappeler les limites des algorithmes [96]. » Dans le dernier ouvrage (2016), un développement (§91, ‘Laroxyl et écriture’ [97]) est consacré à son « état dépressif », sa « pulsion suicidaire » à l’automne 2014, et son médicament antidépresseur. Encore une fois, nous ne souhaitons pas commenter ces considérations : mais que nous apportent-elles à l’appui du propos ? Sans doute, comme l’est la figure du prisonnier de droit commun rédimé par la philosophie [98], est toujours appréciée par une partie de la presse et du public en France, la figure du philosophe dépressif et/ou dépendant aux médications lourdes, et qui malgré tout écrit dans ses moments de lucidité.
Le dernier point restant (pour l’instant ?), dans notre « exercice salutaire de démystification de la production intellectuelle française » [99] visant à démonter, ou au moins d’en montrer certains rouages (forcément entropiques), la « machine philosophique » Stiegler, porte sur son relatif succès médiatique. Comment Bernard Stiegler est-il invité dans de nombreuses conférences, qu’elles soient académiques ou grand public ? Pris comme d’autres dans la spirale de la « dévoration médiatique », qu’apporte-t-il encore dans la production d’idées ? Sinon, son exposition et celle de sa pensée rempliraient-elles une fonction (disons-le : « au sens de Boudon [100] ») dans notre société ? Corrélativement, que révèle son succès médiatique, politique et économique, de la société française contemporaine ? Quant à lui, est-il de ces clercs (scientifiques, philosophes), souvent réputés, qui, passé un certain âge, pris par la dévoration médiatique, infléchissent la rigueur de leur méthode ou de leur pensée pour se laisser aller à des succès faciles face à de nombreux médias – un alterphilosophe, en son cas [101] ? L’avenir dira si la pensée de Stiegler méritera force mentions de type « au sens de Stiegler » de la part de ses successeurs en philosophie. En attendant, on ne peut qu’être conduit à une grande circonspection dans la lecture de ses récents ouvrages et interviews, avec leurs analogies, leurs approximations et leur manque d’appui historique et scientifique sur les notions manipulées. Stiegler n’est peut-être pas mort [102], mais il est possible qu’une partie de sa pensée se soit perdue dans le nuage d’entropie croissante qui nous envahit – et que lui-même s’y soit perdu aussi. Lost in disruption ? Tâchons de ne pas l’être nous-mêmes, et d’exercer notre sens critique, avec Stiegler contre certaines emprises qu’il dénonce parfois à raison, contre Stiegler lorsqu’il les dénonce (ou les exalte, pour d’autres) de manière inconsidérée, lorsqu’il oublie en route la machinerie lourde mais ô combien néguentropique du raisonnement laborieusement construit.