Les lecteurs trouveront ci-dessous un débat avec Alain Caillé suscité par la mise en ligne de Marcel Mauss retrouvé. Origines de l’anthropologie du rythme, Paris, Rhuthmos, 2010, coll. « En ligne », 108 p. Accessible ici.
Jeudi 16 décembre 2010
Cher Pascal,
Je viens juste de pouvoir lire (beaucoup trop vite encore, et en survol, mais ce n’est qu’une première lecture) ton « petit ouvrage » et je veux te dire tout de suite que je le trouve admirable et très convaincant. Il est difficile à te lire de ne pas être persuadé, en effet que autant ou plus que théoricien de la nature intrinsèquement symbolique de la société (Tarot), Mauss est le penseur de sa nature intrinsèquement rythmique. Merci aussi de reprendre en postface la lettre que tu m’adressais après ta lecture de Anthropologie du don et que je crois beaucoup mieux comprendre maintenant. Reste peut-être à boucler avec l’excellente critique des développements de Mauss sur la notion de personne que tu donnes au début. Tu sais que j’ai toujours du mal à comprendre la manière dont tu lies ta théorie du rythme à la question de l’individuation. Mais je ne doute pas que tu seras bientôt aussi éclairant sur ce point que tu l’es dans ce petit livre vraiment épatant.
Bien amicalement,
Alain
Vendredi 17 décembre 2010
Cher Alain,
Merci de ta lecture et de tes appréciations. Je les goûte comme il se doit mais en même temps elles me laissent un peu sur ma faim. D’un côté, tu trouves mon petit texte « admirable et convaincant », mais de l’autre tu ne vois pas, dis-tu, une fois de plus, comment s’articulent l’individuation et les rythmes des corps, du langage et du social. Pour le dire autrement, tu veux bien accepter le fait que Mauss parle sans cesse du et des rythmes, mais tu refuses d’en tirer, avec moi, les conclusions théoriques. Après un petit recul tactique, tu peux ainsi récuser en douceur l’essentiel et ne rien changer à ta propre lecture. Bien entendu chacun fait comme il veut, mais il est quand même bien dommage de ne pas profiter de ce nouvel éclairage, qui à mon avis change beaucoup de choses dans l’idée que nous pouvons nous faire de Mauss.
La résistance que rencontre la relecture rythmique de Mauss s’explique à mon sens par au moins trois raisons :
1. La domination plus ou moins déniée d’’un primat ontologique et logique des individus singuliers et collectifs, des systèmes et des actions, sur les processus d’individuation eux-mêmes et donc sur leur organisation. L’abandon de ce présupposé demande une petite gymnastique intellectuelle qui n’est pas simple car, malgré tous ses efforts pour lutter contre le dualisme, la pensée a une forte tendance à revenir vers les schémas les plus traditionnels. Nous sommes de plus en plus nombreux à dire qu’il faut, comme le demandait Simondon, « partir du milieu », c’est-à-dire des activités des corps-langages-groupes – mais il est bien difficile en fait de s’y tenir. J’ai détaillé assez précisément cette conversion du regard et les rechutes qu’elle peut connaître dans Les Rythmes du politique et quelques autres textes.
2. La domination d’une théorie du langage fondée sur le paradigme sémiotique. La conversion à laquelle je viens de faire allusion ne peut en effet se stabiliser qu’à condition de disposer d’une théorie du langage adéquate, qui tienne compte de tous les acquis du tournant linguistique et des développements de la poétique. Sans théorie du langage, on reste en effet – même quand on pense s’en débarrasser – dans le dualisme (ou dans une oscillation qui y ressemble), car on continue de s’appuyer sur le schéma du signe, qui est l’une de ses matrices fondamentales dans les sciences sociales et la philosophie. C’est la limite de toutes les théories du social, en particulier celle du don, qui ne tiennent pas en compte le langage comme activité ou qui rabattent celui-ci sur la langue. Tu trouveras une analyse fouillée de ces questions dans Fragments d’inconnu dont je regrette qu’il n’ait pas su attirer ton attention.
3. La domination de stratégies anti-dualistes limitées au modèle du cercle herméneutique (version continentale) ou à celui d’une néo-dialectique (version réalisme critique d’Archer et Bhaskar), qui ne font les unes et les autres qu’une partie du chemin nécessaire. Sur ce point, il est clair que ces stratégies ont bien amélioré la situation épistémologique des sciences sociales et de la philosophie, mais il est tout aussi clair qu’elles rencontrent aujourd’hui leurs limites. D’où la nécessité de passer à une nouvelle étape, qui est celle de l’étude des formes d’organisation (des rythmes au sens large de « manière de fluer », de rhuthmos, que je donne à ce mot) des activités corporels, langagières et sociales. Dans les stratégies anti-dualistes actuellement dominantes, les cercles ou les interactions entre individus et entre niveaux sont considérées comme des a priori formels toujours semblables. On ignore leurs spécificités historiques, leurs différentes qualités, leurs manières particulières de fluer. Or, précisément, ces manières déterminent la nature des individus singuliers et collectifs qui émergent lors des processus d’individuation.
Pour éclairer cette question, on peut se référer aux débats qui ont eu lieu depuis une bonne vingtaine d’années au Royaume-Uni, débats que les Français semblent avoir un peu survolés. Comme nous, nos collègues Britanniques ont remarqué que les sciences sociales, la sociologie en particulier, ont généralement cherché au cours de ces dernières décennies à dépasser les dualismes qui les grevaient jusque-là. A cet effet, d’innombrables essais ont été développés à partir de positions intermédiaires – ce que Margaret Archer appelle les central conflation theories. La discussion porte sur la question de savoir si ce type de position implique de concevoir les actions des individus et les systèmes comme de simples aspects d’une même réalité dynamique, comme le fait par exemple Giddens, ou s’il doit réintroduire, pour être viable et permettre des études de terrain, au moins à titre d’hypothèse méthodologique, un dualisme ontologique. Inutile de dire que je me mettrais, pour ma part, du côté de Giddens : je ne crois guère à l’existence séparée des systèmes et des individus, et le concept d’aspect me parle plus que celui d’être. Mais Archer a malgré tout le mérite de remarquer que le changement social ne se produit pas toujours de manière graduelle et souligne l’importance des moments de crise, d’accélération, de basculement. Elle réintroduit ainsi dans le débat sur le « paradigme du milieu » la question du rythme, tout en la réduisant fortement à une problématique binaire et en se fourvoyant dans une réontologisation des principes fondamentaux des sciences sociales. A mon avis, ce que Mauss permet de commencer à penser, en mettant le rythme au centre de ses préoccupations, (mais il n’est pas le seul à son époque, comme je l’ai montré dans Rythmes, pouvoir, mondialisation), c’est précisément la tenue de ces deux points de vue, car le rythme c’est à la fois le mouvant et l’organisation, c’est une manière de fluer qui n’est pas réductible à de simples spirales ou à un écheveau d’interactions sans forme, c’est un concept qui peut permettre de penser les qualités distinctes des différents processus d’individuation.
Je m’arrête ici, en espérant que ces quelques précisions t’auront suffisamment éclairé. Pour bien comprendre les enjeux profonds de la relecture rythmique de Mauss, il faut à mon sens commencer par surmonter ces trois obstacles épistémologiques. Après ça vient tout seul.
Mes amitiés,
Pascal
Vendredi 17 décembre 2010
Cher Pascal
Je crois partager tes trois considérations épistémologiques. Mais ça n’empêche pas que je ne comprends toujours pas comment tu passes concrètement au concept d’individuation (ou à la théorie du sujet). C’est là-dessus, tu le sais, que je bloque depuis longtemps. N’y vois aucune mauvaise volonté. Il me semble qu’il manque un chaînon quelque part. Passé un certain stade, je ne te comprends simplement plus. Sorry. Mais on y arrivera.
Amitiés,
Alain
Vendredi 17 décembre 2010
Cher Alain,
C’est amusant de voir combien on peut ne pas se comprendre. Tu dis partager les trois considérations épistémologiques qui me semblent précisément nous séparer et t’empêcher de saisir de quoi il retourne dans les préoccupations rythmiques de Mauss. Bien entendu, si tu me dis le contraire, je veux bien te croire. Reste toutefois une impression persistante que je n’arrive pas à dissiper : sauf erreur ou ignorance de ma part, il ne me semble pas que la théorie du don que tu proposes soit assise sur une théorie du langage – elle me semble plutôt mobiliser les conceptions sémiotiques classiques ; par ailleurs, je ne savais pas que tu t’étais préoccupé de dépasser les stratégies anti-dualistes herméneutiques et néo-dialectiques en posant la question de la spécificité de l’organisation des activités corporelles, langagières et sociales. Si c’est le cas, je m’en réjouis, car cela voudrait dire que, malgré une incompréhension persistante, tu as très bien compris vers quoi il est nécessaire d’aller : le rythme.
Amitiés,
Pascal
Vendredi 17 décembre 2010
Mais, cher Pascal,
En effet je n’ai pas développé les trois points en question (et guère travaillé sur le langage, outre des conceptions assez classique), et ne prétends nullement les avoir dits à ta place ou avant toi mais je crois les entendre et y acquiescer a priori sous réserve de plus de travail de ma part sur ces points. Tes formulations me semblent éclairantes et convaincantes. Ne m’empêche pas d’être d’accord avec toi...
Bien amicalement,
Alain
PS : Sur l’antidualisme je crois avoir quand même dit deux ou trois choses.
Vendredi 17 décembre 2010
Cher Alain,
Bien entendu, L’Anthropologie du don. Le tiers paradigme et bien d’autres de tes textes sont des travaux qui ont participé utilement à la réflexion générale en cours concernant les meilleurs moyens d’échapper au dualisme. Il faut rendre à César ce qui lui appartient. Dont acte. Cela dit nous ne sommes loin d’en avoir fini avec l’hydre dualiste. On lui voit repousser sans cesse de nouvelles têtes et il serait déjà assez utile de comprendre ce qui rend ce paradigme si vivace dans notre culture intellectuelle. Il serait ensuite encore plus intéressant de prolonger les efforts déjà entrepris, de les considérer dans leur ensemble, d’en tirer l’inspiration essentielle et de les radicaliser – c’est ce que j’essaie de faire pour ma part avec les notions de « rythme » et de « manière de fluer ».
Tout cela est fort intéressant. Serais-tu d’accord pour que je publie sur RHUTHMOS les échanges que nous venons d’avoir ?
Mes amitiés,
Pascal