Simone Weil : La pensée comme résistance – Rythme et cadence

Article publié le 20 juillet 2019
Pour citer cet article : , « Simone Weil : La pensée comme résistance – Rythme et cadence  », Rhuthmos, 20 juillet 2019 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article2423

Ce texte est tiré de la thèse de doctorat de Nadia Taïbi, présentée à l’Université Jean Moulin Lyon 3, le 29 octobre 2007, sous la direction de Jean-Jacques Wunenburger : L’expérience ouvrière de Simone Weil. La philosophie au travail, pp. 28-33. N’ayant pas pu joindre Nadia Taïbi pour lui demander son autorisation, nous espérons qu’elle ne nous en tiendra pas rigueur.


1.1.2. La pensée comme résistance

L’expérience de la vie d’usine telle que Simone Weil la traduit nous paraît révéler ce qu’il faut entendre par penser. Si penser est exercer son jugement et résister à tout ce qui trahit son authenticité, en quoi l’épreuve de l’usine est-elle l’occasion de manifester cet exercice ? Il nous faut, pour répondre, reprendre ce que Simone Weil nomme « le fait capital », qui « n’est pas la souffrance mais l’humiliation [1] ». Le plus important à l’usine, n’est pas ce qui est imposé au corps mais ce que cela produit sur l’âme. L’humiliation naît du traitement réservé à la pensée. Elle révèle, à la manière d’une expérience cruciale, la dépendance où la pensée se trouve à « l’égard des circonstances extérieures ». L’expérience ouvrière permet de tracer les limites par-delà lesquelles on peut se changer « en bête de somme [2] » ; elle met au jour la fragilité du jugement en même temps que son endurance. Exercer la pensée à l’usine est un défi : les conditions de travail imposées supposent de ne pas « céder à la tentation de ne plus penser », bien qu’elle soit « presque invincible [3] ». La pensée se présente donc sous la forme d’un phénomène improbable mais qui, pour cette raison même, ne peut être totalement renfermé par les structures de cette organisation.


a. Rythme et cadence


Taylor ou l’organisation scientifique du travail


L’humiliation subie par la pensée à l’usine apparaît principalement dans la perception du temps. « Le premier détail qui dans une journée rend la servitude sensible c’est la pendule de pointage [4] », résume Simone Weil. Le chronométrage des tâches et des mouvements interdit l’initiative ; inversement, il permet une uniformisation de la production et tend à une amélioration de la productivité. Cette conception du travail à l’usine est celle de la pensée taylorienne, dont Simone Weil reprend les fondements dans une conférence de 1937 intitulée « La Rationalisation [5] ». Elle consiste en l’application de la science à l’utilisation de la force humaine de travail. Le point de départ de la rationalisation est la compréhension des conditions effectives du travail, c’est-à-dire la mesure du temps nécessaire à la réalisation d’une tâche. Reprenant Taylor, Simone Weil maintient que « le temps et le rythme sont les facteurs les plus importants du problème ouvrier [6] ». Pour Taylor, le contrôle du temps par la direction, à partir d’une définition précise de la tâche, doit permettre d’établir une mesure objective du travail. L’organisation scientifique du travail doit imposer sa supériorité sur ce qu’il nomme la méthode « initiative et stimulant [7] », qu’il juge empirique et inefficace. Cette méthode repose sur l’application d’un stimulant « spécial » en fonction de l’effort effectivement accompli par l’ouvrier. Un stimulant devait surtout « être accompagné de cette reconnaissance personnelle et de ces relations cordiales qui ne se rencontrent chez un chef que si celui-ci s’intéresse sincèrement au bien-être de ses subordonnés [8] ».


La méthode « initiative et stimulant » est donc contraire à l’esprit de système que Taylor veut insuffler aux usines. Le travail de l’ouvrier ne doit plus dépendre ni des contingences de sa personnalité, ni de la persuasion des chefs ou du patron. Il doit être au contraire l’effet d’un système où la tâche, seul élément objectif, est au centre. Taylor propose quatre mesures par lesquelles ce système pourrait être réalisé. Premièrement, il faut remplacer les « anciennes méthodes empiriques » par une science ; deuxièmement, « spécialiser, former et entraîner l’ouvrier plutôt que de le laisser choisir son métier comme autrefois et l’apprendre comme il pouvait » ; troisièmement, contrôler que le travail soit bien effectué suivant ces principes (il faudra donc « suivre de près chaque homme ») ; enfin, quatrièmement, partager la tâche entre direction et ouvriers étant entendu que « la direction se charge de tout ce qui dépasse la compétence [9] » des ouvriers. La notion de système est au centre de la perspective de Taylor, elle se fonde sur rationalisation du temps de travail considéré du point de vue global de la productivité de l’entreprise. Le nerf de cette entreprise consiste en la capacité des ouvriers à correspondre à ses exigences en masquant chaque spécificité susceptible de gêner le déroulement du mécanisme de l’ensemble.


Dans cette perspective, le temps de travail doit être à la fois moyen et objectif. Aussi, pour susciter l’adhésion des industriels et des patrons d’usine, Taylor s’appuie sur différentes expériences de chronométrage, jusqu’à démontrer que pour chaque tâche on peut trouver un temps minimum d’exécution, un temps établi d’avance en fonction de la nature du mouvement à accomplir.


Opposition du rythme à la cadence


Simone Weil traduit dans son journal cette réduction du temps par la notion de cadence, c’est-à-dire de « rythme ininterrompu [10] ». Évoquant le travail aux pièces, elle déclare : « Cette succession de leurs gestes n’est pas désignée, dans le langage de l’usine par le mot de rythme mais par celui de cadence, et c’est juste car cette succession est le contraire d’un rythme [11]. » Le rythme implique une appropriation du temps par le sujet, l’expression de sa conscience. Il fait de la pensée une activité et c’est pourquoi il ne peut être ni imposé ni ininterrompu. Suivre un rythme est en effet traduire par des gestes ou des paroles le mouvement de la pensée. Au contraire, la cadence implique de se plier à des contraintes de productivité objective, valables pour tous. Elle s’oppose de ce fait à l’habitude de l’artisan qui progressivement « prend le coup de main », à propos de laquelle on pourrait dire qu’elle « procure une possession du monde [12] ». La structure de l’usine, dont l’expression est contenue dans la division des tâches et le partage du temps, fait de la main un organe stupide. En effet, la division entre la dimension intellectuelle et la dimension physique du travail à l’usine en 1934, aboutit à une négation du travail manuel. Le geste de l’ouvrier n’existe pas pour lui-même, sa signification se trouve à l’extérieur : dans l’assemblage des tâches accomplies par tous, dans le même temps, suivant une logique de production où la pensée disparaît à mesure que la nature collective de la fabrication est promue.


Pour comprendre cette distinction entre le rythme et la cadence, nous pensons pouvoir nous rapporter comme l’a fait Richard Sennett [13], à la perspective de Diderot dans son Paradoxe du comédien comparée à celle de Smith dans La Richesse des nations. Ce rapprochement est éclairant puisqu’il met la question de la place de la pensée au centre de la discussion. Le travail peut être routinier sans perdre sa valeur puisqu’il « n’est pas un jeu », aussi « il est à la fois inévitable et convenable » qu’il y ait en lui « de la monotonie et de l’ennui », à la condition indépassable « qu’il n’empêche pas la pensée de dominer le temps [14] ». À ce titre, Diderot parlait d’une routine bénéfique dans le travail industriel, d’une répétition comparable à celle des tirades que l’acteur récite pour mieux les maîtriser. La répétition des mêmes gestes nous apprend à les adapter, à accélérer ou ralentir, à opérer des variations. « Grâce à la répétition et au rythme, assurait Diderot, l’ouvrier peut réaliser dans le travail l’unité de l’esprit et de la main. [15] » Simone Weil a sans doute la nostalgie d’une telle unité mais elle se serait sûrement aussi accordée à Smith, qui maintient que la division du travail empêche toute appropriation du temps. En effet, l’ouvrier ne peut être comparé à un acteur car il n’est pas maître de son travail. Retenons cette déclaration de Smith : « L’homme qui passe toute sa vie à accomplir un petit nombre d’opérations simples […] devient généralement aussi bête et ignorant qu’une créature humaine peut le devenir. [16] » Or la division du travail en tâches a pour effet nécessaire la substitution de la cadence au rythme. Le rythme convient à l’élaboration d’un produit fini, il implique une projection de la pensée. Au contraire, la cadence sied à la répétition des tâches plutôt que des gestes qu’évoquait Diderot. L’organisation du travail de l’ouvrier autour de l’injonction de « tenir la cadence » enferme la conscience dans la tâche. C’est pourquoi seuls les incidents, un dysfonctionnement mécanique ou une brimade, produisent quelques menus événements ; le sentiment général est que les jours de la vie d’usine se tiennent en une journée. Pour reprendre la métaphore du comédien, la division des tâches produit une répétition sans récitation. L’ouvrier agit mouvement après mouvement sans qu’il puisse faire le récit de ce qu’il entreprend. Il ignore dans quel cadre historique insérer l’activité mécanique qu’il accomplit heure après heure. Diderot pensait au contraire que les routines engendrent des récits, avec l’évolution progressive des règles et des rythmes de travail. Si la cadence n’est pas rythme, c’est donc parce qu’elle définit une routine sans narration possible. Elle implique la séparation de la main et de l’esprit.


Passer du rythme à la cadence n’est pas simplement changer de méthode de travail ; c’est pour Simone Weil empêcher toute forme de travail authentique. Car le travail à l’usine n’est plus une activité, l’accomplissement des tâches conduit au sommeil de la pensée. Le rythme changé en cadence est ininterrompu, ce qui signifie que les gestes doivent être le plus inconscients possibles. Simone Weil décrit en ces termes la contrainte du travail rationalisé : « Ne jamais rien faire, même dans le détail, qui constitue une initiative. Chaque geste est simplement l’exécution d’un ordre. En tout cas pour les manœuvres spécialisés. Sur une machine pour une série de pièces, cinq ou six mouvements simples sont indiqués, qu’il faut répéter à toute allure. [17] » La cadence répond à la volonté de fermer les possibles, d’empêcher toute contingence dans l’accomplissement de la tâche. Cette fermeture pourrait correspondre à des gestes parfaits qui traduiraient un ordre nécessaire. Mais si la cadence est « tout le contraire d’un rythme » ce n’est pas parce qu’elle exprime une belle monotonie, mais une répétition vaine. Cette vanité tient au fait que la cadence imposée n’est nullement l’expression d’un rapport du sujet au monde : elle est subie comme un commandement arbitraire. Or, la vocation du travail est d’exprimer un rapport authentique au monde. Il doit manifester une compréhension des lois nécessaires qui forment le réel. Le rythme du travail devrait exprimer une appropriation du temps telle qu’elle rende compte de cette compréhension. Simone Weil rend hommage en ce sens au travail du paysan, il « fauche vite et bien » et il semble pourtant « prendre tout son temps [18] ». Le rythme fait la beauté d’un geste et semble facile parce qu’il exprime l’attention du travailleur à un ordre nécessaire. C’est pourquoi suivre un rythme implique des « moments d’arrêt brefs comme l’éclair [19] ». Miklös Veto reprend dans son commentaire la comparaison que Simone Weil propose entre la beauté de l’effort du coureur à pied et la disgrâce des mouvements de l’ouvrier à la chaîne : « Les arrêts rythmiques ne rendent pas le mouvement du coureur seulement plus beau mais aussi plus efficace parce qu’ils sont analogues aux activités intellectuelles où les moments de vide comblés par l’attention rendent les pensées qui suivent plus pertinentes et plus nobles. [20] » L’ouvrier ne peut transformer ses gestes en travail.


À l’usine, où il est difficile de préserver l’exercice du jugement, l’ouvrier est donc privé de travail. Cette privation contient l’essence de ce que Simone Weil nomme le « déracinement ». Le travail est naturellement un des milieux ou intermédiaires de « la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle [21] », or, à l’usine, sa forme est pervertie, sa destination tronquée. Pour comprendre ce phénomène, il ne faut pas se contenter de mettre en cause le statut de l’ouvrier mais il faut aussi interroger sa condition, puisque le travail à l’usine est une négation de la pensée.

Notes

[1Journal d’usine. La Condition ouvrière, Gallimard, collection « Folio Essais », Paris, 2002, p. 171.

[2Ibid. p. 104.

[3Ibid. p. 103.

[4Expérience de la vie d’usine, p. 330

[5Ibid., « La Rationalisation », conférence prononcée le 23 février 1937 devant des ouvriers.

[6Ibid., Expérience de la vie d’usine, p. 347.

[7« Pour qu’il puisse espérer obtenir l’initiative de ses hommes, le directeur doit leur apporter un stimulant spécial, lorsqu’ils produisent plus que la moyenne de l’atelier. Ce stimulant peut être donné de différentes manières, sous forme d’espérance d’avancement rapide, de salaire plus élevé (prix forts à la tâche, primes ou bonifications pour travail rapide), sous forme encore de journées plus courtes, de conditions de travail plus agréables. » FW Taylor, Principes d’organisation scientifique des usines, Paris, Revue de métallurgie, 1913, p. 51.

[8Ibid.

[9Ibid., p. 53.

[10Journal d’usine, La Condition ouvrière, op. cit., pp. 121, 124, 149, 151, 179,195.

[11Expérience de la vie d’usine, ibid., p. 337.

[12« Habitude, seconde nature ; meilleure que la première. L’habitude d’un travail procure une possession du monde. Habitude dans le travail. Élimination du « je ». Image parfaite de la vertu. » Cahiers II, Paris, Plon,1953, p. 44.

[13Le sociologue américain Richard Sennett propose cette comparaison dans son essai Le Travail sans qualités, La Flèche, 10\18, 2003.

[14Expérience de la vie d’usine, op.cit., p. 346.

[15Richard Sennett, Le Travail sans qualités, op. cit., pp. 42-43.

[16Adam Smith, Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, PUF, 1995, livre V, p. 877.

[17Deux lettres à Jacques Laffitte, ibid., p. 272

[18Expérience de la vie d’usine, p. 337.

[19Ibid.

[20Miklös Veto, La Métaphysique religieuse de Simone Weil, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 124.

[21Œuvres. Plaidoyer pour une civilisation nouvelle, « Quarto », Gallimard, op. cit., p. 1052.

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