Cher D.,
Si vos raisonnements sont exacts, l’impasse de Foucault sur Humboldt est bien pire que je ne le dis pour ma part [1]. Il a vraiment fait preuve de légèreté et d’une ignorance étonnante de l’histoire de la linguistique. Et il n’a même plus l’excuse d’avoir lu, comme je le crois pour ma part, avec les lunettes de son temps… Je ne sais pas comment vous expliquez ce trou dans son information.
Mais laissons cela pour examiner vos critiques. Tout d’abord, une remarque sur votre introduction. La stratégie de l’aveu que vous y déployez m’a fait sourire. Non pas parce que j’y distinguerais une ficelle rhétorique un peu grosse ou le signe plus subtile d’une pensée retorse – je vous crois bien volontiers quand vous soulignez votre ignorance de Humboldt –, mais pour son inconsistance logique et philosophique. Vous reconnaissez ne rien connaître de celui-ci, et de ses suites chez Saussure et Benveniste, mais cela ne dérange en rien votre raisonnement et c’est même au nom de cette ignorance que vous écartez benoîtement ce qui fait le cœur de ma lecture. Comme beaucoup de foucaldiens à qui j’ai déjà fait les mêmes remarques, vous nous dites : « Puisque je ne connais pas la linguistique du discours et que Foucault l’ignorait également, je ne la prendrai pas en compte dans la discussion. »
En un sens, je vous comprends. Ce genre de lecture a des avantages : il permet de se rassurer sur la consistance de la pensée à laquelle on est attaché ; il rend également assez facile la contre-critique en facilitant le démontage du discours adverse dont on a par avance neutralisé le tranchant. Mais il a aussi de gros défauts : il ne permet pas d’avoir une prise sur Foucault, dans lequel on reste prisonnier ; il amène à rater également ce qui fait l’intérêt de lectures comme la mienne. Étant donné que vous ne faites jamais droit au point de vue de l’énonciation, du discours et des discours (sinon à celui bricolé par Foucault sur une base hyper-positiviste totalement intenable, comme vous l’avez-vous-mêmes noté), cela vous permet de rester sur vos positions, mais en même temps l’enjeu profond dans mon intervention vous échappe.
La difficulté à saisir celui-ci apparaît à de nombreux endroits. Vous me reprochez, par exemple, de mettre dans le même panier le Saussure vu par Foucault et les fondateurs de la grammaire comparée. Saussure, dites-vous aurait ouvert la voie à la conception structuraliste du langage. Il représenterait, de ce point de vue, une réelle coupure avec la grammaire comparée – coupure que Foucault, au demeurant, aurait très peu exploitée puisqu’il aurait rejeté, selon vous, le structuralisme de son époque.
Mais, tout d’abord, en êtes-vous si sûr ? N’êtes-vous pas en train de répéter une leçon trop facilement admise, une doxa d’époque, héritée d’ailleurs de la période du structuralisme triomphant ? Si Saussure est loin, bien évidemment, de ne faire que répéter ses prédécesseurs, il en conserve malgré tout les principaux acquis. N’oubliez pas qu’il a été formé à la grammaire comparée et à la philologie, qu’il a lui-même mené de nombreuses recherches de ce type (voir son Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indo-européennes et sa thèse de doctorat, De l’emploi du génitif absolu en sanskrit) et qu’il a enseigné dix ans la linguistique indo-européenne, puis, pendant quelques années encore, le sanskrit et le lithuanien. N’oubliez pas, pour finir sur ce point, qu’au début du Cours, il rend un rapide hommage à ses prédécesseurs, qu’il est loin de tous rejeter.
Ensuite, il faudrait vraiment que les philosophes relisent Saussure sérieusement et remettent un jour en question un certain nombre des évidences scolaires qu’ils continuent à propager (il est vrai qu’ils ne sont pas les seuls). Vous reprenez, par exemple, sans aucune distance, l’interprétation selon laquelle le principe saussurien qui fait des phonèmes « avant tout des entités oppositives, relatives et négatives » serait gros d’une sémantique selon laquelle « la production de sens s’effectue[rait] sur un mode immanent, interne au code de mise en relation des éléments ». Selon cette interprétation, très courante dans les manuels d’aujourd’hui, Saussure aurait ainsi barré toute référence à la réalité et à l’histoire et enfermé le langage dans l’immanence de la langue.
Or, il n’a fait ni l’un ni l’autre, il a simplement rejeté des théories qui définissaient le langage à partir de la réalité ou de l’histoire. Pour le dire autrement, en posant l’arbitraire radical du signe et en construisant autour sa « théorie du langage », il s’est débarrassé de quelques vieilleries théoriques et a anticipé sur la notion de « sui-référentiel » mise au jour bien plus tard par Benveniste. De même que Saussure n’a pas rompu avec ses prédécesseurs de la manière qu’on le dit, de même il n’annonce pas le structuralisme. La vérité c’est qu’il a été récupéré et déformé par Hjelmslev, Troubetzkoy et Jakobson. Ces auteurs, en fonction des objectifs formalistes qui étaient les leurs, ont déshistoricisé Saussure. Ils l’ont dépouillé de sa puissance théorique profonde, en particulier de sa réflexion sur l’historicité radicale du langage, qui le rapprochait d’une part de certains philosophes (Husserl, Bergson, Dilthey) ou de certains sociologues de son époque (Simmel, Weber), et le plaçait de l’autre sur une ligne de force allant de Humboldt à Benveniste. Tant qu’on n’aura pas vu cela, on continuera à répéter des balivernes qui ont autant de rapport avec Saussure que la gare Termini avec la fontaine de Trevi. Saussure n’est pas un penseur qui renverrait le langage, ni même d’ailleurs la langue, à un simple jeu d’« éléments non signifiants en nombre fini produisant sur un mode immanent des effets de sens ». Chez Saussure, on trouve en premier lieu une réflexion sur le langage ; en deuxième lieu une solution purement opératoire aux apories que rencontre cette réflexion, fondée sur la séparation de la langue et de la parole ; en troisième lieu une redéfinition de la langue sur la base de l’arbitraire radical du signe (et pas la convention comme le disaient nombre de structuralistes), enfin, des notions de système (pas de structure) et de valeur différentielle. C’est l’ensemble de ce circuit qui fait sens. Vous ne pouvez en extraire le dernier élément, comme fait Jean-Claude Milner, et y voir le tout de son apport sans mutiler sa réflexion. Je pense que vous avez une conception de Saussure pré- et dé-formée par le structuralisme dont vous voulez pourtant faire le procès, si j’ai bien compris.
Enfin, je n’ai, pour ma part, jamais dit bien évidemment que Saussure ne faisait que reprendre Bopp, mais que Foucault retrouvait dans Bopp une conception du langage réduite à la langue et excluant le discours, qui lui venait de l’interprétation dominante à son époque de l’œuvre saussurienne. Je n’ai pas dit non plus que Foucault ne faisait que décalquer Lévi-Strauss et que les épistémès seraient construites sur le modèle des structures de l’esprit humain que celui-ci prétendait retrouver. Bien qu’on soit dans les deux cas à la recherche des conditions a priori de la production de la pensée, il est assez évident que Foucault voit ces conditions de manière historique, et qu’elles sont pour lui nombreuses et toujours finies, alors que Lévi-Strauss les conçoit comme des conditions universelles et anhistoriques. Ce n’était donc pas la peine de reprendre longuement ce point, en m’attribuant faussement une position que je ne soutiens pas. Ce que j’ai dit en revanche c’est que, dans le débat qui a eu lieu au cours des années 1950-60 pour savoir s’il faut fonder la théorie du langage sur la langue ou sur le discours, Foucault a choisi son camp : le premier. Rien de plus. C’est en cela qu’il s’est aligné sur la doxa structurale de l’époque, même si techniquement bien des différences, que les commentateurs ne manquent pas de rappeler, avec justesse, le séparent des structuralistes patentés. Certes, il s’est, surtout à partir de 1969, opposer de plus en plus clairement aux structuralistes, mais en 1966 il en partageait la conception du langage.
Le reproche que vous me faites de ne pas définir « le » structuralisme et de mettre des choses si différentes dans un même panier ne tient ainsi que de la suppression de la question que je posais quant au choix de la langue contre le discours. Mon objet n’était ni antiquaire ni érudit. Du reste, si je puis me permettre, je note chez vous quelques hésitations quant à cette fameuse définition. « S’il y a “structuralisme”, dites-vous, il n’est pas réductible à la linguistique structurale. – De ce point de vue, la référence au signe linguistique [vous] paraît trop étroite. » Mais quelques lignes plus loin, vous dites pourtant que « les éléments producteurs du sens ou de “valeur” sont eux-mêmes dénués de sens et de valeurs : les “phonèmes” en sont le paradigme. » Cette lecture, qui fait jouer à plein le paradigme de la langue et du signe, tout en essayant d’en effacer les traces, me semble tout à fait révélatrice de la position à partir de laquelle vous m’avez lu : celle même que je critique chez Foucault. Difficile dès lors de saisir ce que je tentais de dire.
Autre problème de votre lecture, dans la deuxième partie de votre texte : l’absence de toute référence à la poétique non structuraliste. Selon vous, les questions que je poserais seraient les suivantes : « Convient-il de penser les phénomènes de langage en se fondant sur la référence à l’intériorité d’un code, à une auto-référence des signes, ou bien convient-il de rétablir les droits d’une certaine extériorité ? D’autre part, ne convient-il pas de reconnaître certains droits à la subjectivité, ou les droits d’une certaine subjectivité ? » Vous semblez ignorer complètement la théorie de la littérature sur laquelle je m’appuie pour ma part : celle construite, depuis des années, par Meschonnic. Du point de vue de cette poétique, la question ne se pose pas dans les termes binaires que vous utilisez : intériorité d’un code / extériorité ; effets extérieurs de sujet / sujet intérieur. Je ne peux pas ici vous réexpliquer toute la théorie du sujet meschonnicienne. Vous en trouverez une exposition à peu près cohérente dans mon dernier livre Fragments d’inconnu. Pour une histoire du sujet, paru cette année au Cerf. Il est toutefois possible de dire que cette poétique voit dans le langage la possibilité pour les singuliers d’accéder, à travers les instances énonciatives, à la forme universelle mais vide du sujet (donc de manière discontinue et toujours à réaliser de nouveau), mais aussi, à travers la réactualisation des discours, à des transsujets poétiques qui sont toujours spécifiques et remplis d’une expérience historique particulière, mais qui sont simultanément des puissances de subjectivation circulantes toujours grosses de leurs réénonciations potentielles.
Quand je dis que Foucault jette le bébé avec l’eau du bain, c’est donc à ces deux formes d’accession au sujet que je pense. En abandonnant la question de la littérature, Foucault s’est coupé de la seule activité qui nous donne quelque éclairage sur ce qui se passe dans le langage le plus ordinaire et donc dans notre expérience quotidienne. Il ne s’agit donc en rien, comme vous le pensez, de retrouver le sujet traditionnel (opposé à des structures extérieures ou à des énoncés dispersés sur un plan), ni la référence (opposée à une intériorité qui lui ferait face). Vous me faites ce que Han faisait à Foucault : elle lui attribuait la naïveté de retrouver le sujet sartrien ; vous m’attribuez celle d’une position pré-foucaldienne.
Une dernière remarque concernant votre méthode. Vous déployez des analyses purement internes de Foucault, sans appuis extérieurs – « Foucault, dites-vous, de son propre point de vue, n’a nullement le sentiment, quelques 10 ans après, d’avoir balancé le bébé, mais d’avoir mieux ressaisi sa pensée » – et vous prôner – ce sont vos mots – « une lecture non “interprétative” de MC, qui s’en tient à ce qui est effectivement écrit ». Une telle méthode est, me semble-t-il, doublement vouée à l’échec. Non seulement, excusez-moi, on se moque de savoir ce que Foucault pensait « de son propre point de vue » – c’est une question herméneutique du XIXe siècle –, non seulement il est difficile de croire que chaque discours n’aurait qu’un seul sens enveloppé dans ce qui est « effectivement écrit » – le procès de ce genre de positivisme a déjà été fait mille fois –, mais toute analyse interne a l’énorme défaut d’enfermer le commentateur dans ce qu’il lit et celui-ci est finalement plus lu par le texte qu’il examine que l’inverse. Toute proportion gardée, votre position me fait penser à celle de ces religieux qui étudient l’histoire des religions d’un point de vue religieux.
Je me permets donc de vous engager à sauter le pas… et à faire une véritable effort de réflexion sur le langage et la littérature chez Foucault – mais aussi sur le langage et la littérature tout court –, plutôt que d’engager un travail pour prouver que celui-ci n’était pas structuraliste et qu’il préparait une théorie de l’événement, de l’énoncé dispersé et des effets de sujet sans foyer réflexif – ce que tout le monde sait depuis fort longtemps. La question n’est pas, à mon sens, de rétablir la vérité sur Foucault, pour autant que celle-ci ait été ignorée, mais de savoir ce que nous pouvons faire de ces outils dont vous parlez, de leur qualités critiques mais aussi de leurs limites.
Vous dites, pour finir et en laissant entendre que vous trouvez cela bien, que « Foucault n’a pas fondamentalement besoin d’une pensée de l’art pour penser le transcendantal historique et [qu’il] a largué la référence au « langage » au profit du « discours » ». D’abord, cela n’est pas tout à fait vrai comme le montre la réémergence, fugace mais pas moins révélatrice de ce besoin que vous lui refusez, de la question du poème dans « la vie des hommes infâmes » (1977) et dans quelques autres textes dispersés. Ensuite, il est clair que les notions d’énoncé, de dispersion, d’effets de subjectivation, tout ce positivisme heureux de L’Archéologie du savoir, imposent des limites si fortes à toute théorie de la subjectivation qu’il s’en est vite débarrassé dans les années 1970 et qu’il a lui-même développé, à la fin de sa vie, de nouveau principes comme celui de « problématisation », qui réintroduisaient en creux la question du discours – et cette fois au sens humboldtien d’activité. Foucault n’était pas loin de renouer avec la question poétique ; il en a été empêché par la mort mais aussi par les concepts datés et inutilisables qu’il a alors convoqués : l’esthétisation de l’existence, faire de sa vie une œuvre d’art, etc. À quoi Dreyfus et Rabinow répondaient avec beaucoup de bon sens qu’il n’y avait pas un seul étudiant à Berkeley qui n’avait chaque matin cette idée en tête en prenant son petit déjeuner…
Mes amitiés, etc.
Paris, le 5 octobre 2010