Le rythme de la liberté – Jean-Marie Guyau et la suggestion identitaire

Jean-Paul Lambert
Article publié le 5 avril 2011
Pour citer cet article : Jean-Paul Lambert , « Le rythme de la liberté – Jean-Marie Guyau et la suggestion identitaire  », Rhuthmos, 5 avril 2011 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article318

Dans Éducation et Hérédité [1], Jean-Marie Guyau (1854-1888) affronte l’antinomie fondatrice de la notion d’identité. L’éducation postule en effet la possibilité de modifier ce dont le sujet se fait « un propre ». Elle relève d’une pratique. L’hérédité limite chacun aux frontières qu’il tient de son milieu ou de ses gènes. Sa construction est donnée. À l’interface, la façon dont le moi s’explique devant les autres ou à lui-même.

« Notre moi n’est qu’une approximation, une sorte de suggestion permanente ; il n’existe pas, il se fait, et il ne sera jamais achevé. Nous ne réussirons jamais à ramener à une unité complète, à subordonner à une pensée ou volonté centrale tous les systèmes d’idées et de tendance qui luttent en nous pour l’existence. Toute vie est une déformation, une déséquilibration, poursuivant, il est vrai, une forme nouvelle et un nouvel équilibre. Les malades chez lesquels la personnalité se dédouble, devient même triple, nous offrent, avec un grossissement, le phénomène qui se passe couramment en nous-mêmes : la coexistence de plusieurs centres d’attraction dans notre conscience, de plusieurs courants qui nous traversent et dont chacun, s’il n’était plus limité par un autre courant, nous submergerait et nous emporterait. Notre moi n’est qu’une ligne de partage entre ces courants divers de pensée et d’action qui nous traversent. Au fond de chacun de nous il y a plusieurs moi dont l’équilibre mouvant constitue ce que nous croyons être notre vrai moi, et qui n’est en somme que notre moi passé, la figure dessinée par la moyenne de nos actions et pensées antécédentes, l’ombre que nous laissons derrière nous dans la vie. Ce moi-là n’est le nôtre que selon la mesure où notre passé détermine notre avenir ; et rien n’est plus variable que cette détermination de l’avenir d’un être par son passé. Notre corps, il est vrai, nous sert de point de repère, c’est la base de notre personnalité. Mais le corps n’est lui-même pour nous qu’un système de perceptions, conséquemment de sensations, qui, à un point de vue plus profond, se réduisent à un système de tendances favorisées ou contrariées : notre corps est constitué par une coordination d’appétits de toutes sortes dans un équilibre instable ; il n’est que le rythme suivant lequel ces appétits se balancent. Sans la loi de l’habitude et de l’économie de la force, par laquelle un être tend toujours à se répéter lui-même, à projeter en avant sa propre image, à reproduire son passé dans son avenir, nous perdrions notre moi à chacun de nos mouvements, nous serions sans cesse à la recherche de nous-mêmes. Notre moi est donc une idée, et une « idée-force » qui maintient notre identité sans cesse menacée de disparaître dans les phénomènes particuliers et présents ; c’est un groupement régulier de possibles conscients ou subconscients. Ce que nous désignons sous le nom d’état de repos, ce sont ces moments où ces possibles se font équilibre. L’action est la rupture de cet équilibre, et comme toute rupture d’équilibre exige un effort, il faut toujours que le possible qui l’emporte triomphe d’une certaine résistance pour mettre la machine en mouvement : nous sentons cette résistance, et c’est pourquoi le début de toute action volontaire a toujours quelque chose de pénible. En même temps, tout effort volontaire est un germe d’énergie morale, une éducation, un commencement de constitution morale dans le sujet, abstraction faite de l’objet auquel il s’applique. [2] »

Un siècle plus tard exactement, Antonio Damasio reprend la même intuition et l’expose en suivant le même plan. Après avoir lui aussi évoqué les personnalités multiples, il focalise son attention sur « le corps » : « Lorsque nous découvrons de quoi nous sommes faits et comment nous sommes assemblés, nous découvrons un processus sans fin de construction et de démolition […] Il est stupéfiant que nous ayons le moins du monde un sentiment de soi, que nous ayons […] une certaine continuité de structure et de fonction qui constitue l’identité, certains traits stables de comportement que nous appelons une personnalité. [3] »


Là où Guyau parle de coordination d’appétits, d’effort, de représentations d’actions, Damasio recourt à ce qu’il appelle l’agentivité, un potentiel d’activité mobilisé, interprété en fonction d’expériences passées. De l’un à l’autre la connaissance des phénomènes constitutifs tels que mémoire, émotion, décision, renouvellement, usure, ont beaucoup progressé, sans toutefois que le microscope, la chimie, l’imagerie cérébrale, la génétique dissipent le mystère de la « bonne forme » prise, choisie par notre identité.


Guyau peut toutefois encore nous enrichir. D’un certain étonnement, déjà. Notre moi n’existe pas, il se fait. Et voilà comment cinquante ans avant qui vous savez, l’existence précéda l’essence. Mais pour Guyau, nominaliste convaincu, qu’on fasse « être » les gens, les choses ou se fasse être, l’affaire est depuis longtemps classée. Lui importe, par contre, la façon dont ces « êtres » en viennent à exister. Le moi, par exemple, à la fois sujet et objet, se fait au rythme des choix qu’il opère et que j’assume – ou que j’opère et qu’il assume [4]. Des choix qui nous conduisent dans un monde que nous réalisons par là-même et qui nous réalise aussi. Dont la réalité se fait d’autant plus nôtre qu’elle demande un effort [5]. Un effort que Guyau pense en sociologue. Solipsisme exclu. La « petite fabrique de soi » [6] se fait en ou de concert.


Approximation constante, donc. Mais Guyau ne s’en tient pas là. Attention : approximation suggérée, dit-il. Voyons cela de plus près.


Le premier chapitre d’Éducation et Hérédité s’intitule « La suggestion et l’éducation comme modificateurs de l’instinct moral ». La « suggestion nerveuse », l’hypnose, est alors en vogue. Tirant un parti audacieux de Charcot et Cie, Guyau en vient à conclure que « la société est une suggestion réciproque ». N’est-ce pas ce qui s’appelle ouvrir la boîte de Pandore ? Suggérer par l’exemple certains comportements de base qui font l’identité pratique, passe encore [7]. Mais les principes, les valeurs ? Ne sont-ils retenus eux aussi, comme de vulgaires objets, qu’en raison de leur force suggestive ? Pour Guyau, aucun doute. Parmi bien d’autres citations possibles allant dans le même sens, celle-ci : « De même que l’idée de liberté nous détermine à agir comme si nous étions libres, l’idée de l’amour nous invite à agir comme si les autres nous aimaient et comme si nous les aimions réellement. » Admettons. Mais d’où, de quoi cette suggestion intériorisée tient-elle sa force ?


Réponse au chapitre II, 3 : « Pouvoir engendrant devoir ». Ce n’est pas parce que les choses auxquelles nous croyons sont vraies que nous les devons, mais parce que notre pouvoir, en les rencontrant, s’épanouit dans la joie : « L’action morale est […] comme le son qui éveille en nous le plus d’harmoniques, les vibrations les plus durables en même temps que les plus riches. [8] » De là à voir dans l’obligation morale une obsession raisonnée, qui s’ordonne autour de « joies » ou « jouissances » à travers lesquelles « nous sentons, nous éprouvons, comme dirait Spinoza, que notre personnalité peut se développer toujours davantage, que nous sommes nous-mêmes infinis pour nous, que notre objet d’activité le plus sûr est l’universel » [9].


La petite cuisine de l’humaine identité ne doit pas seulement sa réussite, toujours provisoire, à la synthèse qu’elle opère à partir d’ingrédients et temps de cuisson divers. Elle la doit aussi aux idées qu’elle suggère, dont elle donne le goût, qui cherchent une force, un ordre, leur force, leur ordre, dans l’anomie générale, une anomie de fait. Par là-même elle ordonne, engage, s’engage, contracte avec les « spéculations » [10] qu’elle risque au sujet de ce qu’il en « est » des autres, des choses, des puissances supérieures, de soi. Des spéculations qui participent idéalement, esthétiquement, de son propre.


L’homme engage l’humain, dira sobrement Sartre. Il arrive, hélas, que le dialogue avec les êtres que l’esprit crée se change en monologue, repris par un chœur unanime. Il cesse tout à coup de suggérer. Il ne « spécule » plus. Je n’ai plus rien à apprendre, même pas de mon hérédité. Mon rythme prend une régularité mortelle [11]. Je suis au double sens de suivre et d’être – autant dire un autre. L’homme encage l’humain. Le réalisme a pris le dessus. Devoir précédant pouvoir : l’identité assujettie.

Notes

[1J.-M. Guyau, Éducation et Hérédité. Étude sociologique, Paris, Alcan, 1899.

[2J.-M. Guyau, ch. II, « Genèse de l’instinct moral, part de l’hérédité, des idées et de l’éducation », Éducation et Hérédité. Étude sociologique, op. cit., p. 46-47. Italiques de Guyau. Gras introduits par nous.

[3A. Damasio, Le Sentiment même de soi, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 148-151.

[4Allusion probable à Héraclite, Panta rhéï, « tout s’écoule », « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Le grec, dont Guyau a une maîtrise parfaite, connote « un rythme ». Le pendule est utilisé p. 54 et suivantes, comme métaphore pour introduire au dessin d’une « forme » qui dépasse le sujet : « Chacune des oscillations de la vie individuelle laisse derrière elle un reflet de l’universel : la vie, en gravant dans le temps et dans l’espace sa propre histoire intérieure, y grave l’histoire du monde. » Sur la demande de Guyau, ce passage figure en note dans la réédition de L’esquisse d’une Morale sans obligation ni sanction (1re éd. 1867), p. 98-101.

[5Point sur lequel Maine de Biran (1866-1824) s’est longuement attardé – le cogito biranien est un volo.

[6J.-C. Kaufmann, L’Invention de soi, Paris, Armand Colin, 2004.

[7C. Lévi-Strauss, « Préface », in M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. XIV.

[8J.-M. Guyau, Éducation et Hérédité. Étude sociologique, op. cit.

[9J.-M. Guyau, Éducation et Hérédité. Étude sociologique, op. cit. Citons deux autres passages allant dans le même sens et d’inspiration plus franchement sociologique : « Tout être qui n’est pas monocellulaire est sûr de posséder quelque chose de bon, puisqu’il est une société embryonnaire, et qu’une société ne subsiste pas sans un certain équilibre, une balance mutuelle des activités. » Plus loin : « Celui-là est le meilleur qui a le plus conscience de sa solidarité avec les autres êtres et avec le Tout. »

[10J.-M. Guyau, L’Irréligion de l’avenir, Paris, 1887, notamment p. 328.

[11Nos derniers battements de cœur sont, dit-on, d’une parfaite régularité.

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