Nous remercions chaleureusement Manuela Ivone Cunha et la revue Terrain. Revue d’ethnologie de l’Europe de nous avoir autorisés à reproduire ce texte. Celui-ci a déjà paru dans Terrain, N° 29, 1997, p. 59-68 et été mis en ligne ici.
Résumé : Le temps est une référence omniprésente de la vie en prison, l’un et l’autre étant parfois assimilés. L’emprisonnement entraîne un changement du rapport à un temps qui devient plus objectivé. Multiforme, ce rapport varie selon les diverses périodisations mises en œuvres par les détenues. Présent, passé et futur deviennent des réalités discontinues. Le passé et le futur n’étant situables que dans la temporalité extra-carcérale, le présent pénitentiaire apparaît comme un temps non progressif, où s’écoule une durée indifférenciée. Celle-ci est scandée non par des unités calendaires en tant que telles, mais par les moments périodiques reliant les détenues à l’extérieur. Le mode d’estimation du temps varie selon les étapes de progression dans la peine, le temps vécu semblant se contracter ou se dilater. Mais si le temps en prison est perçu comme problème, c’est parce qu’à l’extérieur, le monde change à un autre rythme.
Mots clés : Portugal, femmes, prison, temps
Presque dix ans après ma première recherche à l’établissement pénitentiaire de Tires [1], je viens de retourner sur le terrain : c’est presque en vain que je cherche dans les fichiers la présence des anciennes détenues que j’avais alors rencontrées. Je réalise que « mon temps » a passé vite. Il me semble pourtant que c’était hier. Il est vrai qu’au Portugal la limite maximale des peines de prison était encore récemment de vingt années et que différentes condamnations ne s’additionnent pas de façon arithmétique. De plus, une liberté conditionnelle peut normalement être accordée après la moitié de la peine. Voilà qui explique le renouvellement complet de la population d’un établissement qui a connu d’autres importants changements en raison notamment de modifications dans la législation, du remplacement de la presque totalité du personnel dirigeant et technique, de l’agrandissement des installations. Mais l’évolution la plus notable consiste surtout en une augmentation considérable du nombre de prisonnières : moins de 200 il y a dix ans, elles sont aujourd’hui environ 900, condamnées dans leur grande majorité pour trafic de stupéfiants et pour des crimes associés à la toxicomanie.
Ces transformations ont d’ailleurs en partie motivé mon retour sur un terrain que je retrouve donc marqué par le passage du temps [2]. Cette nouvelle recherche n’étant toutefois qu’à son début, c’est encore du temps de mon séjour antérieur qu’il va être question dans cet article. Il sera exprimé au travers d’un temps verbal de convention – le présent ethnographique –, auquel échoit d’ordinaire la fonction rhétorique de renforcer l’autorité documentaire des descriptions offertes par un texte. Mais ici ce présent ethnographique ne parvient pas à occulter le fait qu’il fonctionne également, dans une certaine mesure, selon un mode fictionnel : la réalité qu’il affirme présente s’est évanouie en se modifiant profondément. Aux yeux de l’ethnographe reprenant aujourd’hui l’observation d’un terrain qui lui paraît nouveau, ce présent ethnographique semble presque aussi figé que l’est le présent carcéral pour les détenues. Car leur temps, à la différence du mien et de celui des membres du personnel de la prison (dont je ne m’occuperai pas ici), n’a pas « passé vite ».
« Dehors je passais le temps, ici c’est le temps qui me passe » : d’une situation à l’autre, de la liberté à la réclusion, le temps s’est transformé de contexte en agent, tandis que la détenue qui s’exprimait ainsi a été transformée d’agent en sujet passif. Imprégnant auparavant la vie quotidienne, le temps, avec l’incarcération, s’est aussi transformé en objet distinct, en chose qu’on mesure, qu’on compte, qu’on calcule, qu’on évalue : un quart de la peine, la moitié de la peine, les deux tiers de la peine ; deux procès en instance, deux ans pour chacun, avec le cumul des peines [3] ça fait trois ans, moins six mois de remise, une amnistie pour l’élection du président de la République, peut-être une autre à l’occasion de la visite du pape...
Pourtant, il semble qu’il serait spécialement difficile de faire du « temps » le thème spécifique d’une étude sur la prison, à la différence d’autres aspects de la vie carcérale. Le « temps » est en effet indissociable de la « prison » : la longueur d’une sentence est exprimée en mois, en années de vie recluse. Le temps englobe cette vie, c’est sa référence omniprésente, à tel point que l’un et l’autre semblent être assimilés dans la langue portugaise, qui désigne l’accomplissement de la peine par l’expression cumprir tempo (c’est-à-dire, littéralement, « accomplir », « réaliser du temps » : tirer son temps, qu’en anglais on traduirait de façon encore plus éloquente par to do time, « faire du temps »). Ainsi, une prisonnière qui m’avait spontanément proposé d’écrire sur « le temps en prison » ne parvenait en fait à parler que de son expérience de la vie pénitentiaire ; c’était en vain qu’elle essayait, à chaque paragraphe, de revenir à son thème.
Il est néanmoins possible d’aborder sous plusieurs registres la temporalité carcérale. Cette dernière expression ne suggère pas l’existence, en prison, d’une conceptualisation spécifique du temps. Elle n’a donc aucune implication de type cognitif et désigne simplement les façons dont, dans ce milieu, le rapport au temps est vécu et représenté. Comme le dit Alfred Gell, « le temps est toujours le même, mais c’est de différentes manières que le temps devient important dans les affaires humaines » (1992 : 315). Multiforme, ce rapport au temps présente des aspects différents et on s’aperçoit qu’il varie en fonction des diverses périodisations mises en œuvre par les détenues tout au long de leur incarcération.
Passé, présent, futur
Il faut d’abord prendre en compte l’intervalle de temps que représente la totalité de la peine. Les détenues soulignent moins la notion de « durée limitée » que celle d’« interruption » – interruption d’un parcours de vie – signifiant ainsi une discontinuité par rapport au passé et au futur. Comme s’il s’agissait d’une parenthèse, la durée de la peine est spécialement accentué dans le contexte carcéral : c’est le type de langage que Gell qualifie de « réificateur du temps » et qui correspond à un régime temporel plus objectivé que vécu. Par cette réification, le temps apparaît non comme une dimension, note Gell, mais comme une ressource aux quantités variables : « Le temps par lui-même, et sans la participation des choses, n’est pas une ressource qu’on peut économiser ou détourner d’une utilisation vers une autre, comme s’il était quelque ressource éthérée à l’image du soleil. N’étant pas une entité économisable, il n’a pas de valeur » (1992 : 213). En prison, le temps est bel et bien perçu comme une valeur, au point de jouer un important rôle dans les modes de constitution de la sociabilité locale. Ainsi la durée de la détention est-elle prise en compte comme un atout ou un handicap, au même titre que d’autres critères, dans la décision d’entamer une relation d’amitié avec une codétenue ou de s’y investir fortement : une prisonnière purgeant dix ans de réclusion évitera par principe (bien qu’en n’y arrivant pas toujours) de se lier d’amitié avec une autre qui serait condamnée à une courte peine.
Les visites et les fêtes
Il a été question jusqu’à présent de la temporalité carcérale considérée comme une durée homogène. Cette homogénéité découle, d’une part, de la relative indifférenciation des diverses activités rythmant le passage de chaque journée : puisque le travail et le loisir, on l’a vu, sont inclus dans une même logique, le passage de l’un à l’autre n’introduit pas, dans le contexte du quotidien carcéral, une variation du même ordre que celle qu’elle provoque dans la perception de la temporalité « à l’extérieur ». L’homogénéité est suscitée aussi, d’autre part, par l’indistinction entre les journées. En général, dans le folklore et les clichés relatifs à l’univers pénitentiaire, celles-ci ne se traduisent que par des traits non datés gribouillés avec des moyens de fortune sur le mur de la cellule, rappelant l’image du calendrier de Robinson Crusoé. Or, dans l’établissement de Tires, ce mode d’inscription du temps n’est pas commun, pas plus sur les murs que dans les agendas. Si les journées restent des unités calendaires importantes en elles-mêmes, leur succession n’est pas notée de façon séquentielle, l’une après l’autre, trait après trait – « Si je le faisais je deviendrais folle, je remarquerais tous les jours le temps qu’il me reste encore à tenir... Je laisse passer, comme ça je me rends moins compte. » En matière de notation et de comptabilisation de la progression temporelle, les mois et, dans une moindre mesure, les années ne représentent plus des unités de périodisation saillantes. La totalité de la peine n’est pas décomposée en de telles périodes, mais en quarts, en moitiés, en deux tiers. Ces fractions correspondent à des moments à partir desquels les détenues acquièrent la possibilité de faire la demande – au résultat incertain – d’une sortie temporaire, de l’accès à un régime carcéral plus ouvert, d’une liberté conditionnelle.
Les semaines, ou plutôt les week-ends, demeurent en prison des marqueurs saillants du cours de l’existence. Cependant, ils ne conservent pas cette qualité en tant qu’unités « données » de mesure du temps et de sa progression, mais parce qu’ils sont les seuls moments récurrents individualisés ou personnalisés. Les week-ends sont en effet le moment normal des visites prévu par le règlement. Pour les détenues qui ne reçoivent pas de visites [4], l’illusion d’un « temps à part », d’un présent éternel, est encore plus pesante. Pour les plus heureuses, le contact hebdomadaire avec la famille et les amis imprime un certain rythme à cette durée. De plus, l’impact de ces événements dans la scansion du temps ne se limite pas aux moments de leur occurrence. Ils ne sont que les points culminants d’une progression qui s’étale sur toute la semaine précédente et décroît au long de la semaine suivante : les jours antérieurs on se prépare (ce qu’on dira, ce qu’on demandera d’apporter lors de la visite suivante, comment on s’embellira), on se concentre dans leur anticipation ; les jours suivants on les commente, on s’accroche à leur souvenir, ils retentissent encore. Ils produisent ainsi sur la temporalité cet « effet accordéon » que mentionnent, entre autres, Cohen et Taylor (1974 : 99).
D’autres événements récurrents, comme les fêtes de Noël, ont un effet semblable. Il faut ici remarquer que les seuls moments périodiques qui entrecoupent de façon marquante pour les détenues l’homogénéité du régime temporel de la prison sont des points calendaires articulés sur le monde extérieur. Ainsi, c’est par le biais de la répétition des visites, et non en elle-même, en tant qu’unité de temps du calendrier, que la semaine parvient à constituer une périodisation pertinente de la vie dans la prison. A l’inverse, aucun événement ne scande le rythme mensuel : le mois ne ressort pas, ou seulement en une faible mesure, comme segment temporel. De la même manière que les visites, les fêtes annuelles qui signalent des occasions célébrées ailleurs (Noël, par exemple) apportent des fragments du monde extérieur dans la prison, notamment grâce aux artistes de variétés qui viennent s’y produire. De plus, les détenues sont alors autorisées – dans une certaine mesure – à se livrer à des comportements normalement réservés à la vie libre : la consommation de boissons alcoolisées ; des relations avec le personnel exemptes des marqueurs habituels de la hiérarchie ; un contact plus direct avec le personnel dirigeant de l’établissement, voire avec des hauts représentants du système judiciaire, en évitant le filtre habituellement obligatoire du long processus bureaucratique des demandes formelles. Les fêtes et les visites introduisent ainsi une discontinuité dans la durée carcérale qui, à ces moments-là, ne constitue plus tout à fait un « temps à part ».
Évaluer le temps qui passe
Les différentes manières selon lesquelles les détenues évaluent le temps qui s’écoule sont un aspect important de la temporalité carcérale. Selon les diverses circonstances et les phases de progression dans la peine, le temps vécu semble se contracter ou se dilater par rapport au temps de l’horloge. Dans une durée globalement très répétitive et vide de sens (même si elle peut être ponctuée par les quelques moments forts décrits ci-dessus), le temps paraît se ralentir, la durée estimée excédant alors la durée « réelle », c’est-à-dire chronométrique. Mais dans le domaine de la perception temporelle, la psychologie a aussi montré ce que Thomas Mann avait déjà suggéré dans La Montagne magique : de telles périodes de temps monotone s’accélèrent dans la mémoire ; c’est-à-dire qu’une fois transposées dans le passé du souvenir ces périodes se rétrécissent. Or, comme l’a remarqué Hans Toch (1992 : 28), ces mouvements contradictoires de ralentissement et d’accélération « conspirent contre les prisonniers » : « Si le temps en prison est psychologiquement plus long que la condamnation chronologique du détenu, sa punition excède ce que prescrit la sentence. Et si le temps en prison paraît plus court rétrospectivement, l’effet dissuasif de l’emprisonnement est réduit. »
Mais les modes d’estimation du temps varient aussi selon les différentes étapes que l’on peut distinguer dans l’ensemble de la durée de la détention. Cette variation découle en partie des divers sens que les prisonnières attribuent successivement à leur peine. Trois cycles, dont la durée est différente pour chacune d’entre elles, paraissent se succéder de façon récurrente dans l’ensemble de la population de l’établissement [5]. Lors d’une première phase, qui correspond au début de l’incarcération, les détenues expriment de vifs sentiments de révolte, accompagnés d’un démontage déculpabilisant de leur crime – quand elles acceptent de la qualifier comme tel, ou qu’elles admettent l’avoir commis. Elles se sentent injustement punies par la longueur de leur sentence ainsi que par l’attribution de l’étiquette de délinquante. Mais tandis qu’elles ne se reconnaissent pas du tout dans cette dernière identité, elles l’utilisent en revanche afin de définir leurs codétenues, dont elles tiennent à se distinguer. Elles refusent aussi les petits arbitraires de la vie carcérale, rendus intolérables par la grande expectative qu’elles entretiennent quant à la droiture idéale des « justiciers », depuis les juges jusqu’aux gardiennes. Ce sentiment d’une hostilité généralisée à leur encontre est renforcé par les caractéristiques propres au premier stade d’un type de régime pénitentiaire qui est connu sous le nom de « système progressif » (Cunha 1994 : 30-34).
Selon ce système, l’exécution de la peine est répartie en trois phases, l’accès à la dernière (un régime de confiance, ou la liberté conditionnelle) dépendant du comportement de la détenue. Pendant la première phase, c’est-à-dire la « période d’observation », qui précède le régime de vie en commun pendant la journée et d’isolement en cellule la nuit [6], les prisonnières sont supposées rester en isolement continu. Lors de la création de l’établissement en 1954, cette période, d’une durée variable ne dépassant pas quelques semaines, était destinée à permettre l’examen de la nouvelle venue par divers membres du personnel (médecin, assistante sociale, éducatrice), à la suite duquel la détenue était affectée à la section pénitentiaire jugée lui convenir le mieux. Aujourd’hui, le manque de personnel spécialisé a réduit l’accompagnement de la détenue à un entretien avec l’assistante sociale. La fonction originelle de ce premier stade s’en est donc trouvée infléchie. Il n’a plus maintenant qu’un effet intimidatoire : l’isolement n’est interrompu que par les contacts avec les gardiennes, les repas sont pris dans la cellule, les heures de promenade sont différentes de celles des autres prisonnières. Faisant corps avec d’autres procédures qui ont lieu lors de l’entrée dans l’institution (le dépouillement des articles personnels et des biens de consommation, restitués plus tard ; le remplacement des vêtements civils par l’uniforme), cette période dramatise la coupure entre le milieu carcéral et l’extérieur. Les sentiments d’injustice s’ajoutent donc aux caractéristiques de ce premier stade, le rendant spécialement lourd. Le temps imaginé est alors non seulement vide de sens, il est aussi vidé d’interactions et de stimuli sociaux : il devient statique.
Le « temps morne »
Passé ce stade de dénégation et de régime carcéral très strict, la vie pénitentiaire se « normalise » dans la routine, et les sentiments de révolte s’atténuent. Pour faire face à une situation de réclusion qui paraît s’éterniser, les détenues essaient avec plus ou moins de succès de lui trouver quelque sens. Empruntant des expressions employées par le personnel de la prison, plusieurs prisonnières affirment alors qu’elles reconnaissent « être là pour réparer une erreur », « pour payer une dette à la société ». Elles discernent aussi quelques points positifs dans leur incarcération, même si c’est d’une manière plus rétrospective que prospective : « La prison m’a fait penser à des choses dont je crois que je ne m’étais jamais aperçue, le sens de l’argent et de l’économie, la valeur de la liberté », « J’ai au moins réalisé que c’était important le travail, l’effort, la discipline dans la vie... ». Une telle interprétation de la peine valorise quelques-uns des aspects qui la constituent. Elle n’en annule toutefois pas sa représentation globale comme un « temps perdu », mais elle fait de cette période un « temps morne », voire un « temps mort » relativement plus paisible.
Quand approche la possibilité de la sortie, il arrive même que quelques détenues craignent d’être trop apaisées – « trop endormies » – pour faire face à la vie à l’extérieur, traduisant par d’autres mots la formule bien connue des criminologues : « adaptation à la prison, désadaptation à la société ». Lorsqu’a été enfin purgée la moitié de la peine, il devient possible de demander une mise en liberté conditionnelle. Un nouveau cycle s’ouvre alors pour chaque détenue. L’une d’elles disait, à ce propos, que « y a deux choses où je tombe jamais juste : les numéros du Loto et la date de ma conditionnelle ». Ayant été conçu comme une forme de transition vers la liberté, ce privilège est aussi utilisé par le personnel en guise d’efficace instrument de gestion de la discipline dans l’institution et d’encouragement du « bon comportement » des détenues. Mais il ne suffit pas toujours de présenter un dossier exemplaire pour obtenir la liberté conditionnelle à partir de la moitié de la peine. Cette décision, qui tient compte de l’avis du personnel, est prise par un juge d’exécution des peines. Son verdict dépend de divers critères plus ou moins formels : le taux de succès des libertés conditionnelles accordées par le même juge dans tous les établissements de son ressort ; le type de crime [7] ; le comportement de la détenue pendant l’audience, qui prend souvent l’aspect d’une sorte de répétition du jugement initial.
Le « ralenti »
Ces traits particuliers des processus d’attribution de la liberté conditionnelle se traduisent par une indétermination et une variabilité pas toujours comprises par les détenues, qui qualifient ces décisions d’arbitraires : « [X] est exactement en tout point dans la même situation que moi, c’est aussi un cas de drogue, mais elle l’a eue [la conditionnelle] et pas moi. En plus, il y a des trafiquantes qui s’en vont et leurs clientes qui restent », « Celles qui travaillent bien, qui ne posent pas de problèmes, elles restent, c’est qu’ils ont besoin d’elles ; les casseuses, ils veulent vite s’en débarrasser. Maintenant j’ai abandonné le travail, peut-être que ça marche ». Les prisonnières fondent aussi leur espoir d’obtenir la liberté conditionnelle non seulement sur l’évaluation personnelle de leur parcours carcéral, mais aussi sur leur interprétation des rencontres avec le juge : « On ne comprend pas, il a dit que ça ne poserait pas de problème, que j’allais sortir, et puis il parle avec la directrice et il revient en arrière », « Il promet une chose, il en fait une autre. Quand je suis entrée, il m’a dit que si j’avais un bon comportement, si je travaillais, j’aurais la conditionnelle au milieu de la peine. Ce n’est pas vrai. Les gens ne savent jamais quand ils vont sortir, il n’y a jamais de date prévue ».
A l’impression d’arbitraire se combine donc l’ambiguïté. Il en résulte un état d’anxiété dont se plaignent les prisonnières et qui atteint aussi leurs familles : « Mon mari a besoin de savoir quand est-ce que je sors pour décider s’il accepte ou pas un travail à l’étranger. Il ne me croit pas quand je lui dis que je n’en sais rien, il pense que je lui cache quelque chose », « Mes enfants attendaient, ma sœur avait tout préparé, une maison, un travail, et puis, tout est fini », « Des mois avant de sortir, même quand j’étais pratiquement sûre que j’allais sortir, quand mes enfants téléphonaient pour savoir quand je partais, je répondais que je ne savais pas, pour ne pas les décevoir encore une fois. Et après j’ai fini par ne plus leur téléphoner, de peur qu’ils demandent encore ».
Enfin, les étapes et le terme d’une « évolution intérieure » ressentie par les détenues ne coïncident pas avec sa reconnaissance par l’institution sous la forme d’une attribution de la liberté conditionnelle. Le fait de ne pas sortir quand elles se croyaient prêtes et à la date pour laquelle elles s’étaient préparées mentalement ramène les détenues à l’état de révolte et de dépression qu’elles connurent après leur incarcération. Plusieurs lui associent des allergies, des évanouissements et d’autres troubles physiologiques. Quelques-unes commencent alors à prendre des tranquillisants. « La prison m’aurait fait du bien si j’étais sortie quelques mois plus tôt. Je pensais à ce que ça m’avait apporté, j’étais pleine d’énergie, j’avais des idées et des projets. Maintenant j’ai décroché, je ne fais plus d’efforts et je ne supporte plus le poids de l’ambiance du pavillon. Juste avant la sortie, tout est insupportable. » « Le juge ne comprend pas comment quelques mois de plus ou de moins, avant la sortie, peuvent faire une énorme différence. Il ne comprend pas leur importance, et que c’est les plus durs de tous. »
Bien que cette dernière période soit relativement courte sur le calendrier, les détenues la perçoivent comme la plus longue dans toute la durée pénitentiaire. A propos de mon « temps » de vacances, l’une d’entre elles qui disait vivre « dans l’obsession d’avant la conditionnelle » me demandait, perplexe : « Qu’est-ce qui vous est arrivé ? [...] Quoi, vous n’avez été absente qu’un mois ? Un mois en paraît six. On perd la notion exacte du temps. » Pour celles à qui a été refusé le droit à la liberté conditionnelle, le temps en prison devient doublement punitif. Il ne s’agit plus de « remplir » comme un automate un temps vide, le temps s’impose alors constamment à la conscience.
Si le temps en prison constitue bien sûr un problème, selon différentes modalités et en fonction des étapes de progression dans la peine, ce n’est, évidemment, pas parce qu’il en manque, mais parce qu’il y en a trop. Et c’est aussi parce qu’il apparaît déphasé par rapport au temps du monde extérieur. Pour Gell, « [Il] est également essentiel, à la fois pour la croyance que le monde tourne et tourne en étant toujours le même, et pour la croyance contraire que le monde tourne et tourne en devenant différent, que l’on croie que le monde tourne et tourne » (1992 : 36). Si toutes les sociétés croient en effet que le monde tourne, certaines (qui ont été qualifiées, d’une manière critiquée notamment par Gell, de sociétés « froides » ou au « temps cyclique ») croient qu’il reste le même, d’autres croient qu’il n’arrête pas de changer (les sociétés « chaudes » ou au « temps historique »). Le problème dans le cas des prisonnières est qu’elles vivent en quelque sorte dans ces deux régimes à la fois. Dans la prison, le temps leur paraît figé parce que les processus qui y ont lieu se répètent inlassablement. Mais elles savent que, dans la prison comme au-dehors, le monde tourne et qu’à l’extérieur le monde change au fur et à mesure que le temps s’écoule. Comment va-t-on retrouver la famille, le travail, les amis... ? Outre ce que la séparation elle-même peut induire (un divorce ou un abandon, la perte d’un emploi, par exemple), il n’est pas dénué de conséquences de vivre « statique » à l’écart d’un monde dynamique : « Je ne sais plus parler aux gens, comment avoir un rapport normal avec eux. Les choses me font peur, comme aller au cinéma, je transpire et je n’ai plus tellement le sens de l’humour. Tout le monde me dit que je suis un peu bizarre, et ça m’effraie encore plus. » Ces deux mondes parallèles et dont les rythmes sont différents, bien que se développant dans la même durée, sont liés dans la conscience des prisonnières. Mais le décalage entre eux fait que pour ces femmes, plus encore que pour quiconque, le temps est une menace.
Dans ma nouvelle recherche, je n’ai pu encore qu’entrevoir, au travers des notes des éducatrices dans les fiches des détenues, le drame de plusieurs séropositives dont la principale préoccupation est de « ne pas finir ses jours en prison ». Parce que, pour elles, il risque de ne plus être seulement un intervalle, le temps en prison devient alors doublement menaçant.
On trouvera une étude complémentaire ici.
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