Diaspora, mémoire et musique : sur l’exemple de la musique klezmer

Alexis Nouss
Article publié le 1er octobre 2012
Pour citer cet article : Alexis Nouss , « Diaspora, mémoire et musique : sur l’exemple de la musique klezmer  », Rhuthmos, 1er octobre 2012 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article710

Ce texte a été présenté lors de la table ronde « Mémoires de diasporas, entre effacement et transmission », le 17 septembre 2012, au Grand auditorium du Collège des Bernardins à Paris. Celle-ci était organisée par le programme FSMH « Non-lieux de l’exil » et le Festival d’Ile-de-France. Nous remercions Alexis Nouss de nous avoir autorisé à le reproduire ici.



Qu’est-ce qu’une diaspora ?


On a pu appeler Vilnius la Jérusalem de Lithuanie et Cordoue la Jérusalem du Sud. Aux États-Unis, on trouve Little Havanah (La pequeňa Habana) à Miami ou Little Odessa à New York. On trouve une Little Italy à Manhattan et une autre dans le nord de Montréal. On trouve un peu partout dans le monde des Chinatown. Ici même, à Paris, on en compte deux : une dans le 20e arrondissement, une dans le 13e.


Qu’est-ce que ces désignations nous apprennent ? Que la diaspora défait l’opposition centre et périphérie. Plus précisément, qu’elle juxtapose un centre et la possibilité d’un second centre ou de plusieurs autres qui n’annulent pas la valeur du premier. Non pas un décentrage suivi d’un recentrage mais une multicentralité. Cela distingue la diaspora d’autres expériences exiliques qui se définissent par l’abandon d’un centre unique, détenteur de l’autorité.


L’exil n’est pas simple. Il y a par exemple lieu de distinguer entre exil et post-exil, le premier frappant la première génération migrante, le second la seconde et les suivantes. Lorsque l’étrangeté de l’exil devient ontologique, lorsqu’elle se détache des conditions empiriques, avec intégration puis implantation sur une ou plusieurs générations, on parlera de post-exil. L’exilé a quitté un pays. Le post-exilé est celui qui est davantage hors d’une identité que d’un territoire. L’exil se nourrit de l’effectivité d’un territoire quitté, volontairement ou non, alors que le post-exil nourrit le fantasme d’un territoire perdu. Le chant africain des esclaves en exil devient blues puis jazz, porteurs, eux, de la complainte post-exilique qui transforme la douleur du déracinement en souffrance ontologique. Post-exiliques sont fado et flamenco car s’ils pleurent un pays absent, ils n’en représentent pas les paysages. Cependant, exil et post-exil sont encore des notions qui nécessitent une référentialité exospatiale, réelle ou fantasmée. Peut-on s’en passer ? Il faut une troisième notion pour penser une expérience exilique libérée d’une telle attache, pour penser un exil sans centralité ou plutôt multipolarisé : la diaspora dont la dynamique se profilait déjà dans la situation post-exilique.


Dès le départ terminologique, la notion de diaspora échappe à toute fixation territoriale, ici linguistique, puisque le mot apparaît dans la traduction en grec du texte hébreu et araméen de l’Ancien Testament, traduction dite des Septante, à l’usage des communautés hellénistiques du IIIe siècle avant l’ère chrétienne. Une traduction est elle aussi un parcours, celui dans lequel un texte connaît une patrie quittée et une patrie trouvée. Diaspora : un terme en exil de l’hébreu pour dire la condition des Juifs exilés. Un terme grec positivé – spora signifie « semence » – pour dire une expérience juive en apparence négative, l’exil du peuple juif.


L’expérience diasporique juive n’a fait que perpétuer ce décentrement fécond et, à ce titre, la notion peut s’utiliser comme catégorie pour décrire d’autres histoires et traditions d’exil. L’histoire diasporique enrichit l’imaginaire initial d’une large gamme d’imaginaires formés par la rencontre entre la communauté migrante et la culture du pays d’accueil, devenant aussi fertiles que les représentations matricielles. De Franz Fanon à Salman Rushdie et à Edward Said, l’accord se fait sur la créativité diasporique, due au fait que toute migration entraîne de fait une transformation. En ce sens, la position diasporique s’offre comme exemple d’une identité libre et riche de se réinventer selon les parcours migratoires. La diaspora comble deux exigences : je suis de quelque part mais ce quelque part, je peux le retrouver ailleurs, voire partout. De sorte que l’expérience diasporique, détachée de sa référentialité matricielle, peut se redialectiser avec les cultures d’accueil en une fécondité mutuelle.


Dans la condition diasporique, la fonction de la mémoire ne vise ni l’effacement, ni la transmission d’un matériau premier ou initial ou antérieur car une telle dynamique, qu’elle soit négative (effacement) ou positive (transmission) suppose une linéarité, entre un centre et une périphérie, alors que la diaspora implique une superposition de territoires qui invite la mémoire à ne pas être simple support mémoriel : elle devient mémoire active, mémoire au présent, mémoration, un passé au présent, selon une dynamique de transfert ou de traduction.


De tels aspects, la musique qui nous réunit dans ce festival peut, plus que tout autre medium expressif, les illustrer. Ce qui dans la musique permet cette expressivité spécifique est le rythme qui la constitue et qu’elle véhicule. Le rythme n’est pas seulement la mesure ou la cadence mais ce qui organise un espace autour du vivant pour que celui-ci puisse être quelque part. Il y a du rythme dans l’architecture, dans la cuisine, dans le langage mais dans la musique, cette dimension est primordiale, intrinsèque et manifeste. Or, comme dirait Deleuze [1], ce n’est pas le territoire qui crée un rythme mais le rythme qui crée un territoire et qui, dès lors, peut le déplacer et lui faire rencontrer d’autres territoires. Les diasporas se constituent précisément par le réaménagement de structures culturelles d’origine dans l’interaction avec les structures d’accueil ou d’autres structures co-existantes. La musique est propice à de tels métissages et, en condition diasporique, elle exercera cette fonction mémorielle qui n’est ni d’effacement, ni de transmission mais de réactivation.


Je prendrai ainsi l’exemple de la musique dite klezmer. Celle-ci est typiquement une musique de diaspora puisqu’elle accompagne les déplacements d’un peuple hors de son territoire d’origine et les rencontres inévitables avec d’autres configurations culturelles. La musique klezmer – d’un mot yiddish venant d’un syntagme en hébreu (kli zemer) signifiant les contenants ou les récipients du chant – renvoie à la tradition musicale et culturelle propre aux communautés juives d’Europe de l’Est au XIXe siècle et au début du XXe siècle, ayant donc déjà quitté un supposé lieu originel, l’Israël biblique. Le klezmer naît de la rencontre entre la musique religieuse (mélodies de la liturgie, mode de cantilation du texte sacré, chants hassidiques), la musique populaire juive et les traditions folkloriques locales dont la musique tsigane, elle aussi musique diasporique, ou les styles de musique de danse tels que la mazurka ou la valse.


Avec les émigrations juives aux États-Unis du début du XXe siècle, le klezmer connaît une deuxième phase en rencontrant le jazz. La troisième et dernière phase s’appuie sur un mouvement de revival dans les 20 dernières années qui voit dans l’ensemble des territoires diasporiques (Amérique du Nord, Amérique du Sud, Europe occidentale, Europe de l’Est) aussi bien une reprise de la tradition « pure » que les expérimentations les plus diverses.


En voici deux exemples. Le premier est un extrait du CD Speak with Ghosts du groupe toulousain Anakronic qui fait se rencontrer l’électro et le klezmer. Le morceau s’intitule Terk in America [2]. Enregistré à l’origine par le maître de la clarinette klezmer Naftule Brandwein en 1924, il reprend, en un classique effet diasporique, une mélodie populaire turque intitulée Uskudar.


Le second exemple vient d’Israël où le klezmer connaît un extrême popularité, ce qui montre la multicentralité propore à la disapora puisque le lieu supposé matriciel admet la légitimité d’autres centres. Dans cet exemple, le klezmer, musique de diaspora, en rencontre une autre, celle de la culture palestinienne. Le morceau s’intitule Abu’s Hatzer [3] et figure dans un CD du groupe israélien Andra La Moussia qui dit composer sa musique à partir de tout ce qui s’entend dans les rues de Jérusalem. Le morceau fait se marier une mélodie palestinienne, jouée au oud et une mélodie klezmer, jouée par les vents.


Ce dernier exemple choisi au regard de l’actualité pour souligner que la diaspora, comme tout phénomène géo-sociologique, est aussi une réalité politique. La mémoire de diaspora, pour être fidèle à sa fonction, porte aussi un message éthique affirmant la possibilité et les bienfaits de la co-existence pacifique des peuples.

Notes

[1Voir notamment G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, « De la ritournelle », p. 381-433.

[2Anakronic Electro Orchestra, CD Speak with Ghosts, Labels : Balagan Box/Jumu, 2010.

[3“Abu’s Hatzer”, AndraLaMoussia, CD ב [Beth], Label : Hatav Hashmini, 2010.

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