Il y a dans le monde proliférant de l’art contemporain beaucoup d’artistes plus ou moins ceci ou cela, plus ou moins maniéristes, précieux, complaisants, faiblards, « déjà vus » ou tout cela à la fois. Et puis il y a une poignée d’artistes qui s’imposent d’emblée par la force, la qualité, l’évidence de leur travail. Des artistes auxquels il n’y a absolument rien à reprocher, et qui vous donnent au contraire envie d’applaudir intérieurement. Exposée à la Galerie Karsten Greve en octobre 2012, la jeune britannique Claire Morgan est de cette trempe-là.
Des insectes au bout du fil – Ses œuvres oniriques, qui mettent en scène des myriades d’insectes funambules accrochés sur des fils, et quelques oiseaux comme piégés par ces nuées immobiles, sont d’une beauté saisissante. Ses œuvres sont composées à l’aide de dizaines de fils translucides qui tombent du plafond comme autant de fils d’Ariane, sur lesquels l’artiste vient enfiler des éléments comme des perles sur un collier, le plus souvent des insectes volants taxydermisés, qui renforcent encore le côté aérien de ses installations. Visuellement, la présence de ces insectes, que l’on peut associer à des points dans l’espace, crée la sensation d’un volume tri-dimensionnel, cube ou sphère. Quant aux petits morceaux de plomb qui servent à maintenir ces fils bien raides, ils composent au pied de chaque installation une sorte d’ombre portée supplémentaire qui vient encore enrichir la magie de la construction.
De l’op art d’aujourd’hui – Ce vocabulaire plastique n’est pas nouveau. Il puise ses racines lointaines dans l’op art des années 1950/1960, et a été progressivement repris et développé dans les années 1990/2000. Le constructeur automobile BMW a même fait réaliser une « sculpture cinétique » de l’un de ses modèles sur ce principe. L’un des intérêts de ce dispositif (les fils tendus) tient à son caractère anti-gravitationnel. Il permet de reconstituer dans l’espace des volumes ou des objets qui semblent ne rien peser. S’y ajoute la sensation de faire face à des objets en 3D matérialisés par des points, un langage familier à l’ère de l’informatique généralisée.
Un feu d’artifice thématique – Mais si Claire Morgan exploite un procédé que d’autres ont déjà expérimenté et développé avant elle, elle le porte à incandescence, en faisant se croiser et s’entrecroiser d’innombrables thématiques avec une grande virtuosité : le mobile et l’immobile, le vertical et l’horizontal, la géométrie et la biologie, le vivant et le mort, la modernité de son langage et l’animalité la plus primitive (les insectes), l’abstraction géométrique des volumes et le pur concret (celui des animaux taxidermisés), l’onirisme et l’exactitude métrique, la pureté des formes et l’impureté des corps, la science (l’entomologie) et l’art, l’envol et la chute, Gulliver et Lilliput, l’émerveillement et l’effroi, l’illusion d’optique et le réel, … on pourrait sans doute continuer comme ça des pages et des pages sans épuiser tous les ressorts de ce travail magistral. Ce maillage thématique est d’autant plus savoureux que les fils de Claire, eux, ne se croisent pas.
Quand on pense que cette digne héritière de Lewis Carroll et Richard Long n’a que 28 ans, on ne peut qu’en rester admiratif … Donc, si vous avez raté l’expo, ne loupez pas la prochaine…