Le Père l’Heure

Odilon Cabat
Article publié le 26 mai 2014
Pour citer cet article : Odilon Cabat , « Le Père l’Heure  », Rhuthmos, 26 mai 2014 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article1205

Autrefois on avait l’heure locale, qui était l’heure solaire. L’instrument en était essentiellement la lunette méridienne.


Il était midi lorsque le soleil passait au méridien du lieu. Il arrivait que cette lunette fût montée sur un canon. À travers une loupe, le soleil enflammait l’étoupe et le canon tirait un coup, qui avertissait ainsi le voisinage. Comme on divisait le temps entre le lever du soleil et celui du coucher par douze et qu’on faisait de même pour la nuit, il fallait, suivant les saisons, allonger ou raccourcir les pendules dans les églises. Personne n’avait donc la même heure, à moins d’être sur le même méridien, et les heures elles mêmes voyaient leur durée varier.


C’est la navigation au long cours qui obligé à plus de rigueur. En effet la longitude d’un lieu mesure l’écart entre l’heure du méridien d’origine et l’heure locale. Il a donc fallu attendre que les horloges deviennent précises et fiables ; ce qui est arrivé du temps de Huygens.


Il suffisait d’emporter l’heure du lieu de départ, et de calculer l’heure locale pour connaître la longitude. Transporter le temps a donc été une chose importante et pour le transporter il fallait le « garder » d’où les précautions et le luxe de soins dont on entourait les horloges de bord et les chronomètres de marine. On a d’abord utilisé le temps du méridien Paris, puis celui de Greenwich, et on se rappellera, à cet égard, la confusion qui a fait perdre tant de temps à Tintin dans Le Secret de la Licorne, où le capitaine Haddock avait d’abord fait ses calculs selon l’habitude moderne, à partir de Greenwich, avant de se rappeler que son ancêtre « transportait » l’heure de Paris.



C’est le chemin de fer qui a causé la disparition de l’heure locale. Il est évident qu’on ne pouvait pas faire respecter aux trains, où une minute est, on le sait bien souvent fatale, des horaires en heures locales. Et le rail s’est fait le vecteur de la religion de l’heure. Voilà comment les choses se passaient, selon Henri Vincenot. Dans toutes les compagnies de chemin de fer, alors dirigées par des polytechniciens saint-simoniens, qui croyaient que le train allait donner au monde une paix universelle en unifiant le temps et l’espace (alors qu’il a fourni la logistique de la première grande guerre moderne : la guerre de Sécession), il y avait un employé préposé à l’heure. On l’appelait le « Père l’Heure » et même le « Perleur ». Ce personnage, d’une extrême importance, allait tous les matins, muni de son « régulateur », « prendre l’heure » à l’horloge de l’Observatoire de Paris. L’Observatoire, qui héberge maintenant le Bureau des Longitudes et le Bureau International de l’Heure, déterminait jadis le temps universel et le temps civil par des méthodes d’observation astronomique. Cette horloge est toujours accessible et on peut toujours y régler sa montre de visu sur le rythme même du système solaire.


Le « Père l’Heure » allait ensuite distribuer le temps astronomique à toutes les horloges de la Compagnie et toutes les pendules de la Gare. Nul ne pouvait s’interposer sur son passage. Notamment on dit que le « Perleur » avait le droit d’entrer sans frapper, et d’autorité, dans les bureaux directoriaux pour y remettre à l’heure les pendules patronales. Tant y était vénérée l’heure par les saint-simoniens, qu’il y pénétrait comme un messager des dieux.


Puis cette même heure était ensuite transmise aux « régulateurs » (c’était le nom de leur chronomètres qui valait plus d’un mois de salaire) des « Seigneurs », les mécaniciens des locomotives, l’aristocratie du rail qu’on voyait arborer le chapeau haut-de-forme. Ceux-là, qui emportaient l’heure de l’Observatoire de Paris avec eux, allaient la répandre dans les campagnes les plus lointaines, et, avec elle, le modèle de précision et de régularité ferroviaire qui faisaient leur fierté. Ainsi, dans toutes les villes de France, dans toutes les usines, tous les bureaux de la Province, les populations se mettaient à vivre selon le même horaire, celui du temps civil conventionnel, en prenant conscience de l’importance de la précision et des vertus (républicaines, patriotiques et familiales) des coordonnées spatio-temporelles.


Et c’est ainsi que le train a fait descendre l’heure des étoiles dans les campagnes, y opérant un véritable dressage des populations en matière de précision horaire. Non sans souffrance. Car le fait de rater son train, ressenti alors comme une insupportable punition et gronderie de la part d’une machine monstrueuse et inhumaine, a pu être, paraît-il, vécu comme un véritable traumatisme, traumatisme impensable du temps des diligences, ainsi qu’en témoignent les caricatures de l’époque.

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