Nous continuons la republication des beaux textes de J.-C. Schmitt disponibles en ligne. Cet article a déjà paru dans Annales HSS, juillet-août 2007, n°4, p. 793-835.
Le rythme de la vie collective domine et embrasse les rythmes variés de toutes les vies élémentaires dont il résulte ; par suite, le temps qui l’exprime domine et embrasse toutes les durées particulières, écrivait Émile Durkheim en conclusion aux Formes élémentaires de la vie religieuse (1912) ; et il précisait : « c’est le rythme de la vie sociale qui est à la base de la catégorie de temps » 1. Il faisait écho à Marcel Mauss qui, dans son Étude sommaire de la catégorie du temps dans la religion et la magie, observait que « le calendrier n’a pas pour objet de mesurer, mais de rythmer le temps 2 ». « Rythmer le temps » : l’Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos avait montré en effet, dès 1904-1905, que l’alternance de l’hiver et de l’été déterminait pour les populations du Grand Nord l’alternance de deux formes différentes de la vie sociale, dense, collective et festive dans le repli hivernal de l’igloo, dispersée et plus individuelle à la saison estivale, consacrée à la chasse plus lointaine 3. La postérité des intuitions des fondateurs de la sociologie et de l’anthropologie a été étudiée récemment par plusieurs auteurs, alors même que la notion de rythme, dans ses acceptions diverses et à propos de notre propre société s’impose sur le devant de la scène : que l’on pense aux rythmes du travail, aux rythmes scolaires, aux effets dissolvants, pour le tissu social comme pour la personnalité de l’individu, de l’« arythmie » sociale, dans le cas du chômage par exemple 4. En effet, la société occidentale, passée ou moderne, ne saurait échapper au souci anthropologique d’analyser dans la synchronie ses rythmes fondamentaux, comme les catégories, les usages pratiques et les techniques du temps que ces rythmes soutiennent : du temps biologique (sommeil et veille, respiration, menstruation) à la mesure horlogère du temps diurne, des rythmes du corps à ceux de la danse et de la musique, du calendrier annuel à la périodisation de l’histoire collective, du temps du travail et des loisirs au temps de la vie, etc., en insistant sur le rôle de la combinaison de tous ces rythmes dans le procès d’individuation collectif et personnel 5. Mais le regard historien peut et doit ajouter autre chose encore : une observation de ces rythmes et de ces « catégories du temps » dans la diachronie de l’histoire, les changements de rythmes dans le temps, les conflits entre rythmes rivaux en tant que facteurs du procès historique, l’apparition ou la disparition de rythmes nouveaux et ce qu’elles signifient. [...]