J. Landau, De rythme & de raison. Lecture croisée de deux traités persans du XIIIe siècle, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2014, 586 p.
– À la question : « Qu’est-ce que la poésie ? », le célèbre poète, polygraphe et mystique de l’époque timouride ’Abd al-Rahmân Jâml (1414-1492) répondait par cette exclamation : « Si seulement j’étais poète ! ».
L’argument était, certes, un peu plus développé, comme on peut le voir dans la traduction d’Henri Massé :
La poésie, de l’aveu des anciens sages, est un discours composé d’éléments imaginés ; autrement dit, elle a pour but de jeter dans l’imagination de l’auditeur les idées qui causent prédilection pour une chose ou aversion pour une autre, qu’elle soit véridique par elle-même ou non, et que l’auditeur la tienne pour sincère ou non. Ainsi les poètes disent que le vin est du grenat fondu ou du rubis liquide ; ou bien ils disent que le miel est quelque chose d’amer ou de trouble que rejette l’abeille. Les savants modernes ont, en poésie, tenu compte du nombre et de la rime ; mais, de l’aveu de tout le monde, on n’y voit plus que ce nombre et cette rime ; il s’ensuit que la poésie est devenue un discours mesuré et rimé dans lequel on ne considère ni imagination et manque d’imagination, ni sincérité et insincérité. Or, par Dieu ! la nature de la poésie, que sa dignité est éminente ! que sa place est sublime ! Si seulement j’étais poète ! Quelle supériorité l’emporte sur la poésie ? Quel enchantement est plus puissant que cet enchantement ?
Cette réponse est fameuse. Elle se rencontre à l’ouverture du septième « jardin » du Bahârestân. L’ouvrage, tout à la fois littérature et condensé de savoirs, fervent hommage au Golestân de Sa’dï (1258), mêlé de prose et de poésie et composé par l’auteur en 1487 pour l’instruction de son fils, est surtout considéré comme son oeuvre par excellence. La septième section, consacrée aux vies de poètes, s’ouvre sur cette réflexion sur la nature de la poésie. À première lecture, on est d’abord surpris, et peut-être charmé par la liberté d’allure. On est assez séduit par les interjections. A y regarder de plus près, cependant, l’argument développé dans ces lignes ne se laisse pas aisément saisir. Force est d’admettre que le texte résiste. Henri Massé n’est pas en cause : le traducteur a bien rendu le propos de Jâmï. Le fait est que le texte livre ici un condensé d’informations qui ne se déchiffre pas sans peine. En effet, que le vin des poètes puisse être « grenat fondu » ou bien « rubis liquide », on en convient sans peine ; l’imagerie est connue. Mais que penser du miel donné pour une substance « [amère ou] trouble et que rejette l’abeille » ? Surtout, qu’est-ce qui se joue dans cette discordance de voix que souligne l’auteur, entre les « anciens sages » (qodamâ va hokama) et les « savants modernes » (mota’axxerîn-e hokama), partisans de « l’imagination » (xiyâl) et tenants du « nombre et de la rime » (vazn va qâfiye) ? A quel débat, alors, est-il fait allusion ?
– Justine Landau est chercheur à l’Institut d’Études Iraniennes de l’Académie des Sciences d’Autriche.